Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« 1984 » de George Orwell : une puissance dystopique élevée au carré !
Publié en 1949, le « 1984 » de George Orwell n’a jamais rien perdu de son actualité, en devenant l’incontournable référence en matière de récit d’anticipation dystopique. Dans une Angleterre uchronique doublement issue de la Guerre froide et d’une Troisième Guerre mondiale, Winston Smith est un employé londonien du Ministère de la Vérité, quotidiennement occupé à falsifier les archives historiques. Constamment surveillé, il tombe néanmoins amoureux de Julia et bascule dans la clandestinité face au régime tyrannique de Big Brother. Passé dans le domaine public en ce début 2021, « 1984 » marque notablement l’actualité avec pas moins de… quatre adaptations BD différentes ! Allumez votre télécran, il n’y aura pas d’échappatoire : « Big Brother is reading you »…
Né en Inde en 1903, George Orwell devient en 1922 sergent dans la police impériale birmane. Très vite, le jeune homme se détourne de ses fonctions, convaincu en son for intérieur des réalités oppressives de l’impérialisme britannique. Dès 1927, il est de retour en Angleterre (son lieu d’études entre 1904 et 1921) pour y débuter assez difficilement une carrière d’écrivain. Ardent défenseur des classes populaires, pacifiste convaincu, Orwell sera durablement fasciné par l’atmosphère politique liée à sa participation à la guerre d’Espagne. Il en tirera la certitude absolue du bon droit de ses luttes contre des poisons nommés fascisme, nazisme et communisme. « La Ferme des animaux » (1944) et « 1984 » (1949) assureront sa renommée et feront durablement reconnaître les engagements libertaires et révolutionnaires de l’auteur qui, gravement malade de la tuberculose, s’éteint en janvier 1950. À l’instar de son ami Aldous Huxley pour « Le Meilleur des mondes » (1932), Orwell s’inspire pour son propre roman d’un ouvrage précédent : « Nous autres », de l’écrivain russe Ievgueni Zamiatine, racontait en effet déjà en 1920 la lutte d’un homme du futur (répondant au seul code D-503) contre un état totalitaire prétendant régir le bonheur individuel au détriment des libertés fondamentales. « Nous autres » inspirera à Fabrice Colin, Serge Lehman et Gess la série de bande dessinée « La Brigade chimérique » (L’Atalante, 2009-2010), où l’URSS est dominée par un régime d’hommes et de femmes anonymes. De son côté, la vie d’Orwell aura également donné lieu au très bel album biopic réalisé chez Dargaud en juin 2019 par Pierre Christin et Sébastien Verdier.
Si « 1984 » n’a rien perdu de sa force en 2020, c’est naturellement parce que la plupart des principaux concepts décrits par Orwell aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale sont devenus des archétypes intégrés au jargon des sciences politiques contemporaines : à commencer par le tristement fameux « Big Brother », monumental chef du Parti unique d’Océania (un régime fictif englobant les Amériques, les îles Britanniques, l’Afrique australe et l’Océanie) devant physiquement tout aux affiches de propagande érigeant Hitler ou Staline en dieux vivants. N’apparaissant jamais en personne, cet inquiétant « Grand Frère » est en conséquence représenté partout comme un homme d’environ 45 ans, moustachu, fixant frontalement les gens avec une expression à la fois sévère et rassurante. À l’heure des drones militaires, des applications de traçage, du fichage des citoyens, des lois liberticides, des GAFAS et des fake news, selon des stratégies et des échelles plus ou moins insidieuses et élevées selon les pays, voyons qu’Orwell reste pertinent : du ministère de la Vérité (comprendre : propagande et transformation de l’Histoire) au ministère de la Paix (la guerre), du ministère de l’Amour (respect des lois et de l’ordre) aux Deux Minutes de la Haine, du novlangue (un langage très réduit empêchant la pensée développée) à la Police de la Pensée, l’œuvre illustre durablement les cruelles réalités de son époque comme de la nôtre, entre dénonciations des régimes staliniens et de tous les modèles de gouvernance liberticide. Entretemps, la contre-utopie sera revenue à la mode dans le champ de la fiction romanesque, cinématographique et vidéo-ludique : songeons plus particulièrement à « V pour Vendetta » (Alan Moore et David Lloyd, 1982), « S.O.S. Bonheur » (Griffo et Van Hamme, 1984), « La Servante écarlate » (roman de Margaret Atwood, 1985), « Half-Life » (jeu vidéo par Valve Corporation, 1998), « Minority Report » (film de Steven Spielberg en 2002 d’après le roman de Philip K. Dick), « The Hunger Games » (roman de Suzanne Collins, 2008) ou encore aux séries TV à succès « Black Mirror » (Charlie Brooker, 2011) et « Westworld » (Jonathan Nolan et Lisa Joy, 2016).
Parue depuis novembre 2020 chez Grasset, la première version disponible de « 1984 » est dessinée par le Brésilien Fido Nesti d’après une traduction modernisée d’Orwell effectuée par Josée Kamoun. Notons que si l’Å“uvre est bien passée dans le domaine public entre 2020 (pour les rares pays prenant en compte la date de publication initiale et 2021 (pour les pays prenant en compte la date de décès de l’auteur ; cf. explications), la traduction effectuée par Josée Kamoun en 2018 (pour le compte de Gallimard) n’est quant à elle pas libre de droits ! Gallimard n’ayant négocié seulement au préalable qu’avec Grasset, tous les autres éditeurs furent mis dans l’obligation se rabattre sur le texte anglais originel ou d’effectuer leur propres traductions. Sous un visuel inspiré par les affiches du mouvement futuriste (courant artistique se réclamant tant du socialisme que du marxisme ou du fascisme dans les années 1920), le roman graphique de 224 pages de Nesti réussit le pari d’être complet sans sombrer dans le piège de l’exhaustivité désuète. Avec son trait sombre et torturé volontiers caricatural, le dessinateur n’a aucune peine à nous immerger corps et âmes dans cette Londres lointaine et ruinée, devenue la proie des bombardements, de la poussière et des envahissants messages propagandistes.
Deuxième variante : le « 1984 » proposé aux éditions du Rocher par Amazing Améziane et Sybille Titeux de la Croix, duo déjà connu pour ses efficaces biographies de « Muhammad Ali » (Le Lombard, 2015) et « Miss Davis » (éd. du Rocher, 2020). Après avoir évoqué l’oppression communiste dans « Tienanmen 1989. Nos espoirs brisés » (Delcourt, 2019), le dessinateur nous immerge sur 222 pages dans une gamme chromatique froide et métallique, où l’humain est écrasé sous le poids de la surveillance policière omniprésente de Big Brother. Bâtiments, affiches, décors, ambiance sont d’inspiration soviétique ; textes et slogans restent en anglais pour mieux coller au texte original. Le style réaliste d’Amazing Améziane rendent d’autant plus glaçantes les sinistres perspectives laissées au destin de Winston Smith, dont le patronyme anonyme prédéfinit l’existence : « L’ignorance est la force ». Seuls espaces de libération : les grandes cases et doubles-pages offertes à Winston et Julia sur de trop courts instants de libertés (Winston écrit en secret un journal) et de bonheur retrouvé… Un acte de désobéissance toujours extrême puisque, en Océania, les relations hors mariage sont proscrites : les amitiés doivent rester superficielles et il est interdit de se mélanger aux prolétaires. La Police de la Pensée veille même sur la sexualité…
Troisième version disponible : « 1984 » selon Xavier Coste, tiré à 10 000 exemplaires par les éditions Sarbacane. L’auteur de « L’Enfant et la Rivière » (Sarbacane, 2018) et « A comme Eiffel » (scénario de Martin Trystram ; Casterman, 2019) propose à son tour sur 224 pages une adaptation très forte de l’intemporelle dystopie orwellienne, résultat de trois années de travail. Cette version se distingue par son format carré (25 x 25 cm), son graphisme esquissé (corps, couloirs, camaïeux de gris-blancs et de rouges, parti pris de la couleur unique pour les séquences les plus importantes) et son surprenant pop-up final. Pour la conception de la couverture, marquée par la mise en abyme de sa construction pyramidale, l’auteur explique : « Dès le départ il était clair que je voulais avoir une dynamique avec un escalator dans mon image de couverture. La composition de ce visuel est venue assez naturellement et j’ai eu la sensation de trouver l’image que je cherchais, ce qui arrive rarement ! C’est surtout au niveau du choix des couleurs que ça a été compliqué. Je voulais que le rouge ressorte énormément mais j’avais envie d’associer d’autres couleurs, pour qu’il n’y ait pas que du noir et blanc autour, d’où ce jaune et ce bleu que l’on retrouve sur la version finalisée. »
Enfin, le « 1984 » proposé chez Soleil par Rémi Torregrossa (« Triskell » de 2010 à 2013) et Jean-Christophe Derrien (« Résistances » au Lombard de 2010 à 2014 ; « Frigiel et Fluffy » depuis 2017). En 120 pages traitées en noir, gris et blanc, cette version réadapte Orwell en s’éloignant volontairement de la trop grande fidélité liée à une transposition texte/image page à page, mais en conserve toute la veine scénaristique glaçante. Le trait classique et réaliste de Torregrossa donne par ailleurs une tonalité cinématographique – à grands moyens ! – à cet album. En couverture, Smith avance courbé dans une rue jonchée de débris, de rats et d’immondices, sous l’œil inquisiteur et rougeoyant de Big Brother. Voici quelques variantes de ce visuel, commentées par l’auteur : « La première variante (A) s’illustre sous un angle plus oppressant. Elle est sans doute plus complexe et moins directe que la couverture actuelle. Elle joue sur la démesure de l’écran par rapport au personnage. Celui-ci, petit dans l’image, est perdu dans son environnement. »
« La variante B souligne la piste de l’affiche de propagande, qui m’est souvent revenue. Si l’inclusion du titre en tant qu’élément imagé est intéressante, elle est néanmoins peu lisible. J’aimais bien cette interaction entre les personnages principaux laissant imaginer leur relation… »
« Variante C : le personnage est présenté ici comme assassiné ou endormi. J’aimais cette ambiguïté. La signature de Big Brother au-dessus de sa tête, et son visage comme élément dominant, menaçant, comme fantomatique, laissait entrevoir qu’il était le coupable. En D : sur celle-ci, les personnages sont perdus dans la masse de la foule, seul un jeu de valeurs de gris et leur attitude permet de les démarquer comme personnages principaux. Ils sont séparés d’un côté à l’autre de la couverture par le visage superposé de Big Brother. Ce dernier est central : on ne peut lui échapper, il regarde le lecteur dans les yeux. »
« Variante E : Winston ne semble pas avoir remarqué la présence de Big Brother, il tient son journal en main. Le jeu de lumière rappelle la forme pyramidale du ministère de la Vérité où il travaille. Son ombre est présentée comme son double marqué par les phrases de propagande du parti. Enfin, la variante F : la couverture se présente comme une affiche. Le peuple sous le contrôle de Big Brother est pris dans son visage. Je me suis servi du texte, du « o » de « You » comme d’un Å“il de caméra, leur couple est observé. Ce sont des individus démarqués par rapport à la masse de personnes présentées plus haut dans le visage de Big Brother. Encore une fois, le regard de Big Brother soutient celui du lecteur. »
Fait probablement unique dans l’histoire de la bande dessinée, le lecteur a donc le choix en ce début 2021 entre quatre adaptations différentes d’une même Å“uvre, toutes aussi passionnantes et réussies les unes que les autres, chacune conservant son propre style et ses propres spécificités. À l’heure de Trump, des fake news, du complotisme sur les réseaux sociaux, de la répression policière et des confinements, nous nous garderons bien de vous prescrire de toutes les lire, mais gare : « BDZoom is watching you »…
Philippe TOMBLAINE
« 1984 » par Fido Nesti et Josée Kamoun
Éditions Grasset (22,00 €) – EAN : 978-2246825760
« 1984 » par Amazing Améziane et Sybille Titeux de la Croix
Éditions du Rocher (19,90 €) – EAN : 978-2268104690
« 1984 » par Xavier Coste
Éditions Sarbacane (35,00 €) – EAN : 978-2377315116
« 1984 » par Rémi Torregrossa et Jean-Christophe Derrien
Éditions Soleil (17,95 €) – EAN : 978-2302080355
_ Bonjour …
Quelle version d’éditeurs choisir ? …. difficile , mais lá au moins il y a graphiquement le choix pour chacun(e) , c’est assez rare ( perso je trouve la couverture de chez Grasset sublime ! )
Fantastique ouvrage prémonitoire! D’une puissance prophétique inégalée! Et des petits « big brother », il y en a vraiment partout!