Dix ans après la parution de « Résurrection », la première partie d’un diptyque accouché dans la douleur, voici enfin « Révélations » : conclusion du dernier récit du regretté Philippe Tome, décédé alors qu’il travaillait sur les dernières pages de son scénario. Les éditions Dupuis proposent, enfin, l’intégralité de cette aventure magistralement dessinée par Dan Verlinden, digne successeur de ses deux prédécesseurs : Luc Warnant et Bruno Gazzotti.
Lire la suite...Blake et Mortimer, tout feu tout flamme face au « Cri du Moloch » !
Un nouveau « Blake et Mortimer » est toujours un événement littéraire monstre, et ce n’est pas ce 27e opus, titré d’un fantastique et rugissant « Le Cri du Moloch », qui nous fera penser autrement ! Pour cette suite directe de « L’Onde Septimus » (T22, paru en 2013), album qui prolongeait lui-même la mythique « Marque jaune » (T5, 1956), le scénariste Jean Dufaux renoue avec les tensions psychologiques et universelles. Alors que, contre toute attente, Olrik s’était sacrifié une première fois pour déjouer une menace extraterrestre, au risque d’y laisser sa santé mentale, voici que Londres est de nouveau inquiétée. Le sombre pilote alien d’un vaisseau Orpheus, baptisé du surnom biblique de Moloch par les scientifiques qui l’ont recueilli, inquiète en effet Blake et Mortimer au plus haut point… À moins qu’Olrik ne prenne une nouvelle fois de vitesse nos deux héros ? Dessinée par Christian Cailleaux et Étienne Schréder, l’aventure s’inscrit dans la veine des récits les plus science-fictionnels d’E.P. Jacobs, tout en s’interrogeant sur le rôle traditionnellement attribué à chacun de ses principaux protagonistes…
Dominé une année sur deux (depuis 2013) par les impressionnants tirages d’« Astérix », le classement annuel des plus gros tirages d’albums laisse la place, en cette fin 2020, aux quelques 450 000 exemplaires de ce 27e « Blake et Mortimer », devant les 400 000 des « Nouvelles aventures de Lucky Luke : Un cow-boy dans le coton » et les 320 000 de « L’Arabe du futur » T5 ! Devant cette machinerie éditoriale puissante, autant dire que même les vils freins nommés Covid-19 et fermeture des commerces non-essentiels auront heureusement été dépassés, les libraires pouvant a minima espérer, grâce à la renommée de tels titres (et de bien d’autres…), un regain des commandes à distance en click & collect.
Comme les habitués le savent déjà, un nouveau tome de « Blake et Mortimer » s’accompagne toujours d’un cortège d’éditions parallèles et de produits dérivés. Outre la version classique de 56 pages, il faut donc compter depuis le 20 novembre avec une version bibliophile (couverture alternative, 64 pages) et une version limitée Cultura (couverture alternative, cahier graphique de huit pages). D’autres, comme la librairie belge Brüsel, propose un ex-libris complémentaire. La collection dBDs’enrichit quant à elle d’une nouvelle édition (complétée et cartonnée) de son 21e hors-série proposé en mars dernier (« Blake et Mortimer : Jacobs décrypté ») et d’un 22e hors-série braqué sur les coulisses du nouvel opus. Géopublie pour sa part « Blake et Mortimer : deux aventuriers dans l’Histoire » en livre comme en coffret, une réédition d’un hors-série cartonné précédemment paru fin 2019 sous le titre « Blake et Mortimer : deux aventuriers au cœur du XXe siècle ». Les Cahiers de la BDoptent pour leur part pour un 6e hors-série se focalisant sur les origines et les secrets de « La Marque jaune », avec les contributions de François Rivière, Nicolas Tellop et Christophe Blain. Plus inhabituelles sont ses plaques de marbre de collection, proposées par la maison d’art parisienne Akimoff : des marbres italiens vieillis, en série limitée (39 exemplaires) et qui vous permettront de décorer vos intérieurs aux couleurs des héros de Jacobs et de ces repreneurs ! Autre exemple de produits dérivés : les digigraphies (impressions numériques en grand format), telles ces trois visuels proposés en éditions limitées (30 exemplaires, format 50 x 70 cm, numérotés et signés par Christian Cailleaux) uniquement sur le site des Courts Tirages. Enfin, en décembre, Dargaud réédite également « L’Aventure immobile » de Convard et Juillard (1998) et adjoint aux hors-séries cartonnés un titre totalement inédit (« La Fiancée du Dr Septimus », scénario de François Rivière, dessins par Jean Harambat) qui met en scène Mortimer, le jeune Richard (neveu de Blake) et le réalisateur James Whale (« Frankenstein, 1931 ; « L’Homme invisible », 1933), ce dernier étant désireux de préparer un film consacré à l’affaire de « La Marque jaune ».
Si, en 2013, le titre « L’Onde Septimus » renvoyait directement aux recherches sur l’Onde Méga du dangereux professeur Septimus concernant la domination mentale, « Le Cri du Moloch » demeure cette fois-ci un peu plus énigmatique pour les habitués de la série. Les plus férus d’histoire antique se souviendront néanmoins du nom donné à une effrayante divinité dans les textes bibliques hébraïques. Le culte chtonien de Moloch (ou Melek, signifiant régner, être roi) était lié au sacrifice d’animaux ou de jeunes enfants par le feu, cette cruelle pratique ayant été attestée par les archéologues, à la fois dans les régions du Proche-Orient ancien, de l’Afrique du Nord, de Sicile et de Sardaigne. Associée à la figure du démon plus qu’à celui d’une divinité réellement adorée, Moloch (représenté tel un homme gigantesque à tête de taureau) a été popularisé par Flaubert dans « Salammbô » (1862)… puis par Jacques Martin dans « Alix » (« L’Île maudite », 1954 et « Le Spectre de Carthage », 1977 ; voir aussi « La Conjuration de Baal » en 2011, par Christophe Simon et Michel Lafon), lesquels retracent les guerres puniques et la prise de Carthage par Scipion l’Africain. Pour être précis, notons cependant que les sources actuelles ne permettent pas d’établir de liens réels entre Carthage et la potentialité de sacrifices humains voués au culte de Moloch, notamment en temps de guerre. Mais quels rapports, vous demanderez-vous, entre ces lointains rites païens et le contexte des nouvelles aventures contemporaines de Blake et Mortimer ?
Le visuel de la couverture classique du « Cri du Moloch » n’apporte en soi que des réponses symboliques : semblant toujours adopter un rôle majeur dans l’intrigue, Olrik (encore revêtu de la tenue de rat de laboratoire – surnommé Guinea Pig - qui le plaçait jadis sous l’emprise successives de feu Septimus et de ses continuateurs, Lady Rowana et le professeur Evangely) est ainsi restitué à priori dans le droit fil de ses noires exactions précédentes : plus précisément au moment où, en tant que premier cobaye hypnotique du Télécéphaloscope, il terrorisait Londres en décembre 1953, sous l’apparence (cape noire et lunettes à vision infrarouge à l’appui) de la Marque jaune. Ici, Olrik, à la fois poursuivi et poursuiveur, est transformé en diable rougeoyant par une lumière latérale. Il se confond avec une autre silhouette bien plus menaçante encore : celle du fameux Moloch, quelque part entre extraterrestre maléfique et super-vilain digne de la sphère des comics Marvel. Naturellement, le jeu des ombres projetées sur une façade en briques et révélant une menace située hors-champ permet un savoureux clin d’œil au légendaire visuel de « La Marque jaune », dont la lettre mu apparaît ici très explicitement sur le corps d’Olrik. La ruelle empruntée par Olrik, Blake et Mortimer existe vraiment : il s’agit de Bedford (ou Bedfordbury) Street, située entre les emblématiques quartiers de Covent Garden et Charing Cross, au cœur de Londres. Les couvertures alternatives font quant à elle chacune la part belle au nouvel ennemi extraterrestre : qu’il soit directement figuré, avec un (très humain) poing levé contre un inhabituel trio héroïque devenu complice, ou qu’il soit remplacé par un modèle du vaisseau spatial Orpheus. Dans un cas comme dans l’autre, une nouvelle « Guerre des mondes » est suggérée entre la City, ses docks et des envahisseurs qui semblent venir s’abattre sur cette dernière telle une pluie de (« S.O.S.… ») météores. Des Enfers auxquels renverront les noms « Moloch » et « Orpheus », ce dernier constituant une référence limpide au mythe d’Orphée. Hasard programmatique, une série télévisée de six épisodes, réalisée par Arnaud Malherbe et justement baptisée « Moloch », vient de faire son apparition fin octobre sur Arte : dans ce thriller fantastique, l’action prend place dans une ville côtière et indéterminée où des habitants s’enflamment soudainement les uns après les autres, comme une métaphore de l’effondrement d’une société minée par le sentiment d’injustice. Une thématique dans l’air du temps.
Décontenancée en 2013 par le scénario de « L’Onde Septimus », plus déstabilisant (il multiplie les fausses pistes), référentiel (Magritte et le surréalisme) et psychologique qu’à l’accoutumée, une partie du public s’était désintéressée d’un album venu bousculer les codes de la dramaturgie jacobsienne, mais cependant écoulé à 240 000 exemplaires (selon les données GFK/Ipsos ; 403 000 exemplaires selon l’éditeur Yves Schlirf ; à comparer aux 280 000 exemplaires vendus du tome 24, « Le Bâton de Plutarque » en 2016, ou aux 281 000 du tome 25 « La Vallée des immortels T1 » en 2018). Les deux suites annoncées par Jean Dufaux dans la foulée s’en trouvèrent retardées (par ces mauvaises ondes ?), ce d’autant plus que le dessinateur Antoine Aubin ne désirait plus renouveler un chantier similaire, marqué par de nombreuses modifications scénaristiques. Ce dernier, une fois apaisé, préférera par la suite reprendre le poste graphique initialement destiné à Cailleaux en rejoignant l’aventure de « Huit Heures à Berlin », un titre scénarisé par Jean-Luc Fromental et José-Louis Bocquet, calé par l’éditeur Yves Schlirf pour une parution fin 2022. À moins que, après « Le Dernier Espadon » concocté pour fin 2021 par Jean Van Hamme, Teun Berserik et Peter Van Dongen (les dessinateurs du diptyque « La Vallée des immortels» en 2018-2019), tout change encore ! Car la place de 29e titre de la série pourra – peut-être – être prise par le duo Yves Sente-André Juillard, déjà lancé sur un autre album qui évoquera la légende du roi Arthur en Cornouailles…
Dans le cas du « Cri du Moloch », ce furent donc finalement Christian Cailleaux et Étienne Schréder qui relevèrent le nouveau défi graphique : dans l’entretemps, les deux suites prévues par Dufaux avaient été sagement réduites à une seule, dont le titre était encore « Par Horus demeure ». Un pari néanmoins osé puisque ce nouvel album, qui n’était encore fixé qu’en 30e place sur le calendrier des parutions en 2017, devint subitement le vingt-septième en 2019, afin d’occuper une place laissée vacante par le transfert d’Aubin. Cailleaux (en charge des personnages) et Schréder (pour le storyboard et l’encrage) n’eurent donc que neuf mois pour rendre leur copie, qui plus est dans le contexte pandémique que l’on sait. Devenu un très fin connaisseur de toute la série, Schréder avait précédemment été – discrètement – chargé d’épauler les méticuleux Ted Benoît (« T15 : L’Étrange Rendez-vous », 2001), Chantal De Spiegeleer (T19 : « La Malédiction des trente deniers » T1, 2009), Antoine Aubin (T20 : « La Malédiction des trente deniers » T2, 2010 ; T22 : « L’Onde Septimus », 2013) et André Juillard (T23 : « Le Bâton de Plutarque », 2014). Pour le présent album, où son nom figure en bonne place sur la couverture, Schréder devait en outre construire de toute pièce… la transcription de l’étrange langage du Moloch, inspirée graphiquement par les alphabets égyptiens de la XXVe dynastie, apparus huit siècles avant notre ère.
Dans « L’Onde Septimus », la menace d’un engin extraterrestre baptisé Orpheus (enterré dans le sol anglais) avait donc été déjouée grâce au sacrifice d’Olrik. Depuis, le colonel vit reclus dans l’asile psychiatrique de Bedlam, Mortimer tentant de ramener à la raison son vieil adversaire, en usant de la célèbre formule employée par sheik Abdel Razek (« Par Horus, demeure ! ») dans « Le Mystère de la grande pyramide ». Ayant appris l’existence d’un autre Orpheus et la capture de son étrange pilote, Blake et Mortimer vont s’intéresser aux réactions de ce Moloch hiératique : nos héros vont surtout s’interroger sur les hiéroglyphes qu’il laisse derrière lui, comme autant de messages indéchiffrables, potentiellement très dangereux pour la sécurité de Londres et de l’empire britannique… S’interrogeant un peu plus que de coutume sur la volonté héroïque et le rôle archétypal de ses récurrents personnages, cette aventure gagnerait surtout – au-delà de sa filiation avec « La Marque jaune » – à échapper à son éternel contexte (les années 1950, et plus particulièrement l’année 1954), ligne temporelle de plus en plus étriquée au fil des épisodes… Entre aventure, science-fiction, clin d’œil jacobsien (la séquence de la vente aux enchères) et folie, les auteurs rendent un hommage très philosophique au père de Blake & Mortimer, relayé par un travail graphique à quatre mains évocateur et relativement précis (attention tout de même, car la rapidité d’exécution – liée aux délais pesant sur les auteurs – donne un goût d’imperfection ou d’inachèvement à certaines planches situées en fin d’album : chose impardonnable pour les partisans du savoir-faire de Jacobs !) : God Save the Queen… en attendant les prochains épisodes !
Philippe TOMBLAINE
« Blake et Mortimer T27 : Le Cri du Moloch » par Christian Cailleaux, Étienne Schréder et Jean Dufaux
Éditions Blake et Mortimer (15,95 €) – EAN : 978-2870972922
Version bibliophile (24,00 €) – EAN : 978-2870972953
Version Cultura (16,95 €) – EAN : 978-2870972977
Wow ! Quelle densité ! Bravo pour ce travail quasi exhaustif, M. Tomblaine ! Vous avez réalisé là une « synthèse touffue » (ce n’est pas antinomique, la preuve ). Vous avez en plus sympathiquement nommé le Centaur Club dans vos crédits pour certains visuels ; étant membre de l’équipe, j’ai d’ailleurs déjà salué et relayé votre bel article kaléidoscopique sur le forum.
(à retrouver ici : https://www.centaurclub.com/forum/viewtopic.php?p=53624#p53624 ).
Bien cordialement,
Thark
Une petite erreur typographique à corriger dans la phrase suivante :
« …Olrik (encore revêtu de la tenue de rat de laboratoire) … est ainsi restitué à priori dans le droit fil de ses noires exactions précédentes plus précisément au moment où, en tant que premier cobaye hypnotique du Télécéphaloscope, il terrorisait Londres en décembre 1853″.
C’est pour le coup que « nos héros » s’évaderaient des années 1950 pour revisiter le Londres de Dickens !
J’ajoute que j’applaudis le travail de synthèse de M. Tomblaine!
Coquille modifiée : merci pour vos compliments et votre œil de lecteur avisé !
Cordialement
Ph. Tomblaine
Bonsoir M. Tomblaine…
… préférez-vous que je retire le lien que j’ai inclus dans mon commentaire ?
… Cordialement,
Thark B.
(oups, ah non, c’est vrai, on ne peut pas modifier nos posts… ; bon, en tout cas, j’espère que mon « feed-back » ne vous paraît pas ‘intrusif’ ou gênant… C’est mon rôle (et un plaisir) de répercuter vers le forum les publications liées à Blake et Mortimer, surtout quand elles dénotent un travail sérieux et fouillé.)
Rassurez-moi, le découpage de la page 3 de « Huit heures à Berlin » ne va être reproduit tel quel dans l’album, car il reprend exactement la séquence du prologue du film « Mes funérailles à Berlin » sorti en 1966. Je pense que si les producteurs du film (s’ils sont encore de ce monde) voient ça, ils pourraient dénoncer un parfait exemple de plagiat !
Bien vu Phico. Pour s’en convaincre Arte propose le film: https://www.arte.tv/fr/videos/092919-000-A/mes-funerailles-a-berlin/
Pour compléter, les derniers GFK annoncent 395000 pour le T25 et 252000 pour le T26…
Article très intéressant et illustrations quatre étoiles.
Quant à l’album, il est passionnant. Certes, on y trouve quelques imperfections, mais on a connu des albums sans imperfections ou presque et bien moins passionnants…