Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...L’Ouest, « Stern » : un genre entre légendes et illusions pour les frères Maffre…
Exhumé pour la première fois en août 2015 dans « Le Croque-mort, le clochard et l’assassin », Elijah Stern est un héros de western plutôt inattendu. Outre sa funèbre fonction, ce personnage morne et solitaire, amoureux des belles lettres et fin observateur, balade sa grande carcasse et sa pelle d’un cimetière à l’autre, sans trop savoir de quoi demain sera fait. Aux antipodes physiques du trompe-la-mort « Undertaker », le Stern des frères Maffre multiplie les rencontres douloureuses et les enquêtes compliquées, viciées par une société en pleine déliquescence. Seule certitude : il y aura toujours quelques vérités à rétablir ou quelques mystères à éclaircir, comme dans l’actuel tome 4 : « Tout n’est qu’illusion », où Elijah est amené à suivre en Louisiane les pas de la riche Valentine Robitaille. Sujet d’inquiétude pour son père, la jeune femme semble fascinée par les arts occultes et par Victor Salem, un bien étrange prestidigitateur…
Dans le premier opus (écoulé à plus de 28 000 exemplaires entre 2015 et 2019 ; voir l’article de Didier Quella-Guyot), les lecteurs avaient pu faire connaissance avec Stern, lequel se retrouvait inopinément à enquêter en 1882 sur une mort suspecte. Dans la bourgade rurale de Morrison (Kansas), Stern n’a pour seuls amis que Leonard Woodrow (un ancien pianiste ayant un solide penchant pour l’alcool) et mademoiselle Ward (une ancienne dame de compagnie devenue la maîtresse de l’école locale). Dans le tome 2 (« La Cité des sauvages », 2017), Stern – contraint de se rendre dans la grande ville voisine de Kansas City pour y acheter quelques ouvrages, non sans difficultés… – retrouvait également son ex-femme, Gene, devenue la gérante d’un salon de thé. Perpétuellement en retrait de la comédie humaine qui se déroule sous ses yeux, Stern n’est pourtant guère épargné : volé, menacé, agressé, tenu en joue ou pris pour cible, il est souvent contraint d’agir en marge ou aux frontières de la légalité, face à tous ceux qui n’agissent que mus par l’alcool, la vengeance, la cupidité ou le désir de destruction. De ce point de vue, chaque couverture de la série témoigne d’une évolution stylistique : la nécessaire et sobre présentation du personnage, en couverture du premier tome, ne s’oppose pas à la lecture d’un titre ironique puisque jouant sur la fable picaresque ou le western spaghetti. Une manière comme une autre d’annoncer la couleur ! La foire d’empoigne du tome 2, multipliant cette fois-ci les personnages et les griefs potentiels, répond au titre « La Cité des sauvages » en amplifiant les contrastes : placé au sommet de cette meute hurlante et gesticulante, Stern semble à priori se battre contre tout ce qu’il n’est pas…
Dans le tome 3 (« L’Ouest, le vrai », janvier 2019 ; voir l’article de Didier Quella-Guyot), une autre perspective est à l’œuvre : alors que le conseil municipal délibère pour savoir si Stern mérite de voir son contrat de croque-mort renouvelé, la réunion est perturbée par l’arrivée d’une fine gâchette, Colorado Cobb… venu dédicacer un livre de mémoires intitulé « Guns & Women » ! Cette confrontation du héros – qui n’est pas un pistolero – à la mise en scène légendaire du Far West renverra aux débuts des Wild West Shows et aux stéréotypes (Indiens contre cow-boys !) véhiculés par les dime novels, ces fictions populaires illustrées, ancêtres des pulps du XXe siècle. En couverture, Stern emmène sur son dos un corps inerte, dans une ambiance nocturne et enneigée. Dans la nuit, au dessus de la bourgade de Morrison, armes et fusillade font parler la poudre. Une atmosphère létale, épée de Damoclès rouillée à laquelle Elijah semble vouloir échapper. A-t-il déjà compris qu’entre poudreuse et poudre noire, « L’Ouest, le vrai » n’est, pour le coup, qu’une dangereuse poudre aux yeux ?
Cette tendance semble belle et bien confirmée avec la couverture et l’intrigue du tome 4, où dominent les thématiques de la grande illusion, de l’escroquerie et d’un fantastique par essence insaisissable (voir le sens du titre « Tout n’est qu’illusion »). Incarnation de l’éternel personnage secondaire du western (au même titre que le pianiste ou l’entraîneuse de saloon), le croque-mort est de nouveau catapulté malgré lui sur le devant de la scène. Dans ce grand théâtre des apparences, la menace est cependant tangible : grimé en simili-Dracula (le célèbre roman de Bram Stoker n’est publié qu’en 1897, mais la vogue du roman gothique lui est antérieure), l’hypnotiseur Victor Salem (double référence cette fois-ci à « Frankenstein » et aux procès en sorcellerie) semble tenir entre ses griffes notre ami, devenu un zombi manipulable à loisir. Plongé cette fois-ci dans l’atmosphère vaudoue de la Nouvelle-Orléans, le récit démultiplie ses cases en couleurs directes (de nombreuses planches en totalisent plus de dix), Julien Maffre étant particulièrement à l’aise pour rendre les ambiances, varier les cadrages et remplir ses compositions de détails (vues panoramiques sur la ville, rues encombrées de passants et de déchets, bagarre dans un bar, foule se pressant au théâtre, banquets et scènes intérieures, etc.). Si les albums de « Stern » se suivent avec régularité depuis 2015, constatons qu’ils forment déjà un tout fort bien réalisé, sans véritable concurrence au milieu d’une production westernienne pourtant ample. Une série aussi surprenante que remarquable… et par conséquent bien loin d’être enterrée.
Philippe TOMBLAINE
« Stern T1 : Le Croque-mort, le clochard et l’assassin » par Julien et Frédéric Maffre
Éditions Dargaud (14,50 €) – EAN : 978-2205073171
« Stern T2 : La Cité des sauvages » par Julien et Frédéric Maffre
Éditions Dargaud (15,00 €) – EAN : 978-2205075960
« Stern T3 : L’Ouest, le vrai » par Julien et Frédéric Maffre
Éditions Dargaud (15,00 €) – EAN : 978-2205079265
« Stern T4 : Tout n’est qu’illusion » par Julien et Frédéric Maffre
Éditions Dargaud (15,00 €) – EAN : 978-2205085099