« Ghost Kid » : quand Tiburce Oger repasse à l’Ouest…

Avec Tiburce Oger, le soleil ne se couche jamais à l’Ouest du western crépusculaire. Cinq ans après « Buffalo Runner », l’auteur retourne à la fin du XIXe siècle pour raconter la fin de l’ère des cow-boys et des grandes transhumances. À l’heure du cheval de fer et des barbelés sur la prairie, Ambrosius Morgan, un vieux cow-boy du Montana, apprend incidemment qu’il est le père d’une jeune fille qui vient de disparaître en Arizona… Lancé entre neiges et déserts à la recherche des indices menant à Liza Jane Curtis, celui que l’on surnomme Old Spur semble être accompagné par le fantôme d’un jeune Apache. Hallucination ou réalité, sa folle quête s’affranchira-t-elle en définitive de toutes les frontières ?

Premières planches (versions publiées, originales noir et blanc et couleurs - Grand Angle 2020).

Dès la couverture de « Ghost Kid », Tiburce Oger trace des parallèles avec « Buffalo Runner », tout en retournant au genre quitté avec le précédent « Ma guerre de La Rochelle à Dachau » en 2017. Comme l’explique l’auteur, si les premières recherches se focalisèrent sur « une ambiance macabre, un désert, une tête de mort et un enfant mystérieux », elles reprirent ensuite un chemin plus proche des recherches portant sur le personnage principal du vieux cavalier : « Je revenais sans cesse à ce dessin, me disant qu’il représentait bien mieux l’esprit de mon livre, son aspect sauvage, parfois contemplatif, et l’introspection du personnage. J’ai alors refait le dessin pour avoir plus de ciel, et mis la couleur. Mon ciel bleu était la première idée, puis j’ai demandé à Agnès Moreau (graphiste chez Grand Angle) de réaliser des essais couleurs avec un ciel brun. La couverture a été adoptée. » Proche de l’esprit des grands peintres américains réalistes tels Frederic Remington (1861-1909) ou Charles Marion Russell (1864-1926), Oger rend ici à merveille la confrontation sauvage de l’homme à la nature immense. Saisi entre ciel et terre, le cavalier et sa monture (un bel Appaloosa à la robe tachetée) semblent contempler un monde silencieux ou en voie d’extinction. Vautours, arbre mort, vestiges d’une diligence ou d’une habitation et présence des armes accentuent cette impression de morbidité latente, sans compter un titre énigmatique. Les pierres visibles à l’avant-plan sont-elles les vestiges d’une tombe ? Le héros vieillissant pourra-t-il symboliquement rattraper une jeunesse disparue ? Autant de questions auxquelles cet album de 80 pages confrontent directement sa trame annoncée sous forme de traversée du désert. Mexicain en l’occurrence…

Recherches de couvertures et tests couleurs.

Peinture de Frederic Remington : « The Lookout » (1887).

Illustration de Frederic Remington : « Arizona Cowboy » (1901)

Peinture de Charles Marion Russell : « Cowboy on Horseback, Meditation ».

Fidèle à la couleur directe (l’album est aussi disponible depuis le 17 juin dans une luxueuse version noir et blanc, enrichie d’un cahier graphique et limitée à 2 000 exemplaires ; format 26 x 35,9 cm), l’auteur de « La Piste des ombres » (Vents d’Ouest, 2000 à 2002) déploie tous ses talents dès les premières cases, qui soulignent la rudesse des conditions de vie dans l’hiver enneigé du Montana en 1896. Les rhumatismes et les kilomètres parcourus d’un bout à l’autre du ranch afin de surveiller les clôtures ont transformé les anciens pisteurs et vachers en simples gardiens. L’Irlandais McDougall et Ambrosius Morgan en sont les amers représentants, l’auteur n’étant par ailleurs pas dupe vis-à-vis du rêve américain : « J’aime ce XIXe siècle un peu fantasmé, où le rêve américain existait encore. Un pauvre Européen qui venait de traverser l’Atlantique pouvait y trouver quelque chose, y vivre son rêve d’une nouvelle vie, même s’il était très vite confronté à la dure réalité de l’exploitation humaine et du massacre des Amérindiens. J’ai certainement en partie découvert cette époque de grands aventuriers à travers la bande dessinée, notamment « Comanche », « Les Tuniques bleues » ou encore « Blueberry ». Mais je préfère prendre du recul par rapport à cette période. Quand on vit une guerre, on ne se rend pas compte de ce qui se passe, on marche à l’émotion. Dix ans, vingt ans après, on peut en revanche analyser les erreurs ou les abus qui ont été commis. Le protagoniste de « Ghost Kid », Ambrosius Morgan, est un vieux cow-boy ; comme celui de « Buffalo Runner » était un vieux chasseur de bisons qui avait été pistolero dans une autre vie. Grâce à son expérience, Ambrosius Morgan peut faire le constat de ce qui a été vécu. Il a compris que l’ère des cow-boys et des grandes transhumances était terminée. […] »

Illustration pour la couverture luxe noir et blanc.

Déjà confronté à la naissance du prochain siècle et aux mutations de la civilisation, un cow-boy comme Ambrosius Morgan exprime la transition entre l’exaltation du mythe westernien (création du Wild West Show par Buffalo Bill dès 1883) et l’évocation des espoirs déçus. À moins qu’il ne s’agisse des âmes tourmentées par le génocide amérindien, à une époque qui voit aussi la fin des grandes réserves et nations indiennes : la conquête de l’Ouest achevée (San Francisco totalise déjà 300 000 habitants en 1890, année du massacre de 200 Sioux à Wounded Knee ; une nouvelle ruée vers l’or débute en Alaska en 1896), les anciennes terres des tribus sont redistribuées en petites parcelles individuelles, suite à une modification radicale de la loi votée par le Congrès en 1887. Déportés, décimés ou incapables de passer de l’état de chasseur à celui de fermier, nombre d’Amérindiens seront poussés vers la misère après avoir abandonnés ou vendus leurs terrains. Rappelons qu’à l’heure actuelle, les territoires peuplés par les premiers habitants d’Amérique du Nord ne représentent plus que 2,3 % de la superficie totale des États-Unis.

Le Vieil homme et l'Enfant... Encrages pour les planches n° 38 et 39.

Couleurs directes pour la planche n° 28.

Avec son trait volontiers noueux et torturé (évoquant celui d’Al Séverin), magnifié par les angles de vue, le souci du détail et les touches d’aquarelle, Tiburce Oger nous met dans les pas d’un homme désireux de retrouver son statut de père. Entre scènes de violences et tendresse, voici que notre cow-boy doit aussi tenter d’échanger avec le fantôme d’un papoose plutôt mutique… Une rédemption teintée de folie dans un monde lui-même sans pitié ? En voici dans tous les cas bien assez pour surprendre agréablement les puristes du genre, clin d’œil à la série « Undertaker » en prime !

Règlements de comptes, ok... (planche n° 22).

Philippe TOMBLAINE

« Ghost Kid » par Tiburce Oger
Éditions Grand Angle (18,90 €) – EAN : 978-2818969021

Version luxe noir et blanc :
Éditions Grand Angle (29,90 €) – EAN 978-2818977804

Galerie

Une réponse à « Ghost Kid » : quand Tiburce Oger repasse à l’Ouest…

  1. Mr JACQUES BERNAT dit :

    merci Philippe, cet album est magnifique tant par les spécificités du dessin de TO, mais nous le connaissions, que par la qualité du scénario. Bravo, j’ai lu la version N&B *******

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