« Himizu » : le vide qui mène en enfer…

Le monde est pourri, rempli d’individus malfaisants. Ces derniers doivent disparaître, la justice doit prévaloir ! Mais tuer un parasite, est-ce un acte délictueux ou un bienfait pour la société ? Encore faut-il pouvoir le trouver, ce délinquant ultime à éliminer. « Himizu », c’est une descente aux enfers d’un groupe de jeunes totalement paumés. Retour sur un manga culte qui a propulsé la carrière de Minoru Furuya vers un genre complètement barré et qui a parfaitement sa place dans la collection WTF : une série clôturée en quatre tomes amenant forcément une réflexion sur la société et notre mode de vie.

Sumida est un adolescent ordinaire, du moins, jusqu’à ce qu’il tue son père : une ordure, selon lui, qui a accumulé des dettes toute sa vie. Ayant toujours aspiré à une vie ordinaire, il sait maintenant qu’il n’est plus le modèle d’intégrité qu’il s’efforçait d’être depuis le début de la série. Son meilleur ami, Yoruno, est un peu simplet. Peu gâté par la nature, cet ado est immoral et, surtout, ne comprend pas la portée de ses actes. Il a quand même la main sur le coeur et ferait tout pour aider Sumida. Tout, jusqu’à voler et fricoter avec la mafia pour, pense-t-il, sortir Sumida d’un mauvais pas. Mais, finalement, comme on peut s’y attendre, il ne fait qu’empirer les choses. Enfin, Chasawa est une jeune fille amoureuse de la mauvaise personne. Elle aussi ferait n’importe quoi pour le bien être de Sumida. Contrairement aux autres, elle a la tête sur les épaules et tente de comprendre ce garçon qui essaie de l’éloigner de lui. Obstinée, elle s’efforcera de lui faire reprendre pied afin de le sauver de la folie qui s’installe en lui.

L’histoire de ce groupe de jeunes commence par une sorte de réflexion philosophique sur la mort : sur la manière qu’elle a d’être inévitable, pouvant frapper à chaque instant n’importe qui. Discussion qui dérive vers la chance ou la malchance extrême qui serait régie par une force qui gouverne le monde. Selon Sumida, ces gens-là sont spéciaux et donc rares. Selon lui, ceux qui se croient spéciaux, alors qu’ils ne sont que des personnes ordinaires, méritent tout simplement de crever. Lui qui n’aspire qu’à vivre une vie tranquille et, comme il le souligne, ordinaire, se voit embarqué dans des situations qu’il aura du mal à contrôler. Elles vont l’entraîner dans une descente aux enfers et une folie qu’il aura bien du mal à accepter. Il est certain qu’il n’est pas très bien parti pour faire partie des gens ordinaires. Sa maison, une simple cabane en bois où il loue des barques aux rares passants sur ce quai presque désert. Son père, endetté, ne vient le voir que pour demander des sous à sa mère absente. Il ne tient pas cet homme en estime, c’est « une ordure qui ne fait qu’emmerder les autres. »

« Himizu », d’un mot désignant une espèce de taupe des montagnes japonaises, est une œuvre complètement barrée. Ses protagonistes sont clairement hors normes. Rien n’est ordinaire dans cette histoire, alors que le héros se réclame d’être la personne la plus droite et ordinaire qui existe. Les lecteurs français ont découvert Minoru Furuya avec « Saltiness », également publié aux éditions Akata : un manga de fou qui a bien sa place dans la collection What the Fuck de l’éditeur. Série plus ancienne, « Himizu » est dans la même veine. On ne sait jamais ce qui est amusant ou ce qui est pitoyable. Faut-il rire des ambitions de ce crétin qui veut devenir mangaka ou avoir de l’empathie pour lui ? Doit-on s’offusquer du manque de pudeur de Chasawa ou se dire qu’elle fait ce qu’il faut pour arriver à ses fins ? Yoruba est-il un crétin fini ou est-ce la personne la plus gentille de cette histoire  ? C’est un peu tout ça, une série de contradictions constante qui amène le lecteur à perdre pied et réfléchir au sens de la vie  : vaste sujet.

Le trait de Minoru Furuya n’est pas encore bien fixé au début de l’histoire. Mais cela colle avec la grossièreté ambiante. Ses personnages font vulgaire, bien avant d’avoir prononcé la moindre phrase. On sent leur mal être. Ils ont indéniablement été malmenés par la vie. Certains personnages sont de vraies caricatures quand d’autres sont bien plus réalistes. Même les filles ne sont pas épargnées : elles  semblent réalistes et en accord avec ce monde.

Au début de sa carrière, Minoru Furuya faisait des mangas humoristiques. « Ping-pong Club », sa première série a été un gros succès avec une adaptation télévisée remarquée. Publiée entre 1993 et 1996, cette histoire met en scène des adeptes du tennis de table. Jouant largement sur les stéréotypes sexualisés et humoristiques, la série obtint les faveurs du public et remporta le prix du manga Kodansha dans la catégorie seinen en 1996. Chaque chapitre est quasiment une histoire à part entière avec une chute complètement décalée. Cette structure a été bien reprise par la série d’animation de 1995, puisque chaque épisode est en fait composé de deux histoires avec chacune un titre. Il n’y a donc bien que 26 épisodes d’une demi-heure qui comportent 52 histoires en tout.

Comme dans beaucoup de manga de ce type, l'humour est loin d'y être subtil.

Il dériva ensuite vers une critique sociale plus prononcée avec « Boku to Ishio » (« Toi et moi ») au style plus réaliste et surtout « Green Hill » où il exploitera le thème de la pression sociale et le désespoir amené par la vie moderne. Bien que ce soit encore des comédies humoristiques, le lecteur voit indéniablement cet auteur glisser vers une critique de la société et les dangers du capitalisme dans le Japon d’aujourd’hui. Ces séries furent plutôt bien accueillies avec son humour décalé toujours extrêmement présent.  Ce qui ne sera pas le cas de sa série suivante, celle que les éditions Akata viennent de finir : « Himizu ». Publié entre 2001 et 2002 dans l’hebdomadaire pour jeunes adultes des éditions Kodansha Young Magazine, elle tranche avec les productions précédentes du mangaka. Bien plus réaliste, sans réel humour grossier, son credo est de faire réfléchir sur la vision du monde et de l’adaptation des jeunes face à des situations stressantes. Néanmoins, au fil des épisodes, les fans de la première heure déçus par ce changement radical finiront par apprécier le ton nouveau en phase avec leurs préoccupations. L’humour est toujours là, mais traité différemment. Il ne se situe plus dans la caricature grotesque et facile, mais dans les situations ridicules et les réflexions à contre-courant de ses acteurs. Furuya aborde de manière décalée des sujets sérieux et graves au point que ça en devient caricatural. « Himizu » est vraiment la pierre angulaire du renouveau de cet auteur qui a déjà surpris le lectorat français avec « Saltiness », une série déjà complètement déjantée faisant rire aux dépens de la folie de ses personnages.

« Himizu » a fait l’objet d’un film dirigé par Sion Sono en 2011. L’action diffère légèrement de celle du manga. Elle se situe après le tsunami qui a ravagé Fukushiuma. Il a été récompensé par de nombreux prix. En 2011 : prix Marcello-Mastroianni à la Mostra de Venise pour ses acteurs principaux Shōta Sometani et Fumi Nikaidō, festival où il a également nominé pour le Lion d’or. En 2012 : prix de la critique internationale au festival du film asiatique de Deauville où il a également concouru dans la catégorie meilleur film ainsi que le prix du 7e parallèle au festival international du film fantastique de Bruxelles. En 2013 : prix de la révélation de l’année aux Japan Academy Prize pour Shōta Sometani. Il reste malheureusement inédit en France, mais reste trouvable en import assez facilement, mais sans sous-titres français.

Manga à la fois déprimant et plein d’humour, « Himizu » nous offre un point de vie sur la vie assez iconoclaste. À lire avec une bonne ouverture d’esprit et en se laissant porter par l’errance à la fois physique et intellectuelle de Sumida :  son héros qui aurait souhaité rester dans l’anonymat. Du début à la fin, cette histoire est surprenante. À la fois grotesque et réaliste, les quatre volumes se lisent d’une traite et le lecteur en ressort immanquablement bouleversé. Ce n’est pas pour rien qu’« Himizu » a marqué la carrière de Furuya.

Gwenaël JACQUET

« Himizu » par Minoru Furuya
Éditions Akata (8,05 €) – EAN : 768-2369743069

© Minoru Furuya / Kodansha Ltd. Inc.

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