Dix ans après la parution de « Résurrection », la première partie d’un diptyque accouché dans la douleur, voici enfin « Révélations » : conclusion du dernier récit du regretté Philippe Tome, décédé alors qu’il travaillait sur les dernières pages de son scénario. Les éditions Dupuis proposent, enfin, l’intégralité de cette aventure magistralement dessinée par Dan Verlinden, digne successeur de ses deux prédécesseurs : Luc Warnant et Bruno Gazzotti.
Lire la suite...Son nom est Bombe : Alcante, Bollée et Rodier racontent une histoire explosive !
472 pages, dont 441 planches ! Paru chez Glénat en partenariat avec Le Monde, dévoilant les coulisses et les personnages-clés de la création de la bombe atomique, ce roman graphique qui se lit comme une saga crée l’événement : parions qu’en cette année commémorant le 75e anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale et les tragédies d’Hiroshima et de Nagasaki, ce copieux one shot ne passera pas inaperçu au sein de la vaste production d’ouvrages historiques actuels. À l’instar de la mini-série « Chernobyl », le seul risque d’irradiation potentiel menaçant les lecteurs sera de leur faire subir un rayonnement de détails et une contamination de connaissances, aussi incroyables qu’authentiques. Interview – forcément explosive – des auteurs de cette BD reportage hors-normes en fin d’article.
Le 6 août 1945, à 8h15 heure locale, le bombardier Enola Gay larguait une bombe atomique à l’uranium 235 sur la ville japonaise d’Hiroshima (344 000 habitants), qui était encore l’un des centres névralgiques de la défense terrestre du pays. 75 000 personnes mourront sur le coup, et 250 000 au total. Entièrement reconstruite après guerre, la ville conservera en signe de témoignage pour l’Histoire l’un des rares bâtiments encore intacts, le dôme de Genbaku. En 2016, Barack Obama se rendra sur place, non sans s’attirer les foudres de certains vétérans de la guerre du Pacifique, preuves de l’extrême sensibilité du sujet. Si la capitulation du Japon, suite au second bombardement sur Nagasaki (cible choisie comme deuxième choix à cause de la météorologie le 9 août 1945), est directement liée à l’emploi de cette arme dévastatrice (mais aussi à d’autres facteurs tels la déclaration de guerre de l’URSS), aucun album de bande dessinée n’avait jusque ici entrepris de raconter en détails les origines de ces bombardements aussi terrifiants que décisifs pour l’histoire de l’humanité. Loin cependant d’ignorer totalement le sujet, le 9e art évoluera au fil des décennies pour évoquer tant les missions aériennes américaines (« Angel Wings T6 : Atomic » en 2019) que les traumatismes des Japonais (« Gen d’Hiroshima », de 1973 à 1985), les voies alternatives de l’uchronie (« Jour J T32 : Sur la route de Los Alamos » et « T33 : Opération Downfall » en 2018) ou les essais nucléaires français (« Au nom de la bombe » en 2010). Passons bien sûr le fait que, tous médiums confondus, du « Secret de l’Espadon » (1946) à « Mad Max 2 » (1981) et de « La Planète des singes » (1963) à « Fallout » (1997), la peur de voir l’humanité s’autodétruire dans une guerre ou catastrophe nucléaire demeure comme l’une des plus grandes hantises du siècle… et le moteur permanent d’un genre florissant, nommé post-apocalyptique.
Dans « La Bombe », le (massif) pari documentaire des auteurs est d’emblée allégé par une ingénieuse introduction aussi décalée que savoureuse : c’est le Dieu Uranium (apparenté à Uranus) qui évoque sa propre apparition comme « instrument du destin ». D’ombres et de lumières, il sera ensuite souvent question au fil de ces 430 planches dessinées en noir et blanc par le seul Denis Rodier qui aura donc réalisé – au jeu des comparaisons… – l’équivalent de 8 albums de 54 pages depuis le tout aussi sérieux « Ils ont fait l’Histoire T19 : Lénine » (scénario par Antoine Ozanam), paru en mars 2017. Au fil des premiers chapitres, nous redécouvrons avec intérêt les destins de physiciens encore méconnus comme le Hongrois Leó Szilàrd (1898 – 1964) ; ce scientifique, connu pour son excentricité et sa capacité à anticiper les grands événements (« Il suffit de prendre le train le bon jour » dira-t-il en quittant l’Allemagne nazie la veille du contrôle renforcé des passagers en gare) remuera ciel et terre pour que les USA développent la bombe à temps, faisant ensuite l’impossible pour qu’ils ne l’utilisent jamais ! Enrico Fermi, Albert Einstein, Franklin Roosevelt, le général Leslie Groves (récemment remis à l’honneur par Yann et Henriet dans leur série « Dents d’ours ») mais aussi l’ouvrier afro-américain Edd Cade ont leur rôle à jouer dans une intrigue qui conduit immanquablement à saisir les tenants et aboutissants du Projet Manhattan. 130 000 personnages et deux milliards de dollars y furent investis, afin de mener à leurs termes les recherches et calculs qui permirent le premier essai atomique : baptisé Trinity, il fut réalisé le 16 juillet 1945 à Alamogordo (Nouveau-Mexique). N’oublions pas, dans le développement de ce projet démesuré, le rôle des services secrets et de la censure : dès juin 1943, journaux et radios sont fortement conviés à éviter les écrits et discussions sur « la collision des atomes, l’énergie atomique, la fission atomique, la désintégration atomique et leurs équivalents. » Ombres et lumières, toujours, que ce soit avant ou après août 1945…
Graphiquement, placées sous l’influence des grands maîtres américains du noir et blanc (notamment Milton Caniff et Noel Sikles), les planches de Denis Rodier sont d’une lisibilité parfaite : angles et cadrages variés, souci permanent du détail en complément du fait ou de l’anecdote narrée, spectaculaires splash pages sur les temps forts (compréhension du principe de la réaction en chaîne, plastiquage de l’usine de production d’eau lourde, arrivée à Los Alamos, débarquement en Normandie, etc.) et suspense ménagé en bas de planche, rien ne manque tout au long d’une narration dense qui happera – durablement ! – le lecteur. Si, comme vous l’aurez compris, la découverte in extenso de « La Bombe » et de sa postface documentaire (laquelle revient sur la genèse et les arcanes du projet) est plus que conseillée pour lever les dernières zones d’ombres, essayons toutefois et dès maintenant d’y voir plus clair… en compagnie de l’ensemble des auteurs !
476 pages dont 441 planches : « La Bombe » est l’album de tous les superlatifs ! Comment entreprendre et soumettre un tel projet auprès de votre éditeur ? Denis Rodier était-il le premier et le seul auteur envisagé pour cet énorme one shot ?
Alcante : « C’est un projet que je mûrissais depuis des années et des années. À l’origine de tout, il y a une visite du musée d’Hiroshima que j’ai faite quand j’avais onze ans (il y a presque 40 ans !) et qui m’a marqué à vie. Fasciné par ce sujet, pendant des années, j’ai accumulé énormément de documentation sur le sujet. Devenu scénariste, l’idée d’en faire un roman graphique a fini par s’imposer à moi, et j’ai écrit un premier jet en 2015. Je suis arrivé à un synopsis de plus de 60 pages et j’ai alors réalisé que j’étais parti pour plus de 400 planches ! »
« Un peu effrayé par cette perspective, j’ai alors eu l’idée de demander à L.-F. Bollée de se joindre à moi, afin de profiter de son expérience en matière de « brique » (il avait déjà écrit l’imposant « Terra Australis » [512 pages ; Glénat, 2013]). Par ailleurs, je suivais depuis un certain temps le travail de Denis Rodier avec qui j’étais en contact. On avait déjà failli travailler ensemble, et je savais qu’il était capable de faire de magnifiques planches en noir et blanc ET de travailler vite ! Bref, c’est tout ce qu’il fallait pour « La Bombe ». LFB et Denis ont donc été les seuls coauteurs que j’ai envisagés et qui ont été contactés. Ils ont été partants tout de suite. »
« On a alors peaufiné le synopsis avec LFB et Denis a fait quelques planches, afin de compléter le dossier de présentation, et on a envoyé celui-ci à 10 éditeurs. Heureusement pour nous, huit d’entre eux voulaient le faire, et nous avons donc eu le luxe de pouvoir choisir celui qui globalement nous semblait le meilleur pour ce projet, même si ça été aussi un crève-cœur du coup de devoir finalement dire non à d’autres… »
Le choix de la couverture (et du titre) a-t-il été simple autour de ce sujet complexe et pour le moins terrorisant ?
Alcante : « Le titre, on n’en a jamais discuté en fait. Le dossier de présentation s’intitulait déjà « La Bombe » et ça semblait assez évident. Pour la couverture, cela a été assez rapidement également finalement. Denis en parlera mieux que moi mais il était vraiment difficile d’éviter le champignon atomique qui est devenu iconique… »
Denis Rodier : « Au contraire, ce fut très compliqué. Il fallait créer une maquette originale sur un sujet mille fois traité et finalement, comment représenter la bombe ato-mique sans représenter le champignon ? C’est un des symboles les plus marquants du XXe siècle est choisir de ne pas l’utiliser aurait été contre-productif. En une image, une couverture sert à résumer le contenu du livre et avec « La Bombe », la symbolique du champignon est incontournable. J’ai pourtant essayé… »
La voix off qui introduit le récit est celle du Dieu Uranium, teintée d’un humour assez cynique : pourquoi ce choix inattendu ?
Alcante : « Nous voulions éviter des récitatifs ennuyeux et souhaitions donc avoir un narrateur. Mais aucun personnage ne traversait vraiment toute l’histoire. Aucun… sauf l’uranium ! Nous avons donc décidé d’en faire le narrateur. Partant de là, il nous fallait trouver son ton, sa voix. Nous avons choisi de lui donner un côté inquiétant et de le faire parler comme une espèce de Dieu indifférent au sort des humains, et qui sent qu’il a un « destin » à accomplir. Comme nous avions besoin de faire le point sur les connaissances relatives à l’uranium à l’époque, nous avons finalement décidé de lui céder la parole pour la toute première scène, où il raconte son histoire qui débute de fait à la nuit des temps… »
Laurent-Frédéric Bollée (L.-F. Bollée) : « Honnêtement, il était difficile de penser que sur 450 pages, nous n’aurions jamais besoin d’une voix de narration ! Il y avait quand même des choses à dire, à expliquer, à présenter qui ne pouvaient pas toujours rentrer dans le cadre de scènes dialoguées. Et comme nous étions aussi dans une optique de « roman » graphique, une telle voix off fait forcément assez littéraire et c’est un procédé usuel qui va bien avec ce format. Bref, l’uranium étant finalement la clef de tout, il nous a semblé judicieux de lui donner une forme d’existence et de le faire parler tel un démiurge qui regarde les efforts des hommes pour l’apprivoiser avec condescendance et sûr de sa force destructrice… »
Dans le premier chapitre, l’on redécouvre le personnage de Leó Szilàrd, un physicien hongrois qui, craignant la possibilité que l’Allemagne nazie fabrique une bombe nucléaire, prendra l’initiative de demander à Einstein d’écrire une lettre au Président américain Franklin Roosevelt : lors de vos recherches, vous êtes-vous interrogé sur la véracité de telle ou telle anecdote en lien avec ce scientifique encore méconnu ?
Alcante : « Oui, bien sûr. Nous nous sommes notamment servis de la biographie très complète de Szilàrd, écrite par son propre frère. La rencontre Szilàrd-Einstein est rigoureusement authentique, comme tout ce que l’on montre dans l’album ! Rien que pour cette rencontre, par exemple, on sait dans quel véhicule il s’y est rendu (une 1936 Dodge Coupe), qui l’accompagnait (le physicien hongrois Eugene Wigner), et quel itinéraire ils ont emprunté (ils sont passés à côté de l’exposition universelle qui se tenait alors à New York [depuis le 30 avril 1939]). On sait aussi qu’ils se sont perdus et que c’est un gamin à vélo qui les a finalement conduits jusque chez Einstein, dont on a aussi une photo de la villa où il résidait à l’époque, Etc. etc. De manière générale, tout le livre est extrêmement documenté, ce qui nous a pris évidemment un temps et une énergie considérables. En guise d’exemple ? La photo montrant la rencontre Einstein – Szilàrd (voir plus haut) date non pas du jour même de la visite en 1939, mais bien de 1946 ! C’est une reconstitution pour un reportage. Pour être tout à fait exact, Szilàrd et Einstein ne se sont d’ailleurs pas rencontrés le 2 août 1939 pour cette lettre, même si elle est datée de ce jour-là. Ils se sont rencontrés une première fois le 16 juillet 1939 (c’est ce qui est montré dans notre album), puis une deuxième fois le 30 juillet 1939. Il y a aussi eu des échanges de courriers, et la lettre finale signée par Einstein est bien en date du 02 août 1939, mais ils ne se sont pas physiquement rencontrés ce jour-là. »
Toutes les grandes puissances du moment développent des programmes de recherches destinés au nucléaire : au final, l’exportation de l’uranium issu du Congo belge fut-elle l’action la plus décisive dans l’Histoire de la fabrication de la bombe sur le sol américain ?
Alcante : « C’est clairement un des événements décisifs, mais je pense vraiment que c’est un tout un ensemble de choses qui ont permis aux USA de remporter la course de la bombe atomique. Les Américains disposaient aussi de savants géniaux et de moyens colossaux. Il y avait la volonté politique. On peut aussi citer le fait que les USA n’ont pas été bombardés et ont donc pu construire toutes ces gigantesques installations. »
L.-F. Bollée : « Je ne dirais peut-être pas décisive car je place avant tout les progrès de la science et les investissements réalisés pour produire des sites comme Los Alamos, Oak Bridge ou Hanford. Sans toute cette infrastructure du Projet Manhattan, il n’y aurait pas eu la bombe. Mais il est vrai que l’achat de l’uranium issu du Congo belge est un fait très important, un peu déclencheur de tout ça et que c’est un symbole très fort de cette « aventure ». Pourtant, il est un peu paradoxal aussi, car même si les USA se sont dotés de l’arme nucléaire les premiers avec des moyens gigantesques, on peut aussi estimer que les pesanteurs de leur administration et les réunions et comités en tout genre ont considérablement freiné le processus. Il y a pratiquement trois ans entre la décision belge de faire acheminer l’uranium aux Etats-Unis et l’achat de ce dernier par les autorités américaines ! »
Pour vos recherches documentaires, outre les ouvrages historiques (évoqués en fin d’album), les mangas « Gen d’Hiroshima » (par Keiji Nakazawa, 1983 à 2007) ou « Dans un recoin de ce monde » (de Fumiyo Kono, 2013 ; film d’animation, en 2016) ainsi que « Les Rêveurs lunaires : quatre génies qui ont changé l’Histoire » (par Edmond Baudoin et Cédric Villani, 2015), avez-vous vu ou revu des films tels « Les Héros de Télémark » (Anthony Mann, 1965), « Les Maîtres de l’ombre » (Roland Joffé, 1989) ou, encore, ce documentaire justement titré « La Bombe » (Rushmore Denooyer et Kirk Wolfinger, 2015) ?
Denis Rodier : « Visuellement, bien que ces documents soient d’une aide importante, nous devons nous méfier des recréations et le plus possible aller à la source des photos de l’époque. Le défi est de trouver, par exemple, une image d’un vrai compteur Geiger utilisé au moment de la scène et pas seulement le modèle, parfois plus récent et sophistiqué, que les acteurs d’un documentaire pourraient utiliser. En fait, il faut tout questionner au point où il faut même distinguer les formes distinctes du champignon atomique de l’explosion d’Hiroshima et ne pas la confondre avec celle de Nagasaki, ce que l’on voit souvent sur internet. Le même phénomène se produit avec les photos des ruines où l’on confond trop souvent les deux endroits. »
Alcante : « En ce qui me concerne, oui, sauf le documentaire que je ne connaissais pas. »
Comme dans un film de guerre, le « spectateur » est destiné à avoir de l’empathie pour tel ou tel protagoniste au caractère affirmé : l’on sent ainsi que vous avez un faible pour le général Groves… et moins pour Vannevar Bush : comment traduire scénaristiquement puis graphiquement ce point de vue qui doit toutefois respecter la vérité historique ?
Alcante : « Personnellement, je n’ai pas spécialement d’affinités avec le Général Groves, mais disons que c’est un bon personnage car il est du genre colérique et possède un physique un peu Rabelaisien. Bush (qui n’est pas de la famille des deux présidents, je le précise) est plus austère et on ne le voit pas beaucoup en fin de compte. Je me sens bien plus proche, philosophiquement parlant, de Szilàrd qui, pour moi, est le véritable « héros » de cette histoire. Pour autant, que ce soit pour l’un ou l’autre personnage, nous n’avons rien inventé au niveau du scénario. Nous nous sommes justes « contentés » de raconter le mieux possible des événements réels. »
L.-F. Bollée : « Franchement, je n’ai aucun faible pour le Général Groves ! Il est le prototype du militaire borné et autoritaire, et on ne peut pas dire qu’il croule sous les compliments quand on lit toute la littérature consacrée à la création de la bombe atomique… Il faut cependant lui reconnaître une certaine « vision » quant au but ultime et évidemment un travail de tous les instants pour y parvenir. Son vrai coup de génie, car il y en a un, c’est d’avoir « senti » que Robert Oppenheimer était le directeur scientifique qu’il fallait au Projet Manhattan. Deux hommes totalement différents, mais qui se sont « trouvés » ! Comme notre livre raconte une sorte de « course à la bombe », il est sans doute inévitable que les principaux protagonistes apparaissent sous un jour favorable, car on s’identifie un peu à leur quête… Mais je répète que Groves ne dégageait aucune sympathie ! Quant à Vannevar Bush, il n’apparaît que peu dans le livre, mais c’est un personnage qui a été un des maillons de la chaîne, oui… »
Denis Rodier : « Ne pouvant nous baser que sur des descriptions des personnages tirés de biographies ou d’anecdotes, notre devoir était de leur donner vie sur la page. Le général Groves est celui qui m’a donné le plus de plaisir à mettre en scène. Sans dénaturer le personnage historique, nous nous sommes amusés à souligner quelques traits de personnalité en représentant par exemple son penchant compulsif (et avéré) pour les barres chocolatées ! Il était très intéressant de mettre ce dernier en opposition à Léo Szilàrd qui lui, avait un caractère tout aussi bouillant, mais avec ce côté excentrique qui contraste très bien avec l’autoritarisme de Groves. Il était tout aussi savoureux de confronter Groves au caractère un peu mystique d’Oppenheimer qui lui, tend à répondre en citant de la poésie. Groves est aussi une façon pour montrer le conflit entre la rigidité hiérarchique militaire et celui cartésien, mais créatif des scientifiques. Cela dit, il n’était pas question de tomber dans la caricature et encore moins de détourner l’Histoire à des fins dramatiques. Même si certains personnages peuvent sembler plus sympathiques, ce n’est aucunement par parti pris, ni pour leur donner bonne figure. »
À quel rythme Denis Rodier a-t-il réalisé cet impressionnant travail : lui aviez-vous de votre côté donner l’intégralité du scénario et des documents de références ?
Alcante : « En 2016, une fois le contrat signé, nous sommes repartis du synopsis de 60 pages et l’avons divisé en une quarantaine de scènes, que nous nous sommes réparties entre LFB et moi. Nous avons alors découpé toutes ces séquences au fur et à mesure, de 2016 à 2019, et Denis avançait en parallèle avec les séquences terminées. Le scénario contenait déjà beaucoup de photos et autres documents visuels pour aider Denis, mais celui-ci a lui-même encore cherché énormément de documentation afin de pouvoir visualiser au mieux tout ce qu’il avait à dessiner. »
Denis Rodier : « Pour bien des raisons, ce projet est tout-à-fait singulier. En plus d’avoir une échéance hyper précise pour que la parution concorde avec le 75e anniversaire (au point où nous savions la date de départ à l’impression au moins un an d’avance), il me fallait terminer la biographie « Lénine » (chez Glénat) et dessiner la nouvelle mouture d’« Arale » qui venait tout juste d’être mis sur les rails par Dargaud. Dans la dernière année, je devais me fixer un rythme de seize planches par mois. Dieu merci, Didier est, en plus d’un scénariste hors pair, aussi un spécialiste des tableaux Excel. Le planning était impeccable à tous points de vue. »
Un ennemy alien : voici un terme qui n’est pas resté dans nos livres d’Histoire francophones ! Avez-vous fait d’autres curieuses découvertes en réalisant « La Bombe » ?
Alcante : « Globalement, on a appris pas mal de choses car on a vraiment dû comprendre comment fonctionnait une bombe atomique, afin de pouvoir vulgariser tout cela. J’ai aussi encore appris beaucoup sur le Japon et les Japonais, même si j’avais déjà une bonne connaissance de ce pays pour y avoir été plusieurs fois. Toutes nos planches étaient soumises à plusieurs Japonais et nous avons par exemple appris que les tatamis ne pouvaient jamais être disposés de telle manière à former une croix. De même, nous qui étions absolument persuadés que les kamikazes buvaient du saké avant de décoller, nous avons appris grâce à notre guide qu’il s’agissait en fait d’eau sacrée provenant des puits des temples shinto (mais servis dans des coupes à Saké, d’où la confusion). Nous avions aussi écrit une scène où le père japonais retrouve son fils aîné qui revient du front chinois. Dans notre esprit, ils tombaient dans les bras l’un de l’autre, mais on nous a fait observer que même dans un tel cas, les Japonais gardent une certaine réserve et que le père et le fils ne font finalement que se saluer respectueusement. C’est aussi durant l’écriture de ce scénario que j’ai également appris l’existence des fukuryus, les scaphandriers kamikazes ! »
L.-F. Bollée : « Bien sûr, je crois qu’on peut même dire qu’on est allés de surprise en surprise, et de faits incroyables en faits encore plus incroyables ! Il y a deux niveaux à cela je crois : d’abord un niveau concernant les personnages. On connait sans doute tous les noms de Oppenheimer, Szilard, Fermi, Truman, mais c’est assez fascinant de les voir finalement différents quand on sonde leurs vies et leurs parcours… Ensuite, il y a les faits et les histoires nombreuses qui jalonnent la grande Histoire. L’histoire des Human Products, de l’espion russe de Los Alamos, de l’USS Indianapolis, des essais de la bombe – tout cela on le découvre et c’est encore plus fort que ce que l’on croyait ! »
Du côté japonais, vous illustrez la vie d’une famille vivant à Hiroshima : loin d’être entièrement fictifs, ces personnages (dont l’ouvrier Naoki Morimoto) semblent vous avoir été inspirés par une rencontre effectuée durant votre adolescence… Ce jusqu’à Hiroshima même : quels souvenirs en gardez-vous ?
Alcante : « Effectivement, Naoki Morimoto a le visage de mon ami Kazuo Morimoto, un Japonais qui s’est retrouvé dans ma classe en 3ème primaire, car son père était venu en Belgique y étudier la socio-histoire de la période Carolingienne ! Nous sommes devenus de super copains à l’époque. Il n’est resté qu’un an en Belgique, avant de retourner au Japon, mais plus de quarante ans plus tard nous sommes toujours en contact, nous revoyant régulièrement ! Il a marqué beaucoup d’intérêt pour notre projet qu’il a suivi attentivement en commentant constructivement toutes les scènes japonaises. »
Ce travail titanesque dans les ombres du passé vous a-t-il conforté dans votre choix d’effectuer une carrière de scénariste/auteur/dessinateur de bande dessinée, pouvant donc en quelque sorte « ressusciter le passé » par le texte et l’image ? Quels sont vos futurs projets ?
Alcante : « Personnellement, ça m’a donné confiance dans le fait que je pouvais réaliser des projets énormes et sortir du cadre habituel du 46 ou 54 planches. Même si j’avais déjà réalisé un Aire Libre de 80 planches [« Quelques jours ensemble », dessiné par Fanny Montgermont en 2008], ici on est bien au-delà. Ce gigantesque projet m’a confirmé aussi mon goût pour l’Histoire, mais quelque part c’est une malédiction car ce genre de scénario exige une quantité invraisemblable de temps pour se documenter… »
« En ce qui concerne mes prochains projets, il y a d’abord la suite et fin de « Rani » avec Francis Vallès ; le tome 8 va sortir sans doute en mai. Nous embrayons avec Francis sur un projet historique chez Glénat, avec Fabien Rodhain comme co-scénariste, mais c’est un peu tôt pour en parler. Je poursuis aussi « Léa Olivier » chez Kennes. Avec LF Bollée nous nous lançons également dans un triptyque chez Soleil, que je lui laisse présenter. J’ai un Aire Libre en chantier chez Dupuis aussi, une histoire d’amour particulière durant la Seconde Guerre mondiale… Et des adaptations de roman. Pas mal de projets en cours, donc, mais toutes ces sorties n’étant pas pour tout de suite, je pense que c’est trop tôt pour donner davantage de détails pour l’instant. »
L-F. Bollée : « Je fais ce métier depuis plus de 25 ans, bien sûr que je suis à fond dans cette activité de scénariste ! Et il est vrai que depuis plusieurs années, ma « production » se divise globalement en deux : les grands romans graphiques à tendance historique (« Terra Australis », « Matsumoto », « La Bombe »…) et les projets plus « grand public » qui m’évadent et expriment mon envie d’inventer et raconter des histoires… En 2020, on retrouve cette double casquette avec « La Bombe » mais aussi un biopic consacré à Patrick Dewaere (qui sortira à la rentrée chez Glénat dans la collection 9 ½ consacrée au cinéma), et la suite de ma reprise du personnage de Bruno Brazil, avec un deuxième tome qui est prévu pour septembre au Lombard. Enfin, comme Didier m’invite à le faire, nous n’allons pas en effet nous quitter comme ça et nous avons encore des projets communs, lui et moi ! En fin d’année devrait sortir le T1 d’un triptyque baptisé « Golgotha » (avec l’immense Enrique Breccia au dessin), un péplum assez délirant et plutôt fantastique, chez Soleil donc. »
Denis Rodier : « Au point où j’en suis, je me demande même si la bande dessinée est un choix. Après ces 35 ans de carrière, en douter serait… particulier. Le sentiment qui est conforté après « La Bombe », c’est que la BD documentaire est possible et que son pouvoir didactique est immense. »
Philippe TOMBLAINE
« La Bombe » par Denis Rodier, Alcante et Laurent-Frédéric Bollée
Éditions Glénat (35,00 €) – ISBN : 978-2344020630
39 euros, pour une histoire tout de même assez souvent traitée en BD …. N’est-ce pas un peu excessif ?
Vous avez le culot de détruire quatre ans de travail en qq lignes ! si c’est trop cher, lisez le journal de Mickey !
C’est curieux, je me demandais plutôt comment 39 euros peuvent rémunérer le travail de trois auteurs pendant plusieurs années !
Pour ma part, je suis séduit par le projet, tant au niveau documentaire que graphique et je ne connais pas d’autres références qui semblent aussi aboutis.
La critique s’adresse à l’éditeur – bien sûr que ce travail doit être rémunéré ! Mais ce n’est pas au lecteur de payer pour un système sclérosé ( prix fixes, marges fixes, pas de concurrence, part de la VA délirante donnée aux distributeurs et aux libraires, ces porteurs de piles de livres) … De toute manière, on verra bien si le positionnement prix de ce livre est juste ou non … Le marché (ce « monstre » ) jugera …
Comme vous dites, Patydoc, le marché a jugé. Les critiques sont unanimement très positives, nous sommes plusieurs fois « coup de cœur ». Seulement six jours après sa sortie, le Livre est en rupture de stock chez de très nombreux libraires, et en tête des ventes de romans graphiques sur Amazon. Résultat: L’éditeur lance une réimpression moins d’une semaine après sa sortie…
Bonjour
Je me souviens d’une histoire en BD, N&B, publiée il y a fort longtemps, dans une revue comme Métal Hurlant, ou une autre, où l’on voyait des gangsters qui venaient de faire un hold-up aux États-Unis. Il fuyaient la police lancée contre eux, s’engagent dans le désert et s’arrêtent devant une construction en hauteur, faite d’un treillis de métal. L’un des gangster se met à uriner sur le truc en disant : « - Si c’est avec ça qu’on va mettre la pâté aux Japs… » La dernière image est une vignette blanche.
Je sais que nous ne sommes pas sur le site BD « qui se souvient du titre? », mais le thème de La Bombe m’inspire ce souvenir de lecture.
Bonjour liaan lusabets,
Votre souvenir de lecture a pour titre « coup de soleil » et effectivement, cette histoire est parue dans « Métal Hurlant » n°123. Elle est l’oeuvre de Jean-Luc Cochet pour le scénario et Jean-François Lopez pour le dessin. La réplique exacte du gangster est: « C’est pas avec des conneries comme ça qu’ils allumeront les japs! » et ce n’est pas la dernière case de cette l’histoire qui fait 8 pages. Je l’ai sous les yeux au moment d’écrire ces lignes. J’adore cette histoire qui date déjà de 1986.
Cordialement
Bonjour Karl
Oui, cette histoire est épatante. C’était donc bien dans Métal Hurlant.
Merci M’sieur !
You are welcome.
Patydoc, nous parlons ici d’un album qui fait près de 10 fois La pagination d’une Bd normale. 39 eur c’est certes un budget, mais à la page c’est trois fois moins Cher qu’un album habituel ! Et les planches sont aussi détaillées pourtant, je vous invite à comparer. Denis Rodier a fait un travail simplement phénoménal. Vous dites que ce sujet a souvent été traité en Bd, je ne le pense pas, loin de la, et pas de manière aussi complete. Je vous invite à lire l’album tout d’abord, et à venir nous dire ensuite si vous estimez qu’il est trop Cher ou non. Vos deux étoiles sur Amazon alors que vous n’avez pas lu l’album constituent un jugement pour le moins expéditif… enfin, le noir et blanc de Denis est un choix artistique et non une économie de coûts ! Allez vous demander à payer moins cher un album de Pratt ou de Comes parce qu’ils sont en noir et blanc ?
Bonjour ; j’ai bien mentionné, et ne faites pas comme si je l’avais pas dit, que la critique était sur le prix et non sur l’œuvre ; j’ai de plus bien dit que j’appréciais Rodier. A propos du noir et blanc, je ne l’ai pas mentionné sur un critère esthétique ( appréciant tout comme vous Pratt et Comès – voir les 5 étoiles à propos de « l’éclat du noir profond » ) mais sur un critère financier ; enfin l’argument sur la pagination ne tient pas : les livres de la collection magistrale « mondes anciens » chez Belin ont une très forte pagination, une riche iconographie en couleurs sur papier glacé, et une pléiade d’auteurs par ouvrage, pour un prix similaire au vôtre. Donc les 2 étoiles s’adressent à Glénat et NON A VOUS, un Glénat qui aime trop l’argent et qui pousse trop loin le bouchon ! Par exemple, jetez donc un coup d’oeil sur Amazon aux critiques des acheteurs de la réédition chez Glénat du manga « parasite », revendu 11 euros au lieu de 7 !
Patydoc, demandez vous alors qui va le plus subir les conséquences de votre cotation, entre Glenat et les auteurs ? Pour le reste, je vous propose de lire l’album avant de juger de son rapport qualité prix…
J’ai u et lu votre commentaire sur amazon, Patydoc! C’est ridicule! On ne juge pas un livre sur son prix de vente, même s’il est élevé! Et là, compte tenu du nombre de pages, on ne peut pas dire que ce soit le cas. Maintenant, vous pouvez trouver que 40 euro pour lire un livre sur la bombe, c’est trop cher pour un livre sur un sujet peu marrant, mais grâve. Et qui a sans doute nécessité plusieurs années de travail à ses auteurs. La bombe en BD, c’est un sujet moins porteur que le cul ou que Macron. Si le livre ne vous plait pas, ne l’achetez pas! Mais évitez de tenter de le saborder!
Je ne vois pas vraiment en quoi le prix de cet ouvrage est un souci : il fait à lui seul l’équivalent – je le dis dans ma chronique – de (je m’aligne sur une standard de 56 pages)… 8,5 albums de Blake et Mortimer, avec certes un peu moins de textes par cases ! La discussion avait déjà porté ces derniers mois sur « Les Indes fourbes » (35 € pour 160 pages), dont on connait par ailleurs la qualité. Si vous achetez un beau livre sur le cinéma comme (l’indispensable) « Mirages » de Christian Durieux, ce sera au minimum 45 € pour 254 pages. Pour les catalogues du FIBD (par exemples « Calvo » ou « Wallace Wood » cette année), 35 ou 40 € pour 200 pages. Bref… je vois mal comment un beau livre au format album de plus de 250 pages pourrait coûter aujourd’hui moins de 30 ou 40 €.
Le prix, le prix, le prix… Patydoc, , facile de se cacher sous un pseudo !
Patydoc doit trouver qu’un bon album est vendu dix euro ou presque pour 44 pages.Allez, soyons généreux, allons jusqu’à 60 pages pour 15 euro. La collection Mille-feuilles publie des oeuvres hors-normes à tirage limité, car ce sont rarement des bestsellers. De plus ce sont des ouvrages qui prennent de la place, et qui vont vite être retournés au diffuseur en cas de mévente (ou alors privéss d’exposition chez le libraire BD).
Ce qui ne gênera pas le puissant libraire en ligne (également vendeur de tout) de procéder à un écoulement régulier.
Dans ce contexte, laisser un commentaire si négatif sur un site très fréquenté peut s’assimiler à une lapidation gratuite, alors que ce livre a nécessité des années de travail à ses auteurs. Et que même l’éditeur ne doit pas espérer gagner beaucoup d’argent avec! Au plus une ou deux nominations à des festivals, comme le montre le livre de De Thuin.
Je suis désolé, » che »r Patydoc, puisque vous me donnez du « Cher Monsieur » , ce n’est pas responsable ni sympathique comme attitude.
Ces commentaires d’épiciers me semblent navrants…
Cet ouvrage est d’une qualité exceptionnelle, captivant, intelligent, les dessins remarquables pour un livre d’une telle ampleur .
Merci Messieurs les auteurs