Pannonica, une baronne be-bop : entretien avec Stéphane Tamaillon et Priscilla Horviller…

Billie Holiday, Ella Fitzgerald, Carla Bley, Sarah Vaughan, Mary Lou Williams, Nina Simone, Lena Horne… essentiellement des chanteuses, quelques instrumentistes ! Ces noms sont sûrement les premiers qui viennent à l’esprit lorsque l’on mentionne les figures féminines du jazz. Pannonica de Koenigswarter, née Rothschild, eu pourtant une place importante dans le monde du jazz dès les années 1950, en devenant mécène et bienfaitrice auprès de nombreux jazzmen. Écrite par Stéphane Tamaillon et dessinée par Priscilla Horviller, la vie de celle qu’on surnommait Nica est retracée dans l’album « La Baronne du jazz », publié aux éditions Steinkis.

Issue de la branche anglaise de la famille Rothschild, Kathleen Annie Pannonica voit le jour en décembre 1913. Dernière d’une fratrie de quatre enfants, elle est la plus délurée: peu disposée à suivre les règles de l’aristocratie anglaise. Un jour d’ennui, son frère qui lui présente Teddy Wilson, le pianiste accompagnant Benny Goodman. L’énergie et la liberté du jazz ne la quitteront plus.

Opposée à une vie rangée qu’elle n’aurait pas choisie, Pannonica finit par tomber amoureuse de Jules deKoenigswarter: jeune militaire français fortuné. Ils se marient à New York, en 1935. Peu à l’aise avec la vie mondaine, Pannonica élève leurs enfants dans cette période préguerrière dans laquelle l’antisémitisme monte en Europe. Victime de la Débâcle, elle se réfugie à New York pour laisser sa petite famille à la garde d’amis.

Ne voulant pas rester inactive face au nazisme, elle retrouve son mari dans les Forces Françaises Libres (FFL), qu’il avait rejoint dès l’appel du 18juin. Le suivant sur tous les fronts,le couple sera décoré à la Libération et Jules deKoenigswarter sera nommé diplomate. Fatiguée par la vie d’apparatvoulue par la situation de son époux, Nica finit par s’installer dans la capitale du jazz au début des années cinquante.

Pannonica fréquente, dans les clubs de jazz,les précurseurs de la révolution be-bop. CharlieParker, Dizzy Gillespie, Bud Powell ou Thelonious Monk sont là. Nica se consacreradorénavant à la promotion du jazz (elle sera manager de l’ensemble Art Blakey & The Jazz Messengers), mais sera aussi une amie fidèle et un soutien sans faille pour leurs créations.

Jules obtiendra le divorce et les gardes des enfants, à la suite du décès de Charlie Parker dansla suite de Nica. Elle sera exclue de la famille Rotschild, mais rien ne la détournera de ses amis musiciens. Nica hébergera Thelonious Monk dans sa maison du New Jersey, pour qu’il puisse vivre et créer sans contrainte: il y vivra de 1970 à sa mort en 1982. Pannonica mourra six ans plus tard.

Si les relations de Pannonica avec le jazz sont connues (elle est présente dans « Bird » le film de Clint Eastwood consacré à Charlie Parker et son livre « Les Musiciens de jazz et leurs trois vœux: propos recueillis et photographies » a été publié en France il y a quelques années), le grand mérite de l’album « La Baronne du jazz » est de nous dévoiler l’enfance, la jeunesse et le parcours de Pannonica de Koenigswarter. Stéphane Tamaillon nous montre une jeunefemme ne supportant pas les inégalités, désireuse de comprendre le monde. Libre, elle lutta constamment contre les préjugés.

Cette liberté nous la retrouvons dans le trait de Priscilla Horviller, sa baronne est toujours en mouvement, swinguant dans des planches aux cases sans contours. Les pages sont construites avec un ingénieux dispositif, les décors sont en noir et blanc, les personnages principaux menant l’intrigue sont en couleur. Ainsi Pannonica est toujours là, en avant, filant sa vie musicale en nous entraînant avec elle.

BDzoom.com : Bonjour, Stéphane, Priscilla, pouvez-vous vous présenter ?

Stéphane: Bonjour, je suis romancier, essentiellement pour la jeunesse, et scénariste de bandes dessinées jeunesse et adultes. J’ai publié à ce jour pas loin de trente livres chez différents éditeurs, comme Le Seuil, Flammarion, Gründ, Frimousse ou encore Steinkis. J’enseigne en parallèle l’histoire et la géographie dans le secondaire.

Priscilla: Bonjour, je suis de formation graphiste/illustratrice et j’anime des ateliers de bandes dessinées dans différentes structures: MJC, centres sociaux, collèges, lycées…J’interviens sur des spécialisations arts plastiques, dans le cadre du BAFA, avec des associations d’éducation populaire. Je suis aussi chargée de communication dans une association de spectacle où je développe des visuels sur tous types de supports de communications: tracts, affiches, magazines, journaux, cartes de visite, dépliants… J’alimente un blog avec mes croquis ou des strips en racontant ma vie de façon drôle ou poétique…

Priscilla Horviller et Stéphane Tamaillon

BDzoom.com : Comment est née votre collaboration ?

Stéphane: J’avais depuis trois ou quatre ans l’idée de raconter l’histoire de Pannonica. Je suis tombé par hasard sur des dessins du blog de Priscilla, sur lesquels elle croquait des musiciens de jazz. Son style, à la fois rétro et très moderne, m’a convaincu qu’elle était la bonne personne pour le projet.

Priscilla: Stéphane a vu mon travail sur ma page web d’auteur et m’a contactée pour me parler de ce projet. Je suis une grande passionnée de jazz et je chante dans une formation jazz. Le sujet ne pouvait que me plaire. En plus, je connaissais déjà un petit peule personnage et j’avais déjà chanté plusieurs standards qu’ils lui ont été dédiés.

A Tribute to Pannonica (Cristal Records)

BDzoom.com : Comment avez-vous appréhendé vos recherches pour cet album ?

Stéphane: C’est un travail de longue haleine. Il m’a fallu lire plusieurs bios, essentiellement en anglais, car elles ne sont pas traduites, éplucher les journaux de l’époque, écouter des témoignages, regarder des archives vidéo et des documentaires, de façon àesquisser l’histoire que j’avais envie de raconter. Tout en écoutant bien sûr la musique qui baignait cette époque. Ce qui n’a pas été très contraignant, car j’adore le jazz. Le gros boulot a aussi été de rassembler l’énorme documentation photographique nécessaire.

Les évènements se déroulent sur un gros pan du XXesiècle (de 1923 à 1988): il fallait trouver la bonne image,le bon document. Ça va du « Leopard Moth » de Jules, à la « Be-bop Bentley » de Nica, ou jusqu’aux bâtiments et aux lieux qu’il fallait représenter en fonction de l’époque décrite, en passant par les tenues des musiciens de l’hôtel Savoy. Des choses très précises aussi… Par exemple, à quoi ressemblaient les pochettes de disque en 1932 ou quel modèle de magnétophone en 1988?

Priscilla: J’ai eu la chance d’avoir une énorme documentation visuelle fournie par Stéphane qui m’a beaucoup aidée pour mon dessin. J’ai fait de mon côté aussi quelques recherches, je me suis procuré le livre « Les musiciens de jazz et leurs 3 vœux », lu « Monk » de Laurent deWilde, vu un doc de la BBC qui lui est consacrée et écouté énormément de jazz pendant je dessinais. Je trouvais des supports visuels quand Stéphane me demandait des choses (dans sonscénario) un peu plus complexes en matière de cadrage: immeubles sous un certain angle de vue, positions de personnages un peu complexes… J’étais très cadrée au niveau du scénario (indication de temps, de lieux), mais je pouvais aussi lui faire des propositions et je gardais une vraie liberté graphique.

BDzoom.com : Vous mettiez régulièrement vos recherches en commun ?

Stéphane: J’ai préparé une abondante documentation, numérotée par partie du scénario, et ensuite Priscilla s’en est emparée. Elle a aussi fait ses propres recherches. Il y a des choses auxquelles je n’avais pas pensé en amont.

Priscilla: Oui, je lui faisais d’autres propositions en ce qui concerne les images, mais généralement, les docs qu’il m’envoyait étaient très fournis !

BDzoom.com : Quelle époque avez-vous préféré traiter ?

Stéphane: Toutes, à vrai dire, mais si je dois en choisir une, j’ai beaucoup aimé traiter de la période de la Seconde Guerre mondiale, durant laquelle Pannonica a pas mal voyagé et accompli des choses marquantes dans sa lutte contre l’Axe aux côtés de la Résistance. C’est aussi un moment où elle se redécouvre en tant que femme forte et indépendante, après s’être un peu oublié dans les débuts de son mariage.

Priscilla: Graphiquement parlant, j’ai aimé l’après-guerre quand elle commence à rencontrer tous ces grands jazzmen, dont Monk, Art Blakey, Dizzy Gillespie… J’adore dessiner les musiciens quand ils jouent.

La célèbre Bebop Bentley

BDzoom.com : Avez-vous eu beaucoup de sessions de travail ensemble ?

Stéphane: Nous avons échangé tous les jours, plusieurs fois par jour, durant presque deux ans. Un peu par téléphone, mais essentiellement par Messengersur Facebook. On discutait de tout, de détails jusqu’à des choses plus générales. Les réseaux sociaux permettent vraiment une grande fluidité dans le travail. L’inconvénient, c’est qu’on ne déconnecte presque jamais. Donc, on parlait à toute heure du jour, et même parfois de la nuit.

Priscilla: Oui, je rejoins Stéphane, j’étais sans arrêt connectée via Messenger, et j’en oubliais parfois de manger ! Mais nous n’avons jamais eu de problèmes de communication, je lui envoyais régulièrement mes planches et il me faisait des retours sur la mise en page, la fluidité de l’enchaînement des images.

Les trois vœux de Monk.

BDzoom.com : Les retours sur votre album sont pléthoriques et élogieux, vous vous attendiez à un tel succès ?

Stéphane: On l’espérait, mais s’y attendre, non. La vie de Pannonica est une épopée. Au-delàde simplement son rôle d’amatrice et de protectrice du jazz pour laquelle elle est connue, son parcours de femme est incroyable. Je suis ravi que son histoire fasse sens pour les critiques et les lecteurs. Et aussi que le dessin de Priscilla soit reconnu et mis en lumière. Elle a un talent fou.

Priscilla: Moi, je ne m’y attendais pas du tout. En plus, je démarre totalement dans ce milieu… J’étais la reine des projets commencés, jamais finis ! Question de confiance… Seule,c’est beaucoup plus dur de se motiver, là avec Stéphane, je ne pouvais pas laisser passer ce projet, j’avais besoin d’une forme d’engagement avec quelqu’un d’autre, je me sentais soutenue. Et puis je pensais aussi que le jazz était un genre qui n’était plus très écouté. Je pense que c’est peut-être l’histoire de ce parcours de femme libre qui plaît. Une femme qui s’émancipe de sa condition pour vivre de sa passion, qui ne s’en laisse pas conter, comme dirait Charlie Parker !

Nica et Teddy Wilson, Londres c. 1954

Vous pouvez suivre l’actualité de Priscilla Horviller par le biais de son blog et celle de Stéphane Tamaillon sur son site.

Mille mercis swinguant à Priscilla et Stéphane pour leurs réponses.

« La Baronne du jazz » par Priscilla Horviller et Stéphane Tamaillon
Éditions Steinkis (20,00 €) – ISBN: 978-2368462751


Galerie

2 réponses à Pannonica, une baronne be-bop : entretien avec Stéphane Tamaillon et Priscilla Horviller…

  1. Brémaud dit :

    Félicitations pour le site BDZOOM. A quand un article sur l’expo, et le catalogue de celle ci, sur Edmond François CALVO à Angoulême ainsi que sur la réédition de Mr Loyal du même auteur? Merci de vos efforts pour la BD.

    • Gilles Ratier dit :

      Merci Alain pour vos félicitations.
      BDzoom.com n’a pas attendu l’expo d’Angoulême pour parler en détail de ce grand dessinateur qu’était Calvo ; voir notre rubrique « Le Coin du patrimoine » qui lui a été consacré : Le réalisme chez Calvo. Je n’étais malheureusement pas à Angoulême et n’ai pas pu voir l’expo. En revanche, quand nous aurons plus d’amples informations sur la réédition de « Mr Loyal », nous ne manquerons pas de vous tenir au courant.
      Gilles Ratier

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