Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...Adapter « Couleurs de l’incendie » : le récit d’une infernale vengeance féminine…
En évoquant en 2013 une rocambolesque escroquerie aux monuments aux morts dans « Au revoir là -haut », Pierre Lemaître signait un chef-d’œuvre, salué notamment du Prix Goncourt. Adapté brillamment tant par Christian De Metter (album paru chez Rue de Sèvres en 2015) que par Albert Dupontel (film en 2017), le roman pouvait laisser espérer une suite…de fait déjà imaginée par son auteur. Dans « Couleurs de l’incendie », de nouveau adapté par Christian De Metter, l’on retrouvera Madeleine Péricourt en héroïne inattendue, plongée dans un imbroglio politico-financier à la fin des années 1920. Non sans drames ni vengeances dignes de Dumas ou Balzac… Ni correspondances avec l’actualité et la question de la place des femmes dans notre société, encore un siècle plus tard.
Dans « Au-revoir là -haut » (voir l’article de Gilles Ratier), les soldats Albert Maillard et Édouard Péricourt, fils de bonne famille défiguré lors du premier conflit mondial, montaient une vaste escroquerie aux dépends d’Henri d’Aulnay-Pradelle (ex-lieutenant odieux et nouvel escroc de haut vol) et du banquier Péricourt, patriarche régnant sur la classe politique. Une revanche sur le monde teintée d’une poésie burlesque et d’un humour noir de tous les instants, d’où émergeait cependant les figures féminines de Madeleine Péricourt et de Pauline, la bonne de la famille. « Couleurs de l’incendie », roman paru en janvier 2018 et désormais compris dans une trilogie elle-même titrée « Les Enfants du désastre » (le troisième volet, « Miroir de nos peines », étant également à paraître en ce mois de janvier) change la donne dès l’incipit, tragique : en 1927, et alors que le Tout-Paris (dont le président Gaston Doumergue) assiste aux obsèques de Marcel Péricourt, son petit-fils de sept ans chute par la fenêtre. Madeleine Péricourt, devenue l’unique héritière d’un immense empire financier, doit reprendre la banque familiale au pied levé alors qu’elle ne possède aucune compétence en la matière ! Elle s’y intéresse d’autant moins qu’elle se consacre totalement à son fils, rongée dans sa descente aux enfers par la question de savoir ce qui a pu pousser un enfant si jeune à tenter de se suicider. Alors que s’agitent dans l’ombre des conseillers peu scrupuleux et des politiciens acquis aux idées extrêmes, Madeleine – considérée comme une faible femme – aura fort à faire, et ce dans le contexte affairiste très volatil liée à la crise de 1929 et à la montée des totalitarismes.
Dans ce canevas, exit Albert et bien sûr Édouard (cf. la couverture…), les deux protagonistes principaux d’« Au revoir là -haut ». Adapté par Christian De Metter en 160 planches, « Couleurs de l’incendie » (récit comptant initialement 500 pages) livre une vision dessinée exclusive à l’auteur. Pierre Lemaître, déjà occupé par d’autres scénarios dont sa propre transposition du roman à l’écran (le film sera tourné par Clovis Cornillac en 2020) ne souhaitait pas s’engager sur une troisième version de sa propre histoire !
Que nous raconte la couverture de « Couleurs de l’incendie » ? D’abord qu’une femme, habillée (avec son chapeau cloche à bords rabattus) à la manière des années 1920 – 1930, ayant du charme mais pas nécessairement très séduisante, sera au cÅ“ur de cette nouvelle intrigue. Et qu’ensuite la noirceur de son univers éclatera en destructions – ou désirs de destructions – importantes : ainsi de ce feu dévorant un entrepôt ou une usine, allumé par deux hommes de mains qui contemplent de nuit leur forfait. Cette héroïne est-elle la dirigeante d’un gang ou d’une famille mafieuse, nul ne saurait encore le dire, mais l’idée est là que l’histoire semble basculer du côté du polar ou du thriller, de la vengeance ou de la vendetta personnelle. Une flamme fatale, avez-vous dit ?
Évoquant non seulement la bulle spéculative liée à la découverte de pétrole en Roumanie (premier pays producteur de l’or noir, dès 1857) mais aussi les recherches industrielles françaises en matière de turboréacteurs, le scénario fait la part belle au basculement d’une société en proie aux dissensions économiques et politiques de tous ordres. Dans un monde où une femme – divorcée et dénuée de carnets de chèques comme de réels droits juridiques – n’a que peu de recours, Madeleine devra cependant faire front pour faire payer à chacun ses trahisons, tout en laissant le fin mot à la justice et à la loi. Des tonalités que le trait – toujours noir et inquiet – et les couleurs – volontiers sépia – de De Metter traduisent très justement, dans la droite lignée de ses précédentes travaux : « Le Sang des Valentines » (2004), « Shutter Island » (2008), « Scarface » (2011), « Rouge comme la neige » (2014) ou encore « No Body » (2016 à 2019).
Interrogé sur l’élaboration de la présente couverture, Christian De Metter s’est aimablement prêté au jeu du making-of :
D’abord le crayonné : « La réalisation d’une couverture est toujours un casse-tête. Parfois on la voit dès le départ d’un projet mais c’est assez rare. J’ai donc réalisé dans un premier temps un rapide crayonné des éléments qui semblent indispensables à la couverture. Madeleine est le personnage principal de l’histoire et cette scène de l’incendie un des moments-clés… qui a l’avantage également d’illustrer le titre. Les deux se sont imposés de manière évidente. »
Deuxième temps, les crayonnés (ou roughs) : « Je réalise ensuite un rough rapide (dessin préparatoire avec une vague mise en couleurs) pour placer les éléments. J’intègre des détails qui vont fixer l’époque de l’histoire, un chapeau cloche pour Madeleine et une voiture ancienne au premier plan de la scène d’incendie. C’est ce rough que j’envoie à l’éditeur. »
Troisièmement, les désidératas de l’éditeur : « L’éditeur me fait une contre-proposition et, à partir des cases de la bande dessinée, ils réalisent une image. Madeleine est à la fenêtre et l’incendie se reflète dans les carreaux. Mais pour moi, Madeleine n’est pas spectatrice dans cette histoire, bien au contraire, et ce feu qui symbolise son passage d’une femme relativement passive et naïve à une véritable combattante doit sembler « émaner » d’elle. Mon premier rough manquait de dynamisme ou de sensualité. Cela est sans doute dû à la pose de Madeleine. Je recherche donc d’autres poses pour affiner cette première idée afin de convaincre l’éditeur. »
Enfin, la solution trouvée : « Voici la mise en place finale. Il faudra peaufiner ensuite le travail des couleurs pour arriver à la version définitive… »
En ce début 2020, il ne vous restera plus qu’à découvrir l’album, tout feux tout flammes.
Philippe TOMBLAINE
« Couleurs de l’incendie » par Christian De Metter, d’après Pierre Lemaître
Éditions Rue de Sèvres (24,00 €) – ISBN : 978-2-369-81500-6
Génial d’avoir fait intervenir De Metter de cette façon ! Merci Philippe