« Shock Suspenstories » T3 : un classicisme qui claque, comme un coup de feu !

Et voilà le dernier tome de cette anthologie de récits « choquants » (et choc), édités par EC comics dans les années cinquante et offert à un rythme régulier, parmi 7 autres titres, par les éditions Akiléos depuis 2010. Une bouffée patrimoniale oxygenante de suspens, de frissons et de contes moraux, en noir et blanc et « dans la grande tradition ».

Qu’il est bon de se plonger ou replonger dans ces volumes épais au papier à fort grammage, présentant ce qui se faisait de mieux en terme de récits de suspens il y a soixante-six ans, par la crème des auteurs et dessinateurs américains. On a déjà eu l’occasion ici de dire tout le bien que l’on pense de ces rééditions thématiques et chronologiques d’Akiléos (1). Sans doute faut-il à nouveau préciser, avant de parler du contenu lui-même, que les couvertures sont des revisitations par des auteurs modernes de couverture d’époque, sélectionnées pour chaque parution, parmi les 6 numéros de la revue proposée en recueil. De quoi se faire plaisir, sans se priver des originales, que l’éditeur a eu la bonne idée de proposer sous forme d’un livret couleur glacé volant, joint au dernier tome de chaque série.

Comme d’habitude, ces histoires de quelques pages, entre six et neuf, abordent des thèmes sociaux dramatiques, qui vont faire l’objet d’une montée en puissance dans l’ignominie, avant d’être conclues par une case à la morale cinglante, ne laissant aucune échappatoire. Que ce soit des histoires d’adultères tournant mal, de vengeance se retournant contre ses exécuteurs ou la dénonciation d’abus, familiaux ou racistes, les scénaristes maison : Bill Gaines, Al Feldstein, Otto Binder, ou les moins courants Carl Wessler et Jack Oleck (sans certitude semble t’il sur plusieurs récits), dénoncent les travers de leur temps, et s’engage sans détour et de manière « gauchiste » pourrait-on dire, en tous cas ouvertement progressiste, dans une Amérique prude où sévissait, pile dans ces années-là (1953-54) la chasse au sorcière du Maccarthysme.Wally Wood illustre «Frères de sang », premier récit sur le thème du racisme, ou plutôt de la xénophobie, sentiment s’infiltrant avec haine dans un village rural que l’on devine du sud des Etats-Unis… La froideur avec laquelle la tension monte est sourde et palpable, et rappelle l’ambiance du film plus tardif « Du silence et des ombres» de 1962, adapté du roman « To Kill a Mockingird » » de Harper Lee (1961). « Le Tout pour le tout » est un récit illustré par le grand Frank Frazetta, que l’on avait déjà pu découvrir dans « Les Meilleures histoires de suspense » (Zenda Xanadu, en 1983, sous le titre « Jeu serré ». Un classique « balnéaire », qui donne le thème de la couverture de ce recueil.« L’Orphelin », attribué à Al Feldstein, Bill Gaines ou Jack Olek, traite de l’enfance et de la maltraitance. Le dessin aux noirs profonds de Jack Kamen illustrant avec perfection cette histoire, à la chute assez surprenante et terriblement sadique. « La raclée » est le deuxième récit traitant de racisme. Toujours attribué sans certitude aux mêmes auteurs que « l’Orphelin », ce dernier dévoile de superbes planches de Wally Wood, comme si le dessinateur était l’artiste le plus à même de rendre ces sentiments viscéraux et les ambiances glauques de ces frustrations. On se souvient en effet l’avoir déjà vu dans une histoire d’hommes cagoulés, façon Ku Klux Klan, dans le précédent épisode : « Bien couverts » (Shock Suspenstories #6, recueil # 1 d’Akiléos), titré « Incoginto » dans le volume Xanadu.

Bernie Krigstein illustre deux histoires de son trait si caractéristique : « Toi, l’assassin », histoire d’hypnose, adaptée par Otto Binder du film « Le Cabinet du docteur Caligari », et « Dans le sac », par Carl Wessler ; une histoire de flic poursuivant, dans les rues mouillées par la pluie, un homme accusé de trimbaler une tête dans un sac…
De la pluie, il y en a aussi dans le superbe « Assassin », du même scénariste, magnifiquement illustré dans un noir et blanc au trait fin, par George Evans. Un exemple parfait de maîtrise du cadre, de la dynamique d’un récit de course poursuite, et de l’ambiance pluvieuse, que tout dessinateur amateur se doit de pouvoir représenter un jour. Un must, qui, si l’on y prête bien attention, et malgré sa chute complètement différente, fera penser à un autre course « contre la montre » de la même époque (1955) : le cultissime « Master Race » de Bernard Krigstein. http://bdzoom.com/135620/actualites/la-fondation-boon-acquiert-%C2%AB-master-race-%C2%BB-chef-doeuvre-graphique-des-editions-ec-comics-consacre-a-la-shoa/ Du classicisme influent, dont l’une des dernières cases très expressive, sert justement de page de garde.

« La Vérité crue », d’Otto Binder et Jack Kamen, délivre encore une fois un récit fort, se déroulant dans un hôpital, alors qu’un homme marqué par l’épisode dramatique d’un accident et d’un séjour de naufragé de cinq semaines seul dans un canot répète les mêmes phrases incompréhensibles :
« Elle me dégoûte »… Pas de révélations de ma part sur la chute, bien sûr, tout juste pourrais-je renvoyer à Richard Corben, qui, vingt-trois ans plus tard, dans Creepy #83, saura se souvenir de cette histoire…


Je ne citerai pas les 24 épisodes, tous intéressants, mais peut-être pour conclure, dirais-je quelques mots du « Rêve de Cadillac », encore magnifiquement illustré par George Evans, dont le trait aux hachures subtiles et quelques cases splendides (la carriole dans les bois, évoquant les crépuscules de « La Nuit du Chasseur » de Charles Laughton, 1955), donnent vraiment un attrait à ce volume, alors que ce récit se termine d’une manière assez inattendue, c’est le moins que l’on puisse dire.

« Rêve de Cadillac ! » par Carl Wessler et George Evans

On peut appréhender « Shock Suspenstories » avec la seule volonté de retrouver les dessins noir et blanc si significatifs de ces années-là, réalisés dans un style semi-réaliste précieux, à l’encrage exceptionnel, mais il est impossible de rester insensible à la puissance des messages délivrés, souhaités par des auteurs dont l’engagement a rendu ces bandes inaltérables et surtout classiques, dans le sens d’incontournables. En effet, n’oublions pas qu’en 1953, Marvel et DC, pour ne prendre que ces deux exemples d’éditeurs, étaient dans une passe peu glorieuse, délivrant de leur côté des histoires de romances, de western ou de super héros sans grande envergure. Aussi, une collection comme celle qu’Akiléos nous propose, et plus particulièrement « Shock Suspenstories », se dresse comme un phare de qualité dans des années cinquante bien conservatrices.

Franck GUIGUE

(1) Quelques chroniques de ces titres Akiléos dédiés à EC comics sur notre site (liste non exhaustive) :

Weird Fantasy T3 :http://bdzoom.com/132706/comic-books/%c2%ab-weird-fantasy-%c2%bb-par-bill-gaines-al-feldstein-et-divers/

Crime Suspenstories T3 : http://bdzoom.com/115252/actualites/akileos%c2%a0-pas-de-suspense-sur-sa-presence-au-bordeaux-geek-festival-ce-week-end%c2%a0/

Tales From the Cryp T4 : http://bdzoom.com/102193/comic-books/%c2%ab-tales-from-the-crypt-%c2%bb-t4-collectif/

Shock Suspenstories T2 et Weird Science T3 : http://bdzoom.com/98042/comic-books/special-ec-comics-chez-akileos-2/

The Haunt of Fear T1 : http://bdzoom.com/87646/comic-books/%c2%ab-the-haunt-of-fear-%c2%bb-t1-collectif/

« Shock Suspenstories » T3 collectif
Éditions Alikéos (28 €) – ISBN : 9782355743689 

Galerie

15 réponses à « Shock Suspenstories » T3 : un classicisme qui claque, comme un coup de feu !

  1. Captiaine Kérosène dit :

    Je trouve pour ma part ces histoires inutilement surchargées de texte. On voit que les dessins sont complètement étouffés.
    Par ailleurs, il est dommage que Akileos ne semble pas pressé de publier la suite de « Two fisted tales ».

    • JC LEBOURDAIS dit :

      C’est encore un temps ou les comics sont principalement conduits par les scenaristes, qui sont de vrais auteurs a part entiere, de facon similaire a ce qui se passe en Europe a la meme epoque (Jacobs, Charlier, Goscinny, etc.). Il faudra attendre les annees 90 pour que la tendance s’inverse, helas, et que les dessinateurs prennent le pouvoir.

    • Franck G dit :

      Effectivement, on peut ressentir un surplus de texte dans les pavés introductif de chaque histoire, cela a été mon cas. Ceux-là sont en effet quelque peu redondants, mais je pense qu’il faut justement recontextualiser , et se dire qu’ils étaient certainement utiles à une époque, afin de mieux faire « passer la pilule » et amener cette espèce d’impression de fatalité, de folie, de rêve éveillé, même parfois, qpermettant le déroulement (l’acceptation ?) de ces situations exceptionnelles, sinon choquantes.
      En ce qui concerne « Two Fisted Tales », on est bien d’accord, il resterait trois volumes à produire théoriquement, mais est-ce que ces récits de guerre sont les plus vendeurs ? Sans doute pas…
      Bien cordialement,

  2. JC LEBOURDAIS dit :

    aucunE echappatoire.

  3. JC LEBOURDAIS dit :

    - Semble-t-il
    - En touT cas
    - McCarthyisme
    - tension sourde (sourdre: verbe intransitif – Naître, se manifester peu à peu, croître, en parlant d’une idée, d’un sentiment : Le mécontentement commençait à sourdre dans la population.
    - raclee prend un accent circonflexe ( que je n’ai pas ici sur un clavier americain)
    - hommeS cagoulés
    - KU Klux Klan
    - trimbaLer
    dont l’engagement a rendU ces bandes inaltérables

    Bonne journee

    • Laurent Turpin dit :

      Je cherche justement un secrétaire de rédaction (bénévole, évidemment) pour relecture de tous les articles avant publication. Intéressé ? LT

  4. JC LEBOURDAIS dit :

    Sinon, bon article. Il est grand temps qu’un editeur francais propose l’integrale des EC comics dans une belle presentation.

    • FranckG dit :

      C’est fait, mais on vous attend pour faire…mieux. En tous cas, Akileos appréciera…

      • JC LEBOURDAIS dit :

        L’epoque ou j’ecrivais ce type d’article pour Scarce et occasionnellement d’autres publication est helas bien revolue depuis que j’ai du mettre ma collection en garde-meuble pour cause de demenagement professionnel il y a quelques annees. J’aimerais m’y remettre, mais c’est plus realiste de passer la main a une nouvelle generation, vu mon age et le fait que mes centres d’interet portent essentiellement sur des vieilleries dont l’apect clickbait a ses limites. J’apprecie globalement le travail que vous faites sur ce site et je suis conscient de la somme de travail que ca represente.

  5. Crissant Clavier dit :

    Il paraît qu’ aujourd’hui l’encrage est ringard.C’est un point de vue ,discutable.Ce n’est pas la démonstration magistrale servie dans ces récits par quelques-uns des plus grands maîtres du genre qui va convaincre du contraire . Ici le trait d’encre ,et la tache, vibrent avec une force qui fait office de mètre étalon. Un modèle. Un modèle qui va faire des petits,c’est peu de le dire.

    De plus Bill Gaines – fils de Max , celui qui est considéré comme l’inventeur du format comic book et intervenant décisif pour la première publication de Superman – et Al Feldstein étaient plein d’ambition pour leurs ouvrages: on soignait plus que les autres la qualité de l’imprimerie, encouragement était fait aux dessinateurs de s’exprimer ,avec pour seule contrainte la pagination,il est vrai réduite. La BD était ainsi un moyen d’expression aussi pertinent que les autres.Et c’était qu’un début.

    Le bon docteur wertham est venu avec sa paranoïa hygiéniste mettre à bas ces récits propres à pervertir les jeunes pousses si influençables. Un élan parti pour amener la BD vers des sommets jamais atteint est ainsi tué dans l’oeuf.

    Désormais tout le monde sera au garde à vous pour des décennies ,sous contrôle, jusqu’au ridicule.Surveillé par ceux-là même qui reprochent alors à la BD de n’être qu’un vulgaire passe temps sans ambition ,pour enfants et débiles .

    Un discours qui aussi va faire des petits.

    • PATYDOC dit :

      Ces récits dessinés au pinceau et à l’encre de Chine rendent mieux sur papier glacé ; ce n’est pas le cas ici, malheureusement ; j’ai acheté les séries Akileos tout de même, mais je crois que des versions brochées souples sur papier glacé auraient été plus adéquates que ces pavés reliés.

      • Crissant Clavier dit :

        Du papier glacé à condition que le matériau de base utilisé pour la reproduction soit impeccable,sinon….

        Par exemple la planche avec la scène de pluie titrée « L’assassin », assez « pâteuse » visuellement et certainement loin de la finesse du dessin original ,avec des pages qui comme souvent sont dispersées et difficilement accessible pour les rescanner avant impression,serait encore plus « lourde » et imprécise.

        Las c’est souvent le cas de ce qui est proposé,faute de mieux,par ce type d’ouvrages,pourtant essentiels.

        Rappelons que les EC Comics – on peut y rajouter Mad Magazine des mêmes responsables éditoriaux – ont eu une influence colossale avec un impact mesurable aujourd’hui encore, tous médias et artistes confondus. Bien des choses considérées comme novatrices à l’heure actuelle, étaient déjà bien présentes dans ces fascicules chapeautés par Gaines et Feldstein (Kurtzman aussi) dans les années 1950.

        • PATYDOC dit :

          Vous avez sans doute raison ; cependant je regrette la disparition du papier glacé; quoi de plus beau qu’un Spirit sur papier glacé ?

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