Interview de Philippe Druillet

Interview de Philippe Druillet par Philippe Mellot.
Philippe Druillet est un cas à part dans le monde de la bande dessinée. Affichiste, sculpteur, peintre, spécialiste de l’infographie et de bien d’autres domaines, il est en effet un des très rares artistes à s’ouvrir pleinement à d’autres secteurs de création et à s’y adonner avec succès.

Collectionneur passionné, personnage haut en couleurs riche d’une faconde impressionnante et d’une renommée internationale, il est, de plus, un homme particulièrement sympathique.

 

 

 

Philippe Druillet : un artiste pluridisciplinaire

 

Mellot : Nous aimerions passer en revue avec toi l’ensemble de tes activités, en marge de la bande dessinée, que les amateurs ne connaissent pas toujours. Pourrais-tu nous en dresser un inventaire et nous expliquer les raisons de ces choix ?

 

Druillet : Je suis toujours parti d’un principe très simple et je l’ai appliqué pendant des années, c’est que quand un artiste à un univers, n’importe quel artiste d’ailleurs, cet univers peut s’appliquer sur des formes différentes, c’est à dire que lorsque monsieur Druillet à fait des affiches de films à l’époque, que ce soit La Guerre du feu ou Le Nom de la rose par exemple, les gens reconnaissait à la fois le travail de Philippe Druillet, son style, et en même temps son application par rapport à la commande qui était une affiche de film.

 

Du fait de ces expériences, j’ai très vite souhaité m’ouvrir à d’autres univers, aussi lorsque j’ai été rassasié de la bande dessinée en 1986 j’ai eu alors envie d’explorer des nouveaux territoires, c’est à dire développer des univers comme la peinture, la décoration, l’architecture,  la sculpture, la pâte de verre, le mobilier et tant d’autres mondes. Il a fallu du temps ! j’ai fait une rencontre formidable il y quatre ans déjà, celle de Benjamin de Rothschild qui m’a commandé la décoration d’une banque, située à Lugano, ainsi que son mobilier. Nous allons d’ailleurs le commercialiser vers la fin de l’année ou au début de l’année prochaine. C’était important parce que si on ne trouve pas un mécène, quelqu’un qui a les moyens, l’intelligence et le talent de percevoir que chez l ’artiste, il existe une possibilité de développer autre chose, jamais je n’aurais pu faire ce mobilier. J’ai pu alors prouver avec bonheur, tout en travaillant avec un architecte, que je savais faire de la décoration et du mobilier.

 

Cela dit, depuis que je suis très jeune je vais aux puces comme dans tous les musées du monde et j’y ai appris, depuis l’âge de quatorze ans,  la beauté des pâtes de verre et la beauté de la marqueterie qu’elle soit dix-neuvième, dix-huitième ou dix-septième, et bien sûr celle de la peinture. La fréquentation des puces, ce musée vivant dans lequel on peut acheter avec ou sans moyens, a été pour moi tout particulièrement déterminante, parce que ça ma permis d’approcher les objets les plus séduisants, les univers les plus riches, des boîtes publicitaires aux bronzes les plus insensés.

 

C’est donc de cette façon qu’est née cette envie folle de démultiplier le travail de Druillet à travers d’autres supports. J’ai commencé à travailler chez Daum en 1978 grâce à un ami que j’adorait beaucoup qui s’appelait Guy Boucher, il était un immense designer. Guy Boucher a été un des premiers a penser que je pouvais faire de la pâte de verre et il avait raison car nous avons fait à la même époque une première pièce, le Guerrier, qui s’est vendu très vite. Ce type de travail est toujours d’actualité car je viens de sortir en l’an 2000 les vases Salammbo, vase couleur nuit et vase couleur jour et jamais je n’oublierai que c’est grâce à lui.

 

Plus récemment, Michel Thuault et sa maison d’édition et de production de bronzes, Gaëlric SA, m’ont fait confiance. Nous avons sorti depuis deux ans une série de bronzes, de guéridons, et, surtout, les chevaliers de deux mètres dix. Une beauté des choses qui m’a toujours fasciné c’est le travail sur le volume, m’écarter du monde de la bande dessinée en 2D, c’est à dire en plan plat même s’il y a de la profondeur et de la perspective, et pouvoir créer des objets qui soient en relief. Le bonheur est de s’allier des matériaux sublimes et éternels comme le verre, la pâte de verre a été inventée par les Carthaginois, c’est assez amusant si l’on pense à Salammbo, ou encore le bois, le fer, le métal et même le plastique. Il y a une sorte de voyage où tout est possible à faire dans ces domaines et je le fais avec ferveur.

 

Ce merveilleux voyage, je le fais aussi dans le domaine de l’infographie. J’ai la chance et le bonheur de travailler aujourd’hui avec des outils que les gens du XIXème siècle ne possédaient pas. Ils ne disposaient que du matériel classique, c’est la dire la peinture, l’aquarelle, la gouache, l’encre de Chine, le crayon ou encore le bronze et la pâte de verre bien entendu alors qu’aujourd’hui, nous avons aussi le « matériau » de l’infographie. En fin de compte, je suis à un carrefour ou se rencontrent les traditions du XIXème siècle, que j’adore, avec les instruments de la modernité comme la bande dessinée et l’infographie.

 

Navigant au milieu de tout ça, j’aime explorer sans cesse de nouveaux horizons parce qu’en tant qu’artiste j’ai évidemment un énorme appétit de connaissances, de découvertes et de créations.

 

Le photographe et l’affichiste

 

Mellot : Merci d’avoir décliné tous ces mondes en diagonale, mais peut-on entrer un peu plus dans le détail. Chronologiquement il y a eu d’abord l’affiche ?

 

Druillet : A l’époque, quand j’ai commencé dans les années 70, j’étais depuis toujours passionné de bandes dessinées – à ce propos je remercie la bande dessinée parce que sans elle je n’existerai pas aujourd’hui – mais déjà à l’époque, par exemple, j’étais fasciné par la peinture. J’ai commencé à utiliser la peinture à l’huile à l’âge de 17 ou 18 ans, c’était d’ailleurs totalement nul, des croutailles infâmes, mais j’avais ce désir d’explorer d’autres territoires graphiques et artistiques. Ensuite, j’ai commencé à m’évader par l’affiche, j’en ai fait sept ou huit, je répète La guerre du feu, Le nom de la rose et quelques autres, à laquelle j’ajoutais parfois un travail photographique.

 

Il faut préciser que la photo est mon premier métier, elle m’a permis d’apprendre le cadre ainsi que le noir et blanc des choses que j’ai sublimé dans l’album réalisé avec Robert Doisneau : Paris de fou. J’ai donc commencé avec l’affiche de film, puis j’ai poursuivi avec l’illustration et la couverture de livre. A ce propos, j’aimerai dire qu’il s’agit là d’une autre forme de création, sans doute parce que ces commandes sont toujours d’une grande précision. Une affiche de film, ce n’est pas une planche de bande dessinée, et je le dis sans méchanceté, j’ai souvent vu des gens de la BD se lancer dans l’affiche de film, et ce qu’ils réalisaient n’était souvent qu’une sorte de prolongation de leur travail de BD mais pas une affiche au sens où il faut l’entendre. Une affiche c’est une tache de couleurs ou de noir et blanc sur les murs d’une ville qui sont eux-mêmes déjà noyés, aussi faut-il à la fois extraire la quintessence du film et, simultanément, comme savaient si bien le faire les Cappielo et cie dans les années vingt, faire une synthèse graphique du film et rendre cet ensemble lisible, au point qu’il devienne l’identité du film. En général, quand l’affiche est réussie, ce qui a été mon cas deux ou trois fois, elle devient indissociable du film et continue indéfiniment à vivre avec lui.

 

Le sculpteur

 

Mellot : et la pâte de verre, le bronze…

 

Druillet : J’ai toujours été amoureux de Gallé et Daum qui sont des verriers du XIXème siècle absolument sublimes. Là, il se déroule une autre alchimie, on a quitté la peinture à l’huile, le noir et blanc, le crayon ou encore l’encre de Chine, cette fois on est dans la lumière, dans le matériau qui prend la lumière, dans le mélange des couleurs, des acides et des textures. La pâte de verre, c’ est bien sûr de la sculpture mais c’est aussi quelque chose de vivant, c’est à dire qu’au rythme de la journée et des changements de lumière, la pâte de verre s’illumine de façon différente, ce qui crée le sentiment que cette sculpture est vivante.

 

Pendant des années, je me suis donc documenté et j’allais sans cesse aux puces tripoter du Gallé et du Daum, aussi, quand je suis arrivé chez ce dernier en 1978, j’ai même étonné le directeur de l’époque en lui expliquant que je voulait faire telle type de sculpture, avec des parties lisses, des parties brut pour que la lumière passe de façon différente…

 

Ensuite, il y a le marbre et surtout le bronze. Le bronze c’est absolument étonnant, c’est un matériau qu’on pourrait trouver froid alors qu’au contraire, au toucher, il est très chaud, toute mon enfance j’ai cherché à comprendre ce qu’était un bronze. D’ailleurs, qu’est-ce que c’est finalement ? C’est d’abord une belle fonte, c’est à dire le travail du fondeur qui est l’ami, le complice du sculpteur et de l’artiste,  elle doit être bien faite, bien pesée dans son volume et son travail de base. Ensuite, il y a la ciselure, un bronze doit être ciselé, c’est ce qui donne les aspérités et c’est là ou intervient mon coté géométrique, je fais des bronzes avec des structures en volume demi-ronde et en volume très acide avec des lignes tirées, de type presque art déco d’une certaine façon, mais à la Druillet. Enfin, dernier point, il y a la patine. Donc, si ces trois étapes ne sont pas correctement franchies on obtient un bronze de merde… J’y ai travaillé toute ma vie et maintenant j’ai le sentiment de parvenir à des résultats satisfaisants.

 

Le créateur de meubles

 

Mellot : et le mobilier ?

 

Druillet : Le mobilier c’est d’abord la connaissance des meubles du dix-septième ou du dix-huitième siècle, mais c’est aussi la connaissance de Rhulman, celle de l’art déco, celle des marqueteries de Gallé ou de Riesner. C’est, comme pour tout, une espèce de bain culturel, d’amour, de passion, de connivence, de plaisir, de recherche dans l’histoire qui fait que lorsqu’on te dit « faites nous donc un meuble ou faites-nous donc un bronze ou une pâte de verre », il y a cet acquis, cette mémoire… et ensuite l’artiste se débrouille avec son talent. En résumé on pourrait dire que tout cela a toujours été le fruit d’une volonté profonde, mais ce n’est pas né du jour au lendemain, tout ça été pensé, réfléchi, voulu pendant vingt ou trente ans de ma vie, et maintenant j’y arrive enfin. Pour le reste de mes aspirations, l’histoire décidera, mais cela reste avant tout un chemin d’amour et de passion.

 

Le décorateur

 

Mellot : Cette intelligence de l’objet, l’occasion de la pratiquer s’est offert à toi à plusieurs reprises, je me souviens tout particulièrement du restaurant le Balthasar ?!

 

Druillet : Dans le domaine de la déco, on a eu effectivement cette aventure merveilleuse qui s’est déroulée en 1985. Mais c’est aussi une aventure douloureuse parce que le restaurant n’a tenu que deux ans parce que celui qui l’avait fondé faisait avant tout de la très mauvaise bouffe, ce qui est un  peu ennuyeux pour un restaurant. Cela dit, moi j’étais ravi parce que, comme beaucoup d’artistes et d’autres, j’ai toujours beaucoup fréquenté les restaurants et j’avais le vieux rêve qu’on me commande de dessiner, de concevoir la décoration une brasserie. La commande était très simple : « fais-moi une brasserie qui soit d’une part très moderne et d’autre part dans l’esprit de la Coupole et des restaurants du XIXème siècle ». Chambas, le peintre, avait fait des fresques à l’entrée et je me suis mis avec un architecte à concevoir le système d’un restaurant. C’est quoi un restaurant ?, c’est une scène de théâtre ! D’une part, il y a des coulisses qui correspondent aux cuisines, et d’autre part les spectateurs qui tiennent le rôle des clients, enfin, entre les deux, il y a des messieurs Loyal qui passent, avec des plateaux à la main, ce sont eux qui créent le mouvement en faisant le service.

 

Ca m’a rappelé l’époque où je faisait du théâtre dans les années 1967-1968, nous jouions au théâtre du Soleil la pièce d’Arnold Vesker qui s’appelait La Cuisine, et je pense que cette expérience m’a probablement aidé à comprendre les mécanismes d’un restaurant. Le spectateur, le client donc, ne sait pas ce qui se passe dans les cuisines. Toutefois, ce lieu de spectacle qui est aussi un lieu de plaisir et de convivialité, était très petit, à peine quatre-vingts mètres carrés, aussi j’ai fait appel à ma mémoire cinématographique – je dois préciser que je suis cinéphile depuis toujours – en me remémorant La dame de Shanghaï d’Orson Wells. Ma première réflexion avait été de me dire qu’il fallait avant tout donner le sentiment d’une surface trois à quatre fois supérieure, alors j’ai imaginé des glaces en biseaux et en perspectives qui ont permis à cet endroit, qui ne faisait donc que quatre-vingts m², de donner l’impression d’avoir la surface de la Coupole, au point que les gens à table paraissaient multipliés par cent-cinquante. Après, il a fallu dessiner les éclairages, en particulier les appliques, puis nous sommes passés aux moulures et même aux poignées de portes mais ces dernières ont posé un problème. On en a fait une dizaine en laiton moulé, fondu comme du bronze et d’autres en résine mais elles étaient systématiquement volées par les collectionneurs, c’est à dire qu’au bout de trois mois il n’y avait plus une poignée de porte… à tel point que je n’en ai même pas une pour moi.

 

Ce qui est passionnant dans ce métier de décorateur et d’artiste c’est la notion de commande. Alors, que ce soit une série de télévision, une sculpture ou un restaurant, il faut s’imprégner de l’ambiance. Dans cette histoire de restaurant, il fallait donc créer ce décor de théâtre qui allait être vécu tous les jours par des centaines de gens. J’ai trouvé l’idée à ce point passionnante que j’avais même envie de concevoir les toilettes! Hélas, on n’a pas pu par manque d’argent. Ce restaurant me servait de lieu de rendez-vous ou je pouvais recevoir mes clients et mes collectionneurs – il est vrai que c’était une chance unique d’avoir mes rendez-vous dans un restaurant que j’avais décoré – mais le patron n’a pas su gérer l’affaire et il s’est trouvé dans l’obligation de céder l’endroit à quelqu’un qui a tout détruit, tout dévasté, l’endroit a aujourd’hui disparu. Enfin, ça a été quand même une histoire magique.

 

Mellot : Tout est perdu ?

 

Druillet : Pratiquement tout ! Seul, un antiquaire qui est arrivé bien avant moi a réussi à acheter toutes les appliques. J’ai réussi à m’en procurer trois, les autres ont finalement été vendues en salle des ventes. Tout cela est triste, les restaurants sont une mémoire, celle d’une époque en particulier, et j’adorais cet endroit qui ressemblait à une galerie des glaces…

 

L’architecte-décorateur

 

Mellot : Pourrais-tu aussi évoquer l’aventure de la station de métro ?

 

Druillet : Ah oui ! la station de métro de la Villette a été une couillonnade absolue, parce que dans ce pays la politique est malheureusement trop liée à la culture. Pour mieux comprendre cette histoire, il faut en évoquer une plus récente, celle de la Géode en 1996. Je venais de signer un contrat pour un long métrage pour le personnage de Sloane, nous commençons la production, nous sommes payés, on en était à démarrer le tournage et subitement survient l’alternance. Monsieur Chirac arrive, donc les gens de la culture avec qui je travaillais sont virés immédiatement,  et met en place un polytechnicien à la Géode et à la cité des Sciences qui décide de stopper immédiatement les productions en cours pour des questions d’argent. Absolument tout s’est arrêté du jour au lendemain. La station de la Villette a été une histoire identique. C’était en 1986, j’avais la commande de Jack Lang, nous commencions les projets en contact avec la RATP et les fournisseurs. A l’époque je voulais faire une station en inox, une sorte d’hommage à la Géode qui était construite dans le même matériau à l’extérieur. J’ai alors conçu une sorte d’accrochage, d’affichage et d’écrans électroniques avec une structure entièrement en inox à la Druillet. Sachant que c’était un produit assez cher, j’avais eu l’idée de faire un système en puzzle et en volumes, c’est à dire une sorte de démultiplication d’un mètre carré, avec un design précis, sur  une distance de vingt ou trente mètres. Nous avons démarré, l’alternance est arrivée, le ministre de la Culture de Jacques Chirac, François Léotard aussi, et tout s’est arrêté. Deux ans plus tard, la gauche est revenue au pouvoir mais c’était trop tard.

 

Mellot : Tu n’avais pas rêvé d’appliquer cette idée du puzzle pour « réhabiller » les HLM de banlieues ?

 

Druillet : C’est vrai, il n’est d’ailleurs pas impossible que ça se fasse un jour, un ami, Jean-Albert de Roudil, le gendre de Robert Doisneau, m’a expliqué qu’il avait le projet de rénover des milliers hectares de façades de HLM. Je me suis dis qu’il s’agissait à nouveau d’une commande intéressante surtout que j’ai grandi en banlieue dans des coins comme Bobigny-les-Courtillières ou Saint-Denis, j’étais donc on ne peut plus sensibilisé. J’ai donc inventé un système, mètre carré par mètre carré, avec des bas-reliefs à la Druillet donc très graphiques, très pointus, qu’on pouvait alterner, et, avec quatre ou cinq modules tirés en séries, ils auraient été accrochés avec des clips, j’avais même étudié de système des ruissellements d’eau, on pouvait faire des façades entières. Là aussi ça a marché dans le projet, beaucoup de gens ont été intéressés, nous avons même été dans un salon de l’architecture et du bâtiment où il y avait un stand préparé pour annoncer la chose… et ça a capoté. Bon, ça veut dire quoi : quand on est quelqu’un comme moi, qui travaille sur tellement de projets à la fois, il est parfaitement normal que tout ne peut pas aboutir, c’est clair, mais ce qui est passionnant c’est que même, je l’ai dis dans la préface du Pavé (Dargaud, 1988), les choses qui n’ont pas réussi ne seront jamais pour moi des échecs. Par exemple, j’ai appris avec cette histoire des HLM une partie du  métier d’architecte, c’était passionnant, donc même les idées qui n’aboutissent pas restent des sources d’enseignements profonds. Si je devais faire un résumé des choses que j’ai fait en dehors de la BD, et ceci en même pas trente ans, je dirais que chaque technique apporte quelque chose aux autres et pour cette raison je suis convaincu qu’il ne s’agit pas de dispersion mais bien d’un enrichissement en tant qu’artiste, à la fois culturel et esthétique.

 

La peinture

 

Mellot : Parmi les autres domaines qui te sont chers, il ne faut pas bien sûr oublier la peinture !

 

Druillet : Oui effectivement, à ce propos je voudrais évoquer une des expositions qui m’ont le plus passionné, elle avait été réalisée pour la galerie Loft à Paris, en 1993. Je me suis dit à l’époque, qu’après quatorze albums de bandes dessinées, il serait amusant d’isoler quarante images de tout cet univers et de les retraduire en peinture. Alors j’ai projeté sur des toiles de formats très variés, il y en avait même façon scope cinéma ou triangulaires, et j’ai fait une expo en hommage à la BD mais en peinture. Donc ça n’était plus le bleu de mise en couleurs ou de l’acrylique sur carton comme je faisais à l’époque, c’était sur toile avec la technique de la peinture, ce qui est tout à fait différent. Ca a d’ailleurs fabuleusement marché, car, alors que 1993 était une de ces années de crise pour l’art moderne, sur une expo de quarante pièces on en a vendu trente-deux, ce qui est quand même pas mal. C’était alors ce que j’appelle la partie parallèle, c’est à dire déplacer l’univers de Druillet à travers de nouveaux supports. Ensuite, j’ai commencé à m’attaquer de façon sauvage à l’infographie, à savoir Excalibur et le CD-rom Wagner, et bientôt à ma nouvelle BD, Chaos, aussi j’ai du renoncer provisoirement à la peinture. Mais, à la rentrée, je vais recommencer à peindre. Je ne sais pas si je suis un peintre, je sais que j’ai eu un merveilleux article dans La Gazette de l’Hôtel Drouot où on m’a sacré peintre, tant mieux mais personnellement je m’en fous, ce qui m’intéresse c’est de prendre mon pied et avoir du bonheur et je sais que la peinture m’en donne. Je vais revenir à l’huile parce que c’est une technique sublime et difficile, une vie entière ne suffit pas pour l’approfondir, mais c’est un ravissement.

 

La peinture est une chose très dure et très violente physiquement, Renoir disait d’ailleurs qu’un peintre doit peindre avec sa queue, c’est la vérité. En fin de journée, on est épuisé et heureux lorsqu’on peint, ce qui est une profonde différence avec la bande dessinée, que nous aimons, mais quand on fait une planche et qu’on a mis en place son croquis et découpage façon cinéma, le dessinateur n’a qu’une envie, c’est de passer à la page suivante. Hé bien non, il faut l’encrer, et là se passe une chose, c’est que Philippe Druillet comme beaucoup d’autres n’a plus d’émoi dans l’encrage, l’encrage est une chose fastidieuse, douloureuse, technique, presque digne du Nom de la rose car c’est un travail de bénédictin… On en est parfois en tant qu’artiste, j’en ai souvent parlé avec des amis de la bande dessinée, à dire « il faut qu’aujourd’hui je fasse mes cinquante centimètres carrés sur la planche sinon c’est autant qui seront en retard sur le lendemain et sur la planche suivante ». Donc, en dehors du bonheur création qu’est la bande dessinée il ne faut pas négliger aussi la technique et l’artisanat de finition qui sont des choses profondément difficiles voire pas marrantes du tout… alors que la peinture, elle, est un ravissement, malgré les combats et malgré l’épreuve physique car n’oublions pas que l’on peint debout, quelque soit le format de la toile. De même, le jaillissement de la couleur est quelque chose d’extraordinaire, c’est ce que ne connaissent pas les musiciens qui eux, pour être un Mozart, un Wagner ou un Berlioz, ou encore un virtuose du piano ou un grand chanteur, doivent répéter sans cesse. Nous, dans le monde graphique,  on ne répète pas, on invente sur place, la toile se dégage d’elle-même, on avance d’heure en heure dans lesquelles chaque minute est un instant merveilleux qui vous nourrit somptueusement. C’est d’ailleurs le seul moyen que j’ai trouvé pour arrêter le temps, quand je peins et que j’ai l’impression qu’il est dix-neuf heures ou vingt heures et que je regarde ma montre, ce que je ne fais à priori jamais lorsque je travaille, je m’aperçois qu’il est en réalité quinze heures trente ou seize heures, c’est fabuleux.

 

L’infographie

 

Mellot : Pourrais-tu nous parler un peu plus de l’infographie ?

 

Druillet : Eh bien, pour une série comme Excalibur qui va faire quarante-deux épisodes et qui sortira en 2001, j’en suis à mille deux cents dessins. Il s’agit de dessins qui ne sont pas à la couleur, sauf les tous premiers pour le dossier, on fait les « model shit », les personnages et les décors pour montrer au producteur ce que ça va être. Mais ensuite, on fait des dessins au crayon très techniques, que ce soient des personnages, des machines ou des architectures, et j’ai donc livré, je pense, quelque mille deux cents dessins, pour le CD-rom Wagner, je suis arrivé à non loin de quatre cents dessins, pour Bleu, l’enfant de la terre, une série en 2D de 1986 qui n’a pas abouti, cela devait correspondre à environ huit cents dessins ! On arrive à une masse de travail au bout d’une vie qui paraît tout à fait effrayante, mais c’est fait dans le bonheur et le plaisir, je suis un artisan et je suis là pour ça.

 

Mellot : Je crois que les amateurs de bande dessinée ne connaissent pas tous l’ampleur du CD-rom Wagner ?

 

Druillet : Cette histoire a quelque chose de particulier. J’ai toujours été intéressé par Wagner, déjà, en 1973, un metteur en scène de théâtre et d’opéra qui se nomme Humbert Camerlo me dit : « j’ai vu vos albums et vous avez un esprit wagnerien », bon, très bien, pourquoi pas, d’ailleurs il me semble que si Wagner était vivant aujourd’hui, il ferait du cinéma, de la musique de film ou encore ce genre de création.  On a alors lancé un projet de spectacle, mon rôle n’était alors que de réaliser les décors et les costumes… le projet capote. 1978, la même personne vient me chercher parce qu’il travaille avec Rolf Liebermann, qui était à l’époque le directeur de l’Opéra de Paris, et lance un nouveau projet mais cette fois revu et corrigé par Philippe Druillet dans un esprit d’heroic-fantasy, mais après trois ans de boulot  l’affaire capote pour la seconde fois. 1981, la maison de production française AMLF me commande un long métrage là-dessus, on le travaille pendant deux ans et l’affaire capote pour la troisième fois ! En 1998, les gens d’Arxel Tribe , Anne et Alain Carrière me contacte et m’expliquent qu’il connaissent l’histoire de ces projets et me proposent de le faire cette fois en CD-rom. Vingt-quatre ans après je suis parti sur ce boulot en me disant « ça ne marchera jamais », mais là, la chance nous a enfin sourit. En un an et demi de production, nous avons monté l’équivalent de plusieurs heures de jeu. Ce qu’il faut préciser, c’est que la définition des images en infographie est une définition cinéma, aussi, quand le CD-rom est sorti, les gens se sont rué dessus pensant voir pour la première fois un long-métrage de Philippe Druillet. Ces amateurs se scindent d’ailleurs en deux publics, le premier regroupant les fous de jeux, ils étaient contents parce que la construction du jeu qui a été réalisée par Stephen Carrière est d’une grande complexité et c’est ce qu’ils aimaient, et un second qui, lui, était furieux parce qu’il ne s’intéressait pas au jeu mais voulait accéder aux images. Donc nous avons eu des océans de plaintes durant des mois qui nous expliquaient « je suis bloqué au palier n°5, ça m’ennuie, je ne peux pas en sortir, je voudrais… » J’attaque à la rentrée la suite du Wagner car c’est quatre opéras et nous n’avons fait pour l’instant que les deux premiers. En plus, nous proposerons un déroulant de trente minutes que les gens pourront voir comme un film sans la notion de jeu. Cela dit, le plus extraordinaire est peut-être que ce jeu a été primé sept ou huit fois, il a été vendu à presque deux cent mille exemplaires en français et il a été acheté par quarante-sept pays dont le Japon, la Chine et les Etats-Unis, ce qui est absolument prodigieux pour un CD-rom. D’ailleurs, chose amusante, en janvier 1999, un festival américain m’a donné le grand prix ex aequo avec un CD-rom de Georges Lucas.

 

Mellot : Vous vous connaissez me semble-t-il ?!

 

Druillet : Effectivement, il a préfacé le 30 x 30 publié par les Humanoïdes Associés en 1981 et depuis nous buvons un verre ensemble de temps à autres. Pour finir sur le CD-rom, j’aimerai ajouter qu’il ma donc fallu vingt-quatre ans pour aboutir, mais j’ai appris tout récemment que Wagner avait, lui, mis vingt-cinq ans pour écrire la Tétralogie…La suite sortira donc fin 2001.

 

Les projets

 

Mellot : Tu as de nombreux autres projets !

 

Druillet : Oui, il y a un long-métrage qui va être fait sur Excalibur, mais ce n’est que de la réutilisation d’image, ce qui est normal par rapport à une série télévision, et nous lançons maintenant Salammbo en images de synthèse, d’après les trois albums que j’ai réalisé entre 1978 et 1986. Ce sera le premier peplum en infographie, la sortie du film Gladiator aura été une belle rencontre et nous a ravi, son succès nous aide dans le projet. Nous allons donc faire une heure et demi de film avec Didier Pourcel, le responsable de la société Gribouille à Angoulème, c’est d’ailleurs lui qui a fabriqué les images sublimes d’Excalibur. On devrait en avoir pour deux ans de travail à peu près.

 

La bande dessinée

 

Mellot : Et la BD ?

 

Druillet : Au vu de mes projets et occupations, je pourrais aujourd’hui ne plus jamais toucher à la bande dessinée, mais je dois être masochiste parce que je continue. Je viens de lancer avec Hervé Desinge chez Albin Michel un nouvel album dont le scénariste est un très grand écrivain de science-fiction, il est jeune, il s’appelle Serge Lehman. Je trouve formidable de créer des mariages de genres, d’autant plus que je trouve qu’aujourd’hui les scénaristes de BD sont parfois un peu « courts » – je vais me faire des amis – aussi je trouve intéressant de marier parfois deux mondes comme celui d’un écrivain de science-fiction et celui d’un dessinateur bande dessinée. La proposition de scénario de Serge Lehman est formidable et on peut supposer que c’est une affaire qui prendra près de trois ans.

 

Enfin… mes nombreux projets me font penser à la phrase de Claire Brétécher qui parle du type qui a dix ans de travail qui l’attend, il sort de chez lui, il passe sous un camion et son programme est terminé, on en parle plus…

 

La rencontre avec Hergé

 

Mellot : pour conclure, j’aurais aimé que tu évoque cette fameuse lettre reproduite dans le très beau catalogue de l’exposition qui t’as été consacrée à Milan il y a quelques mois.

 

Druillet : C’est une aventure merveilleuse que j’aurais plaisir à raconter. J’ai, comme beaucoup, grandi avec la bande dessinée. J’aimais autant la BD américaine que la franco-belge, j’étais un fou de Raymond Macherot, de Hergé comme des personnages d’Astérix et Lucky Luke. René Goscinny et Albert Uderzo ont toujours été pour moi des génies absolument somptueux. J’étais alors un groupie enfin parvenu dans le monde des grands. La première fois que j’ai publié dans Pilote, je ne l’oublierais jamais, la planche du « Dieu noir » avait en surimpression la planche d’Asterix publiée au verso, et, chez moi, devant ma lampe de travail je voyais mes dessins se mélanger avec ceux d’Astérix et je me disais « ça y est, j’y suis enfin », c’était le bonheur.

 

J’avais cependant une admiration tout à fait particulière pour Hergé . Lorsque je l’ai rencontré au début des années soixante-dix, je venais de commencer sérieusement ce métier, il m’a dit cette phrase magnifique « vous êtes aussi un peintre ». Une autre fois, j’ai eu une espèce de folie et j’ai dit à Hergé « j’aime beaucoup ce que vous faites, et j’aimerais faire un échange avec vous », et, Hergé, d’une façon complètement spontanée, sans doute pour faire plaisir au grand couillon qui avait des boutons sur la figure et des cheveux qui trainaient jusqu’aux fesses m’a dit « ce sera un plaisir » et il a ajouté « dès que vous venez à Bruxelles… ». Nous nous sommes revus plusieurs fois mais je n’osais pas trop l’importuner avec cette histoire, et le temps a passé puis il est mort. Aussi, cette lettre qu’il m’a un jour envoyé, je lui avais fait parvenir les Six voyages ou Délirius, je ne sais plus, est une lettre absolument magnifique, elle est sincère, émouvante, c’est une des plus belles que j’ai reçue dans ma vie, et voir un homme aussi créatif et aussi merveilleux se permettre de dire que le personnage de Tintin lui semble si désuet et si fragile à coté des folies que j’ai inventé, c’était impressionnant et merveilleux.

 

 

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