Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
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Il faut un petit grain de folie pour se mettre à dessiner, à peindre, à écrire, mais qu’en est-il chez ceux que l’on traitait de fous, qu’on envoyait à l’asile d’aliénés, qu’on privait de vie publique ? C’est ce que tente de raconter « Enferme-moi si tu peux » en évoquant six créateurs, célèbres ou pas, dont la reconnaissance artistique fut problématique sous l’appellation d’art brut ; c’est aussi ce qu’évoque « La Trahison du réel » à travers le destin édifiant d’Unica Zürn qui vécut avec Hans Bellmer…
Les auteurs d’« Enferme-moi si tu peux » ont choisi d’évoquer des destins aussi exceptionnels qu’opposés. Augustin Lesage, par exemple, né dans une famille de mineurs et qui se met au fond des galeries où il s’épuise à entendre des voix ! Celles-ci le poussent vers une peinture miniaturiste et très colorée qui contraste fortement avec son environnement habituel. Au total, plus de 800 toiles naitront « sous l’influence des esprits » !
Il n’est pas le seul à entendre des voix : Magde Gill, elle aussi. Après l’orphelinat et un travail comme bonne, elle se met à entendre une dénommée Myrninerest qui va lui inspirer des dessins dont elle n’a jamais perçu l’intérêt ou l’originalité. Les musées après sa mort se les sont arrachés. Les femmes ont évidemment particulièrement souffert de l’interdit artistique qui pesait sur elles. Aloïse en est un autre exemple. Maltraitée par une sœur ainée tyrannique, elle s’inventera des amours, écrivant des choses curieuses, puis on l’enferma pendant plus de 40 ans dans un asile où elle se mettra à dessiner inlassablement sans jamais reconnaitre son talent.
Judith Scott se fit, elle, une réputation en créant d’étonnantes et mystérieuses chrysalides de laines enfermant des objets saugrenus. De son côté, le facteur Cheval trouvera dans les pierres son salut d’artiste, façonnant ses rêves comme nul autre. Le cas de Marjan Gruzewski est également étonnant. Incapable de maitriser une main droite un peu foldingue, il finira avec force séances de spiritisme à la rescousse, à dessiner de façon somnambule des êtres inquiétants.
Comme le note Michel Thévoz dans la préface : « Dans la foulée de leurs arts-brutistes d’élection, Anne-Caroline Pandolfo et Terkel Risbjerg réussissent à conjuguer une empathie inventive et une documentation scrupuleuse ». Le graphisme caricatural et impressionniste, qui joue souvent la carte de la vision et du cauchemar, est en effet d’une redoutable efficacité.
 Avec « La Trahison du réel », même tour de force : avec une incroyable inventivité graphique et s’appuyant sur les propres dessins d’Unica Zürn, Céline Wagner dresse la biographie d’une femme schizophrène, mentalement détruite par un viol et constamment torturée entre l’envie de vivre et l’envie de se détruire. Magnifiée par les surréalistes et côtoyant les plus grands, Unica Zûrn alterne les phases de création et les moments de détresse, voire de crises de démence. Son œuvre est à l’évidence exceptionnelle et il fallait bien de l’audace à Céline Wagner pour tenter de la raconter sur son propre terrain : le dessin. Pari réussi haut la main !
Signalons que La Boite à Bulles a publié également un autre récit étonnant et dans la même veine : « Psychotique » où un homme mégalomane, mythomane, voire schizophrène, raconte sa vie avec ses hauts et ses bas, ses doutes et ses délires, le tout dessiné par Sylvain Dorange qui signe là , lui aussi, un exercice difficile parfaitement maitrisé, réalisé à partir des textes autobiographiques de Jacques Mathis.
Voilà trois albums qui placent la bande dessinée loin du divertissement auquel on la croyait condamnée autrefois, quand elle-même n’était pas prise au sérieux. A priori, on n’a pourtant jamais mis à l’asile des auteurs de BD. Ouf !
Didier QUELLA-GUYOTÂ ([L@BD-> http://9990045v.esidoc.fr/] et sur Facebook).
http://bdzoom.com/author/didierqg/
« Enferme-moi si tu peux » par Terkel Risbjerg et Anne-Caroline Pandolfo
Éditions Casterman (23 €) – ISBN : 978-2-2031-6281-5
« La Trahison du réel » par Céline Wagner
Éditions La Boite à Bulles (22 €) – ISBN : 978-2-8495-3334-5
« Psychotique » par Sylvain Dorange et Jacques Mathis
Éditions La Boite à Bulles (24 €) – ISBN : 978-2-8495-3335-2
Bravo et merci, Didier, pour ce papier très intéressant, ouvrant largement les horizons…
Vous avez oublié l’excellent « Petit Pierre – la mécanique des rêves » de Daniel Casanave & Florence Lebonvallet chez Casterman. Un petit bijou.
« Céline Wagner dresse la biographie d’une femme schizophrène, mentalement détruite par un viol et constamment torturée entre l’envie de vivre et l’envie de se détruire »… Ouah… Trop top, vraiment ça donne envie ! … Déjà que nous vivons tous dans le « pays où la vie est plus dure » (Ph. Manière) !
Personne ne vous oblige. Quant à vos envies hummmm je vous laisse deviner ce que l’on en pense vu vos références : phillipe Manière ha ha ! Pourquoi pas wauquier pendant con y est.