« L’Ombre de la nuit » par Jordan Crane

Un beau recueil de mini comics d’un des auteurs américains alternatifs le plus doué de sa génération donne l’occasion de (re)pointer l’importance des éditions bruxelloises : L’Employé du moi.

Les publications de L’Employé du moi, structure alternative bruxelloise créée en 1999, ne sont pas chroniquées très souvent par ici. Cela est dommage, car elles possèdent tout ce que l’on peut attendre d’une maison d’édition de bande dessinée engagée, tournée vers l’avenir et défricheuse de talents. (1)

Si cette maison a déjà eu l’occasion de publier Jordan Crane en 2013 avec le petit « Une main en or »  dans leur collection 24, originellement paru sur leur site défricheur GrandPapier.org, elles ont surtout fait parler d’elles récemment avec la réédition du comics « The End of the Fucking World » de Charles Forsman, dont l’adaptation en série TV sur Netflix a défrayé la chronique. « L’Ombre de la nuit », malgré deux ou trois autres publications françaises de son auteur, (2) peut être, dés lors, considéré comme le premier vrai album de Jordan Crane publié en France (dans le sens de recueil), nous permettant de découvrir neuf mini comics inédits. Et ça, c’est à ne pas rater. (3)

 

 

« A L’Ombre de la nuit » raconte l’adolescence dramatique et difficile de Robert (Robbie), fan de moto, qui, parce qu’il est un peu agité, et « punk » dans l’âme, va se rendre responsable d’un accident mortel… Très étrange premier récit, à la conclusion ouverte. L’auteur imprègne son histoire d’un filtre onirique…

« Avant que les choses s’améliorent…» nous montre l’intimité du couple formé par Eldridge, jeune grand-père, et les relations si réalistes et si dures avec sa femme, sa fille et son bébé. L’affection paternelle demeure néanmoins…
« Vicissitude Chapter One » et « Trash Night Chapter Two » nous présentent la déchéance du couple formé par Peter et Dolores. L’auteur utilise des faux semblants pour montrer crument la morne vie de deux êtres qui se mentent, mais aussi ce qui pourrait advenir, si jamais… Jordan Crane est très fort pour décrire les drames du quotidien. Il n’hésite pas pour cela à user de scènes violentes.

Dans « Au milieu de nulle part », récit de 27 pages commençant comme une histoire de science-fiction, puis sombrant au sens propre comme au figuré dans le fantastique, Jordan Crane livre de superbes scènes graphiques. Gardien d’une antenne radio, sorte de phare au milieu de nulle part, l’unique protagoniste va se démener dans un univers fait de métal, de masses d’eau et de sirène…. Un conte, métaphore du lâcher prise ?

L’avant dernier récit « TiYi », seul en quadrichromie, utilise un langage inconnu, donnant son titre à l’histoire. Un cri, lancé par un couple de randonneurs, va évoluer en forme physique dans les airs, et transformer leur environnement. Eux, essayant d’interagir, finiront par se taire…et simplement être spectateurs… Une métaphore de la place particulière de l’homme dans la nature et de son impact ?Le dernier récit n’a pas de titre et est aussi en couleur (un seul ton violet et le noir). C’est aussi un des plus longs, comptabilisant 20 pages. Il assume complètement le genre science-fiction, bien qu’il soit difficile de bien comprendre à la première lecture où l’auteur veut nous emmener. On se doute néanmoins que le propos se situe du côté de l’empreinte humaine sur son environnement… Les autres histoires permettent de découvrir : « Ramène-moi à la maison », « Réveille-toi, » « Only A Movie » , « Ils sont ensemble désormais » … courts récits prenant le point de départ de faits divers plutôt tragiques du quotidien, où l’auteur très lucide, injecte cependant sa poésie toute personnelle.

L'illustration de page de titre «Four Dim » du dernier récit, édité comme lithographie

Les planches noire et blanche très stylisées de Jordan Crane pourront rappeler un peu celles de Jonathan Case, (dont le dernier « Chère créature », chez Glénat, ne nous a pas laissé indifférents), mais aussi les premiers Adrian Tomine. L’aspect graphique de fanzine lycéen saute évidemment aux yeux, bien qu’il soit maitrisé suffisamment pour mériter une telle mise en valeur dans ce bel album cartonné, format comics, au dos toilé. Les débuts des auteurs alternatifs Burns et Clowes viennent aussi en mémoire, tout comme, plus proches de nous, les traits d’un Killofer par instants…ou d’un Jean Pierre Duffour. Jonathan Crane possède  néanmoins un style bien à lui, que l’on situera alors peut-être davantage dans sa manière de ressentir et raconter les choses. Son style oscille entre hyper réalisme et fantastique, apportant une poésie étrange à ses récits, sur lesquels on ressentira le besoin et le plaisir de revenir.

Jordan Crane est fort. Il est doué et donne envie. L’envie d’aimer encore et toujours les comics alternatifs et leurs petits éditeurs. On peut retrouver et acheter certains des mini comics de l’auteur sur  son site:
http://www.whatthingsdo.com/jordancrane/
et https://www.instagram.com/jdrancor/

Franck GUIGUE

 

L’Employé du moi a proposé fin septembre avec les éditions Çà et Là une exposition inédite et originale à Bruxelles : Indie Americans, qui aura fait beaucoup d’envieux s’intéressant aux comics alternatifs, dont votre serviteur. Celle-ci a été montée en partenariat du festival Cultures maison, du 21 au 23 septembre, et proposait rien de moins que la présence et l’exposition de la plupart des meilleurs artistes américains alternatifs su moment. Parmi lesquels : Ken Dahl, Chuck Forsman, Joseph Lambert, Alec Longstreth, John Porcellino, Ron Regé Jr, Noah Van Sciver et Jordan Crane, qui a signé l’affiche. Mais, aussi, des œuvres des auteurs du catalogue Çà et Là (Derf Backderf, Gregory Benton, Leela Corman, Joshua Cotter, Liz Prince, Frank Santoro, Dash Shaw). Un pavé dans la mare, qui, on l’espère, fera l’objet d’un catalogue rétrospectif.

Jordan Crane (Photo gracieusement fournie par L'Employé du moi)

Bonus d’importance, les deux éditeurs préparent, en collaboration, un prochain album de Jordan Crane de plus de 300 pages :
« Keeping Two ». Chic.

(1) On conseillera entre autre, parmi tous les trésors de l’éditeur, les deux tomes de « Fante Bukowski », de Noah Van Sciver, un autre auteur américain, trentenaire, dont l’Employé du moi annonce un prochain album en janvier. http://employe-du-moi.org/Van-Sciver

(2) « Col-Dee » (2004 La Pastèque), « Dans les nuages » livre pour enfant (2007 Dargaud), « Une Main en or » (2013 L’Employé du moi)

(3) Du9.org avait pointé l’attrait de ces mini comics dans la revue « NON » de l’auteur, dès 1998.

https://www.du9.org/auteur/crane-jordan/


« L’ombre de la Nuit » par Jordan Crane
Éditions l’Employé du moi (21 €) – ISBN :9782390040460

Galerie

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