ENTRETIEN AU BOIS DES PAUVRES AVEC EDGAR P. JABOBS

Retrouvé dans nos archives, cet entretien entre André Leborgne et Edgar P.Jacobs.Il est aujourd’hui, en le relisant, très intéressant à plusieurs titres.On vous en laisse la surprise.

 

 

A.L. – Edgar-Pierre Jacobs, vos  textes ont un caractère littéraire.Dans ces conditions, aimeriez- écrire des romans ou des nouvelles ?

 

E.P.J. – Certes, si j’étais sûr de possééder les qualités requises ! Tout d’abord cela me permettrait de  paràitre nombre d’histoire dont les synopsis dorment dans mes cartons, au risque d’y moisir ou de démoder en attendant le moment  problématique de leur sortie bande dessinée.  Ecrire un roman, voire une simple nouvelle, grosse affaire!  Il me semble que j’écrirais plus facilementune pièce  ou un jeu radiophonique!Oui, c’est certainement une chose que j’aimerais faire, mais encore une fois en serais-je capable ? « That is the question », comme dirait Mortimer.

 

A.L. – Comment procéder vous  l’élaboration de vos scénarios ?

 

E.P.J. – Je pars bien sûr de base née de quelque chose qui m’a frappé: un événement, un site voire même une ambiance. J’établis ensuite un synopsis, c’est à dire un bref résumé où se trouvent indiquées les grandes lignes de la future histoire.Puis, je passe au scénario proprement, dit, où je développe  et étoffe le thème principal. A ce stade l’idéal est de pouvoir  prospecter les lieux d’ y prendre des croquis, des photos et  d’y relever desplans,afin en exploiter à fond toutes les ressources.  C’est de cette façon que  j’ai procédé pour la plupart de mes histoires.  Vient alors le prédecoupage proprement dit où je raconte l’histoire en petits  croquis accompagnés d’amorces de textes.  Le découpage proprement dit suit.  Celui-ci ne subira plus guère de modifications en  cours de route, sauf si c’est pour améliorer le « tempo » qui est l’élement essentiel pour moi.En effet, un mauvais tempo peut gâcher le meilleur des scénarios.  Texte et images doivent progresser en véritable contre-point.

 

A.L. – Avez-vous beaucoup de scénarios  inutilisés ?

 

E.P.J. – Non, seulement synopsis.  Ce qui m’enrage c’est de ne pas pou voir en tirer parti…Le dessinateur ne peut suivre le scénariste !

 

A.L. – Ne pourriez-vous pas les confier à un autre scénariste où à un autre dessinateur?

 

E.P.J. – La question est classique et je ne manque jamais de la retourner à mon interviewer: « A votre avis, lui dis-je, qu’est-ce qui est le plus important dans une bande dessinée: le scénario ou le dessin ?La réponse est en général: « Euh… cela forme un tout » Allant plus loin, je demande alors: « Si pour produire davantage, je devais faire appel à un collaborateur, serait-ce un dessinateur ou un scénariste ? » Cela est hors de question! » me répond on toujours, votre style écrit et votre style dessiné sont trop personnels pour pouvoir être dissociés »… Ainsi posé, le problème reste donc insoluble, et je ne vois pas comment je pourrais sortir davantage d’histoires!

 

A.L. – Avez-vous une idée précise pour la prochaine aventure de Blake et Mortimer?

 

E.P,J. – Euh.. Permettez-moi d’être évasif.  La seconde partie des trois formules du professeur Sato m’accapare bien trop pour que j’y pense réellement.  Elle m’absorbe à ce point parce que, pleine d’action et de rebondissements inattendus, plus spectaculaires encore que ceux de la première partie, elle mobilise toute mon attention.D’autre part ‘ il y a cette réédition très demandée du Rayon U qui me requiert, elle aussi, tout mon temps… Cela dit, j’ai suffisamment de bonnes histoires en tête pour n’éprouver aucune inquiétude pour l’avenir … Sauf celle de ne pouvoir les réaliser toutes !

 

A.L. – Quelles ont été vos lectures dans le domaine romanesque, et quelles ont été leur répercution sur vos conceptions?

 

E.P.J. – Parmi les auteurs qui m’ont le plus impressionné sur le plan professionnel, je citerai les AngloSaxons, Walter Scott, Dickens, Edgar Poe, Kipling, H.G. Wells, Stevenson et Jerome K. Jerome; les Français Alexandre Dumas, Alfred de Vigny, Erckermann-Chatrian, Merimé, Alphonse Daudet, Jules Verne cela va de soi!, Gaston Leroux et Maurice Leblanc; les Allemands Goethe et Hoffmann, tous écrivains dont on décèle facilement les influences sur mon travail.

 

A.L. – En dehors des dessinateurs de bande dessinée, quels sont vos maîtres dans le domaine de la peinture et du graphisme?

 

E.P,J. – D’une façon générale ceux dont les oeuvres se distinguent par la netteté et la précision: Dürer, Holbein, Brueghel et Clouet parmi les peintres.  Parmi les dessinateurs proprement dits, je citerai Gustave Doré, Raffet, Caran d’Ache, Robida, Job, sans compter certains autres dont on ne parle plus: Georges Omry, Arthur Rackham, Lianos, Dulac, Lelor,.g, Macchiatti et Manuel Crazi…

 

A.L. – Quels sont vos auteurs dramatiques préférés?

 

E.P,J. – Pour ne parler que des tous grands bonhommes: Molière, sans hésiter et Shakespeare qui est formidable et tellement… moderne!

 

A.L. – Quels furent vos rôles favoris à l’opéra?

 

E.P.J. – Ceux du répertoire romantique italien … Verdi et Rossini. Eh bien sûr, ceux du répertoire lyrique français aussi, dont il est bon ton de de se gausser aujourd’hui Bizet, Massenet, etc… Je ne parle pas à dessein, de Mozart de Wagner,de Debussy, d’abord parce qu’ils s’imposent, ensuite parce que ceux-là, on n’ose pas y toucher !

 

AL : Vous arrive-t-il encore de chanter ?

 

E.P.J. – Non… plus jamais.  Le chant est une chose bien trop sérieuse pour moi.  Il exige de l’entraînement et de la discipline comme un sport… qu’il est d’ailleurs.  Et puis… j’aime trop le travail bien fait pour m’exposer à mes propres critiques.

 

A.L. – Êtes-vous conscient de la théâtralité exemplaire des aventures de Blake et de Mortimer?

 

E.P.J. – Parfaitement, et je ne m’en défends pas!  Je ne songe même pas à m’en corriger, car je considère mes récits illustrés comme des sortes de grands opéras dont chacun comporte ses héros, ses « traîtres », un « père noble » ou un grand prêtre, ses chÅ“urs et même ses ballets, ainsi que ses décors, qui donnent l’ambiance.  Je vois même un rideau rouge se lever sur la première scène et retomber solennellement sur le tableau final!  Selon moi, une bande dessinée doit être une transposition de la réalité.  Sans quoi, pourquoi ne pas faire du roman-photos ?

 

A.L. – Pouvez-vous donner une définition du fantastique et de la science-fiction ?

 

E.P.J. – En fait, cela se touche de très près.  La science-fiction est un rêve scientifique qui a pris la relève des récits légendaires d’autrefois.  C’est en quelque sorte le « merveilleux moderne ».  Le merveilleux, consciemment ou non, l’homme en a toujours eu besoin, car la vie quotidienne strictement utilitaire ne lui suffit pas.  Et comme il est difficile de croire encore de nos jours aux contes de fées, la science omniprésente s’est trouvée là à point nommé pour prendre la relève.

 

 

 

Ainsi, la fusée spatio-temporelle a remplace le cheval ailé et le tapis volant, l’antre des magiciens a fait place au laboratoire secret aux mille feux clignotants; tandis que les géants, ogres et dragons fabuleux se muaient en Martiens, Sélénites et autres extraterrestres.  Quant au beau et vaillant chevalier, il s’est tout simplement recyclé en ..superman »…

 

Personnellement, je n’éprouve que peu d’attrait pour les cavalcades échevelées du « space-opéra ».  Ma préférence va à ce qui relève de la science-fiction se situant dans ce que j’appellerai « le mystère quotidien » que l’on coudoie à chaque instant sans s’en rendre compte, en d’autres termes à « l’inexplicable présent », inépuisable réserve de surnaturel et de fantastique, fertile en phénomènes qui déconcertent en attendant d’être analysés, décryptés et catalogués comme le furent auparavant l’électricité, le magnétisme, la radio-activité, etc… Tout l’art du conteur consiste à mener le sujet choisi jusqu’à ses conséquences les plus extrêmes sans jamais perdre de vue que le but d’un récit de science-fiction est de raconter une histoire, de distraire, de dépayser, de faire jouer l’imagination et, subsidiairement, d’engendrer une curiosité durable.  Ainsi, certains de mes lecteurs m’ont dit avoir été amenés à l’ égyptologie par Le Mystère de la grande pyramide, bref il faut instruire en amusant.

 

AL : La plupart des lecteurs déplorent l’abscence de Nasir qui insérait une note d’exostisme supplémentaires aux premières aventures. Qu’ en pensez-vous ?

 

 E.J.P : Oui, je dois avouer que le regrette également, mais pour souhaiter la rentrée de ce dernier, il faudrait, à mon avis, un retour à Londres ce qui est d’ailleurs envisagé dans un proche avenir.

 

A.L. – Quel a été l’accueil réservé à vos albums?

 

E.P.J – Excellent!  Meilleur même que celui reçu par mes histoires lors de leur publication hebdomadaire dans Tintin.  Elles sont d’ailleurs conçues pour une lecture suivie.

 

 A.L. – Avez-vous jamais eu des démêlés avec la censure?

 

E.P.J. – Une seule fois, lorsque la Commission de contrôle française a émis en 1962 un avis défavorable à la diffusion du Piège diabolique,… . « en raison des nombreuses violences qu’il comporte et de la hideur des images qui illustrent ce récit d’anticipation »… Ce n’est pas à moi de discuter la seconde de ces imputations, mais la première me semble assez surprenante puisqu’au même moment ledit Piège diabolique passait intégralement en vingt-quatre feuilletons radiophoniques à l’O.R.T.F., sur France Il avec une distribution éblouissante comprenant Jacques Maurel, Jean Toppart, Geneviève Casile, Jean-Pierre Marielle et quelques autres.  Sans commentaires…

 

A.L. – Quelles sont vos admirations en matière de cinéma?

 

E.P.J. – Les grands classiques qui ont marqué ma génération: Griffith, Murnau, Fritz Lang, Stroheim, Sjôstrom, Abel Gance, Dryer, Paul Léni, René Clair, John Ford, Hitchcock, Bergman et bien d’autres, les uns de l’époque du muet, les autres du parlant.  J’ai été frappé surtout par Métropolis, Les Niebelungen, Les trois lumières, Les espions,,: Une femme dans la lune,  M.Le maudit, Le cabinet des figures de cire, L’étudiant de Prague, Le chat et le canari, Le cabinet du docteur Caligari, Le trésor d’Arne, Jeanne d’Arc, Lred Jouer d’échecs, Le miracle des loups, Fantômes à vendre‘, Le spectre vert, Napoléon, Symphonie nuptiale, La kermesse héroïque, La caravane vers l’Ouest, La chevauché fantastique, Fort Apache, Les trois lanciers du Bengale, Lawrence d’Arabie, L’odyssée de l’espace, La source, etc.  Cette liste incomplète montre clairement que je recherche  l’insolite sous toutes ses formes. Et pas seulement dans les grands  films, car certaines séries  B répondent souvent à ce goût.  Par exemple la chose venue de l’espace, Planète interdite, La machine à remonter le temps, et ainsi de suite. J’ai  toujours été sensible, d’autre part à I’ aventure.  C’est pourquoi j’ai adoré les films où paraissait Douglas Fairbanks, ceux qui retracent les aventures de James Bond.  Et n’ oublions pas p les merveilleux Japonais.. !

 

A.L. – Une dernière question.. qui considérez-vous comme vos éventuels tuels continuateurs ?

 

E.P.J. -Je me connais d’assez bons  imitateurs, mais des continuateurs.. hum!

 

A.L. – Aimeriez-vous voir vos oeuvres portées à l’écran ?

 

E.P.J. – Bien entendu!… Cela  a d’ailleurs failli se produire déjà en 1964, lorsque J.P. Blondeau, le réalisateur  bien connu de maints doublages de feuilletons télévisés étrangers, m’a  proposé d’adapter pour la télévision Le mystère de la grande pyramide. Il s’agissait d’une production italo-égyptienne.  L’affaire qui s’annonçait bien, connut des aléas divers, puis tout s’ arrangea. Mais à la veille même de la signature du contrat survint certain évènement… la guerre des six jours ! Et tomba évidemment à l’eau !

 

 

 

Interview réalisé par André Leborgne.en 1984

 

André Leborgne est un des premiers à s’être intéressé à la bande dessinée. Editeur du fanzine Ran Tan Plan ( dès 1964) ; animateur de plusieurs festivals en Belgique. Il a participé à la création du Salon d’Angoulême, de Lucca.   

 

 

 

 

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2 réponses à ENTRETIEN AU BOIS DES PAUVRES AVEC EDGAR P. JABOBS

  1. ROEGIEST dit :

    Jacobs a toujours affirmé avoir fait cavalier seul dans l’élaboration de ses histoires et il s’attribuait la paternité exclusive des scénarios. Ceux-ci sont en réalité l’Å“uvre de Jacques Van Melkebeke – l’ami Jacques comme il l’appelle dans ses mémoires « Un opéra de papier » – et cela au moins pour les 6 premiers titres. Il suffit de constater la médiocrité de « L’Affaire du collier » et des « 3 formules du professeur Sato » que Jacobs a scénarisés lui-même pour constater le manque d’ingéniosité de ces histoires. Dans une interview, Jacques Martin l’a d’ailleurs dit de façon explicite.
    Il en va de même pour certaines collaborations passées sous silence, comme celle de Liliane et Fred Funcken qui ont crayonné une dizaine de planches pour « Le Piège diabolique », et Gérald Forton a qui l’ont doit les premières planches de « L’Affaire du collier »… Toute trace de ces collaborations ont soigneusement été détruites, Jacobs allant même jusqu’à refaire des crayonnés préparatoires pour donner le change et faire croire à sa seule et totale paternité des aventures de Blake et Mortimer.

  2. Francois Pincemi dit :

    Sans vouloir m’attirer les foudres des admirateurs de Jacobs, je trouve que vous avez raison concernant la médiocrité des derniers Blake & Mortimer conçus par Jacobs seul. En revanche, j’ignorais l’affaire des crayonnés préparatoires refaits après coup. D’où tenez vous cette information? Enfin, mon petit commentaire personnel pour finir: Jacobs fut un excellent assistant et ami pour Hergé, mais celui-!çi refusait de mettre son nom sur les couvertures des albums de Tintin ou de leurs pages de garde. Le grand Jacobs a du retenir la leçon, ses fidèles intérimaires n’ont guère été récompensés de leurs mérites et de leur travail. A croire que l’individualisme égoïste soit nécessaire pour réussir dans le joli monde la BD. Tout cela est quand même assez triste, je trouve!

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