« Le Fleuve Shinano » par Kazuo Kamimura et Hideo Okazaki

« Le Fleuve Shinano » rejoint la longue liste des titres de Kamimura déjà édités par les éditions Kana. Originellement publiée en trois volumes chez Asuka dix ans plus tôt, cette œuvre-fleuve est aujourd’hui rassemblée dans un pavé de plus de sept cents pages, dans une intégrale à la hauteur de la réputation de ce maître du Gekiga à la ligne claire.

Les régions que traverse le fleuve le plus long du Japon, le Shinano, ne sont pas les plus accueillantes du pays. De nombreuses légendes entourent cette rivière. Par endroit, on lui donnerait les nouveau-nés que l’on ne peut pas garder, ailleurs, les suicides y seraient nombreux et certains passages auraient des crues mémorables prêtes à engloutir le travail des paysans. C’est pourquoi son nom en français peut être interprété comme : le fleuve mortel. C’est à côté de celui-ci qu’est née Yukié Takano en décembre 1918. Une jeune fille dont le destin sera à l’image du court d’eau : tumultueux.

Ce roman graphique raconte principalement la vie d’une jeune Japonaise au début du siècle dernier. De l’entre-deux-guerres jusqu’aux années cinquante, le lecteur va voir grandir cet enfant dans cette campagne où elle a un statut privilégié, son père étant un riche commerçant. Néanmoins, cela n’empêchera pas cet homme de commettre des erreurs qui seront un jour fatales à son commerce ainsi qu’à sa vie sentimentale. De son côté, Yukié a également une vie dissolue. Les différents chapitres seront là pour nous rappeler les étapes de son existence, les amants qu’elle a rencontrés, ses maris qu’elle va délaisser et ses enfants qui vont forcément, pense-t-elle, hériter de son caractère déviant.

Si elle avait été banale, la vie de Yukié n’aurait pas forcément été intéressante à raconter. Pourtant, cette vie n’est pas si éloignée de ce qu’une jeune fille aurait pu expérimenter à cette époque. Pour ce récit, Okazaki et Kamimura sont simplement partis d’un lieu qu’ils ne connaissaient pourtant pas pour ensuite broder toute une histoire autour. C‘est ce qu’explique Li Hong Bun dans la très instructive postface du livre. La préface a été confiée à Stéphane Beaujean, grand amateur de l’œuvre de Kamimura depuis qu’il lui a consacré une exposition au festival d’Angoulême de 2017. Il en ressort deux textes extrêmement complémentaires et informatifs qu’il faut impérativement lire pour mieux comprendre la genèse de l’œuvre.

Quand Kamimura s’est lancé dans le gekiga, il n’a pas pris la même voie que les autres auteurs de ce mouvement réaliste et cru du manga destiné aux adultes. Il n’a pas gardé le côté haché, violent et bouillonnant des dessins de ses contemporains. Il a plutôt opté pour un style minimaliste, proche d’une ligne claire simplement rehaussée de trames. Venant de l’illustration publicitaire, il était dans une période pop-art. Cela se ressent dans son trait, mais également dans sa mise en scène proche du cinéma d’auteur des années soixante-dix.

Une construction extrêmement intéressante de deux planches de Kamimura avec fondu enchaîné utilisant la tempête de neige pour transformer les loups mangeurs d’enfants en un groupe d’humains venant de donner la vie. Une mise en scène cinématographique déjà utilisée par Tezuka et qui sera également reprise par Otomo pour ne citer que deux noms très connus en France.

Certains lecteurs pourraient trouver un peu crue cette histoire où une femme exprime son désir charnel de manière aussi explicite. Pourtant, c’est avec esthétisme que Kamimura met en scène ces moments intimes qui représentent la vie avant tout. L’œuvre de Kamimura n’est pas une œuvre de voyeurisme. Si le propos est volontairement réaliste, les images sont un mélange de jeu d’ombre et de symbolique rendus par un dessin clair qui reflète plus la force des sentiments que le côté corporel pur. Le destin de cette jeune femme, retranscrit par le biais des amants rencontrés, montre le caractère cruel de la vie qu’elle entend mener. Yukié est indéniablement une enfant puis une femme de caractère.

Pour cette édition, la traduction de Jacques Lalloz n’a pas été remaniée. Elle reste très littéraire et convient parfaitement au style de ce roman graphique. Malheureusement, certains partis pris sont toujours discutables et relèvent peut-être même de l’erreur lorsque, en troisième page, le texte passe du masculin au féminin en évoquant « …la Shinanogawa » alors que sur la page précédente il commence par  : «  Le modeste torrent… ». Sachant que le titre du recueil est bien au masculin, ce changement de genre est incompréhensible. Il est bon de souligner que l’ouvrage en lui-même, rempli de poèmes, n’est pas des plus simples à traduire et que ces deniers sont rendus dans un style qui sonnera très agréablement aux oreilles des japonisants habitués à ces harmonies verbales.

Si cette œuvre n’avait jamais été entièrement publiée en recueil du vivant de l’auteur, cette édition intégrale en un seul volume permet enfin de lire, peut-être pas d’une traite, ce fabuleux roman graphique. Presque cinquante ans après sa publication, « Le Fleuve Shinano » reste une œuvre moderne à la fois dans son graphisme, mais également dans son traitement narratif. Si vous ne l’avez pas encore fait, laissez-vous porter par le tumulte du fleuve Shinano en suivant le destin de Yukié. Cette nouvelle édition étant clairement à la hauteur des attentes des lecteurs. Elle vient joliment compléter les autres titres de Kamimura déjà présents chez Kana en en reprenant la même charte et la même taille.

Gwenaël JACQUET

« Le Fleuve Shinano » par Kazuo Kamimura et Hideo Okazaki
Éditions Kana (18 €) – ISBN : 9782505072348

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2 réponses à « Le Fleuve Shinano » par Kazuo Kamimura et Hideo Okazaki

  1. PATYDOC dit :

    Shinanogawa, c ‘est le fleuve aux profondes croyances, et non le fleuve mortel !

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