« Moi, ce que j’aime, c’est les monstres » par Emil Ferris

Rares sont les œuvres réunissant autant d’approbation dès leur première apparition. Emil Ferris avait déjà eu l’occasion d’être présentée aux lecteurs de comics les plus curieux en 2017 dans le fascicule Free Comic Book Day des éditions Fantagraphics, avec quelques pages d’introduction. L’originalité du propos, accompagnée d’un dessin au stylo et aux crayons de couleur, était déjà prégnante. Aujourd’hui, la première partie de son pavé de 800 pages, écrit difficilement durant plus de six ans, a paru. Il a raflé presque tous les prix consacrés aux comics aux États-Unis, et chaque journaliste, spécialisé ou non, s’accorde à dire que c’est un chef-d’œuvre. Pourquoi, ici aussi, on aime autant ses monstres ?

L’histoire de ce roman graphique, car si un ouvrage doit mériter cette appellation, c’est bien celui-ci, est assez incroyable. Karen Reyes vit à Chicago dans les années soixante, avec son frère Deeze et sa mère, son père ayant quitté le foyer prématurément. La petite, alors adolescente, n’accepte pas trop la vie qu’elle a, et, passionnée de comics d’horreur, dont elle recopie les couvertures avec talent, va se persuader qu’elle est un monstre. Un loup-garou plus précisément.

Partant de là, Emil Ferris va nous embarquer dans un thriller biographique, où son alter ego adolescente, Karen, va mener une enquête lui permettant de comprendre pourquoi et comment sa voisine du dessus, Anka Silverberg, a trouvé la mort par balle, seule enfermée chez elle. Des bandes magnétiques d’interview de cette voisine, fournies par son mari effondré, vont nous transporter jusqu’au Berlin des années sombres et aux camps de concentration. Pendant ce temps, la mère de Karen, atteinte d’un cancer, s’apprête à mourir…

Emil Ferris, illustratrice de profession née en 1962, a mis six ans pour réaliser cette histoire de 416 pages (800 en tout.) Si elle dessinait déjà en 2002, c’était surtout pour des jouets et des films d’animations. Diagnostiquée cependant du virus du Nil l’année de ses quarante ans, elle est hospitalisée et on lui donne peu de chances de rétablissement. Acharnée et bien entourée, elle va cependant se mettre au travail et suivre des cours au Chicago Art Institute afin de réaliser son projet. Finalement remise de sa maladie, c’est en fréquentant les salons de comics que l’autrice rencontre les auteurs Dean Haspiel, puis Art Spiegelman, qui lui promettent un brillant avenir. Après de nombreux refus, ce sont les éditions Fantagraphics qui décident de la publier, ouvrant alors les portes d’une reconnaissance fulgurante.

Ce que réalise Emil Ferris au dessin, et plus spécifiquement sur ses reproductions en couleur de couvertures de vieilles revues d’horreur, est tout bonnement stupéfiant et offre un excellent parallèle du niveau de qualité de son scénario. Le trait est précis, mais fluide, tout en hachures réalisées au stylo, puis complété par-dessus au crayon de couleurs par d’autres traits. Une « fantaisie » et une technique qui font mouche, offrant un panel très attractif.
Cela dit, le reste du dessin d‘Emil Ferris se trouve plutôt dans les tons de noir et de gris, avec quelques colorations pastel à l’occasion. Et si la plupart des pages sont bien finies, comportant suffisamment de détails pour obtenir un dessin assez classique au final, celle-ci se permet quelques « raccourcis » graphiques lorsque la ou les scènes (assez peu nombreuses) ne nécessitent pas de s’attarder sur l’aspect graphique. Pris dans la masse, cela offre davantage une respiration dans un maelström de sensations de ravissement esthétique, qu’un dommage.

L’histoire, quant à elle, est du genre thriller, avec une connotation sociale des plus intéressantes sur la vie de quartier à Chicago dans ces années soixante. Prostitution, petites frappes, désœuvrement…mais le passé est aussi un élément lourd dans la vie de nombreux protagonistes, et certains secrets bien cachés vont être mis à jour dans la douleur, et les souvenir refaire surface, laissant échapper des monstres bien plus féroces et dangereux que ceux des Ghastly, Arcane, Dread ou Terror Tales, les revues de kiosques que Karen apprécies. De même, les références culturelles sont très nombreuses, Karen appréciant les visites au musée auxquelles sont frère l’a habituée, occasion de digressions esthétiques et culturelles bien vues et de nombreuses reproductions de toiles de maîtres.

« Moi, ce que j’aime, c’est les monstres » est un authentique plaidoyer pour le souvenir et l’amour, mêlant deux univers, « superficiel » pour l’un (les comics et les revues d’horreur), et plus rude et réaliste pour l’autre (la vie quotidienne et l’histoire des camps) de manière étonnamment liée. Emil Ferris, y associant un dessin fouillé, réussit un tour de force esthétique et romanesque, qui fera date, sans aucun doute. Et c’est donc ma « BD de la semaine » ;-)

Franck GUIGUE (40/30/30)

La chronique du Free Comic Book Day Fantagraphics de 2017

« Moi, ce que j’aime, c’est les monstres » par Emil Ferris
Éditions Monsieur Toussaint Louverture (34,90 €) – ISBN : 979-1090724471

Galerie

Une réponse à « Moi, ce que j’aime, c’est les monstres » par Emil Ferris

  1. Henri Khanan dit :

    Je vois déjà ce livre dans la sélection du FIBD!

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <strike> <strong>