« Les Passagers du vent T8 : Le Sang des cerises livre 1, Rue de l’abreuvoir » par François Bourgeon

En 1885, le tout Paris s’en va enterrer Jules Vallès au Père Lachaise : le corps du fondateur du Cri du peuple est accompagné par des milliers de badauds et des survivants de la Commune, amnistiés depuis cinq ans. Parmi ces derniers, Zabo est là : quittée vingt ans plus tôt en Louisiane, elle répond désormais au prénom de Clara. À travers « Le Sang des cerises », troisième et dernier cycle de la saga des « Passagers du Vent », François Bourgeon ressuscite une époque oubliée et fait le lien avec « La Petite Fille Bois-Caïman » en introduisant une nouvelle héroïne, la Bretonne Klervi Stefan…

Des gazettes au Temps des cerises (Delcourt, 2017 - 2018)

Prépubliées sous forme de quatre journaux au papier épais et au tirage trimestriel (n° 1 en novembre 2017, n° 2 en mars 2018, n° 3 en mai et n° 4 en août), les planches de « Les Passagers du vent T8 » nous rappellent s’il en était besoin l’extrême minutie avec laquelle François Bourgeon nous fait pénétrer dans son récit. Des décors en noir et blanc emplis de détails et appuyés sur des maquettes de grandes tailles (jadis une frégate pour « La Fille sous la dunette » ou une auberge pour « Les Compagnons du crépuscule », ici un quartier de Montmartre, où se situe la maison que Clara habite depuis 1866. Envoyée au bagne de Nouvelle-Calédonie après la répression de « La Semaine sanglante » (les troupes versaillaises traquent et fusillent près de 20 000 Communards de tous âges), Zabo/Clara est naturellement revenue dans ses anciens quartiers du nord-est de Paris, entre la rue Saint-Vincent et la rue de l’Abreuvoir. Parfaitement documenté, le scénario permettra aux lecteurs de revivre toute une époque : celle des gares (l’album s’ouvre avec l’arrivée en pleine page d’une Bretonne – digne de Bécassine !- dans la gare d’Austerlitz), des artistes de la Butte (dont Toulouse-Lautrec, Renoir et Suzanne Valadon), celle de la construction du Sacré-Cœur et de la tour Eiffel, celle aussi de la prostitution, des danseuses de cancan à la jambe légère, des nuits montmartroises et des chansons engagées. Bourgeon avoue s’être inspiré de son enfance pour se rappeler des ritournelles, complaintes et chansons populaires, ici teintées d’un argot breton aux paroles incompréhensibles sans traduction (celle-ci figurera dans l’album à paraître en octobre prochain). Naturellement, c’est « Le Temps des cerises », chanson composée par Jean-Baptiste Clément en 1866, qui prend ici tout son sens en faisant la jonction entre plusieurs époques ; ce dans la mesure où tout le récit est narré à la première personne par Klervi en 1953, racontant ses souvenirs face au mur des Fédérés.

Planche inaugurale des "Passagers du vent T8" (Delcourt 2017)

Planche 60 (à paraître - Delcourt 2018 )

La construction du Sacré-Cœur sur la butte Montmartre (photo de Louis-Emile Durandelle, 1882)

L’atmosphère politique n’est jamais oubliée chez Bourgeon : l’on se souvient des cruautés endurées sous la Commune, de la rédemption de la nation par une ferme volonté de retour à l’ordre (en 1873, l’Assemblée fixe le mandat présidentiel à 7 ans), de l’avènement de la Troisième République (1875 – 1940) et du dernier renversement des idées monarchistes. Chacune des gazettes permettra aux lecteurs intéressés de retrouver en guise de bonus des articles documentaires revenant en détail sur chacun des points évoqués, ainsi que de longues interviews de l’auteur effectuées par Michel Thiébaut, l’auteur des incontournables ouvrages d’études « Dans le sillage des sirènes » (Casterman 1992) et « Les Chantiers d’une aventure » (Casterman, 1994). Précisons ici que ces études de contexte réalisées par Michel Thiébaut seront probablement réunies et complétées dans un futur ouvrage d’étude lié à ce nouveau diptyque des « Passagers du vent », lequel paraîtra avec le 9e tome de la série en 2019/2020.

Planche 2 extraite des "Passagers du vent T8" (Delcourt 2017)

La planche 2 permet de prendre la juste mesure de la manière narrative selon Bourgeon : tandis que l’héroïne (encore inconnue à ce stade pour le lecteur) évoque son périple dans un Paris qu’elle découvre pour la première fois, l’œil enregistre les lieux (la gare d’Austerlitz puis les alentours de la Seine, où le pont d’Austerlitz est encore en chantier) et s’attarde sur les costumes, les modes de construction (pierre, pavés et bois) et les jeux de regards. Les plans successifs (plan général, gros plan, plan rapproché et plan d’ensemble) donnent une ampleur à ce chemin d’apprentissage tout en ouvrant sur le spectacle de la capitale en mutation. En une case, les origines bretonnes de Klervi nous sont également révélées : la sensibilité des langages verbaux et l’émotion des argots affleurent, nous permettant de nous immerger d’exceptionnelle manière dans le Paris d’antan, à l’ombre de Baudelaire et de Victor Hugo.

Philippe TOMBLAINE

« Les Passagers du vent T8 : Le Sang des cerises livre 1, Rue de l’abreuvoir » par François Bourgeon
Éditions Delcourt (3,00 € – Gazette n° 1/4) – ISBN : 978-2-413-00406-6

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