HERVE DESINGE : L’INTERVIEW (1ère partie)

Découvrez les raisons secrètes qui président à l’édition d’une bande dessinée à travers les réponses lucides et implacables d’Hervé Desinge, le directeur de L’Echo des Savanes et d’Albin-Michel bandes dessinées. Chiffres de vente et de tirages… vous allez tout savoir !

Yellow Kid : Le succès des Editions Albin Michel s’est trouvé à nouveau confirmé à l’occasion du dernier festival d’Angoulème, mais, avant tout, pourrais-tu me parler de L’Enquête corse, le dernier album des aventures de Jack Palmer écrit et dessiné par René Pétillon ?

 

Hervé Desinge : Il faut savoir que lorsque René Pétillon m’a apporté cette histoire, si ça n’avait pas été lui, je ne l’aurais pas pris. En effet, j’estime que seul, René Pétillon, était capable de traiter un sujet aussi difficile sur un ton humoristique. Pourquoi ? Je pense qu’il est le chaînon manquant de la bande dessinée, il est celui qui est capable de faire le lien entre le dessin de presse et la bande dessinée. Il est clair qu’il n’est pas évident d’avoir un esprit bande dessinée tout en ayant les idées fortes et drôle du dessin de presse. René Pétillon, grâce à son activité au Canard Enchaîné est un des rares à pouvoir faire ça.

 

Donc, au départ, L’Enquête corse est parti d’une petite idée puis s’est développé dans L’Echo des Savanes à raison de quatre pages par mois. Rapidement, nous avons réalisé que chaque page était drôle, que tout cela prenait une véritable dimension et que ça allait faire un album formidable. Toutefois, pour être tout à fait franc, comme l’album précédent de Jack Palmer n’avait pas très bien marché – il s’appelait Le Top modèle – c’est un album merveilleux mais, décidément on n’est jamais sûr de rien… – nous avons eu quelques petits soucis pour trouver une mise en place adéquate et surtout en rapport avec l’excellence du sujet traité. On a alors monté quelques opérations particulières de marketing et on a obtenu une mise en place très honorable pour une bande dessinée mais très en dessous de ce que nous pouvions espérer pour cet album. Mais, tout cela n’a finalement pas été un problème parce que le bouquin a immédiatement explosé, il a été repris par les médias de manière très forte et les ventes ont aussitôt été énormes. Alors que la mise en place était de l’ordre de 24 000 exemplaires on a très rapidement atteint les 100 000 exemplaires vendus pour parvenir aujourd’hui à 230 000 vendus, et ça n’est pas fini, parce qu’on en vend encore 2 000 par jour ! C’est réellement un phénomène de société parce que ce livre ne se vend pas à la manière d’une bande dessinée traditionnelle mais à la manière d’un document politique. Je dois ajouter que plus de 12 000 exemplaires ont été vendus en Corse, ce qui est assez extraordinaire mais finalement assez naturel car c’est un livre qui n’humilie pas les Corses, un livre où ils gardent leur fierté et qui reflète le plus souvent leurs propres pensées.

 

Pour finir, Je crois que c’est un bouquin extrêmement drôle mais dont la lecture ne rend pas bête.

 

YK : Pétillon a-t-il lui même mené une enquête ?

 

HD : Il s’est documenté bien sûr, mais il faut savoir qu’avant tout il travaille au Canard Enchaîné. Il est au cœur même d’un système d’enquête permanent en quelque sorte. Il faut rappeler que le Canard est un des premiers journaux d’investigation en France.

 

YK : Il semblerait que le 7eme art s’intéresse à L’Enquête corse ?!

 

HD : Effectivement, nous avons pour l’instant une option extrêmement sérieuse, extrêmement importante et extrêmement lourde pour une éventuelle adaptation au cinéma. Là où il faut rester prudent, c’est qu’il ne s’agit que d’une option et nous verrons, le jour où le tournage débutera… mais, à priori, tout cela devrait se faire assez rapidement.

 

YK : Toujours dans l’actualité récente, pourrais-tu évoquer l’arrivée de Philippe Druillet chez Albin-Michel ?

 

HD : Je suis ravi d’avoir repris Philippe Druillet et cela pour plusieurs raisons. Tout d’abord, c’est une œuvre unique. Il y a actuellement tout un courant de la bande dessinée qui s’en inspire sans le revendiquer. Il est clair qu’une grande quantité de lignes d’heroic-fantasy, d’aventures spatiales ou de space-opera n’auraient jamais vu le jour si Les Six voyages de Lone Sloane n’avait été publié dans Pilote au début des années soixante-dix. Druillet est un véritable créateur d’univers et je suis enchanté qu’il ai choisi L’Echo des Savanes et Albin-Michel pour son retour à la bande dessinée après quatorze ans d’absence. Ce qui était également plaisant, était aussi de rafraîchir son œuvre. Je n’aimais pas trop l’idée d’un Druillet « mausolée » avec son œuvre figée dans le temps. Aussi, le fait le publier dans L’Echo des Savanes était aussi une manière de montrer à quel point il était d’une incroyable modernité. D’ailleurs, à travers toutes ses activités dans le domaine de l’audio-visuel, multi-média et autres il est aussi extrêmement demandé, et cela pour d’innombrables projets. Pour prendre conscience de cette formidable modernité il suffit de voir le magnifique Excalibur qu’il a en cours de production… Donc Druillet c’est vivant, c’est moderne et il n’y avait qu’un magazine comme L’Echo des Savanes pour remettre au goût du jour cette stupéfiante richesse.

 

D’ailleurs, s’il était besoin de faire la preuve que Druillet était vraiment attendu j’ajouterai nous n’avons jamais eu sur un auteur chez nous un dossier de presse pareil ! Des pages et des pages dans les magazines les plus officiels, dans une foule de quotidiens, des interviews partout à la télé, à la radio…

 

YK : C’est aussi quelqu’un qui a une personnalité très médiatique !?

 

HD : Oui, sans doute, mais c’est bien beau d’ouvrir sa gueule mais faut-il encore avoir quelque chose à dire et à montrer ! J’ajouterai que j’en connais des super-baratineurs mais ils ne passent pas comme Druillet. Il est vrai qu’il a un extraordinaire savoir-faire de communiquant mais c’est au service d’un travail créatif vraiment exceptionnel. Bien sûr, je sais qu’il y a beaucoup de gens qui n’aiment pas Druillet pour diverses raisons : le texte, les aventures incompréhensibles… mais il faut comprendre que c’est vraiment du space-opera, c’est à dire avec un coté lyrique, un poésie décalée qui s’exprime autant au niveau des textes qu’à celui du graphisme, c’est un jaillissement permanent ! Quoi qu’il en soit c’est un genre particulier que je respecte.

 

Il est intéressant d’ajouter que sa prochaine bande dessinée s’intitule provisoirement Babel et elle sera dessinée sur un scénario de Serge Lehmann qui parviendra, j’en suis sûr, à faire une meilleure cohésion entre l’histoire, les dialogues et le dessin. Je pense, effectivement que, pour que l’on passe une nouvelle étape, c’est à dire pour que ce lyrisme délirant et ce graphisme exceptionnel passe le mieux possible à l’échelle du grand public, l’intervention d’un scénariste de qualité comme Lehmann jouera un grand rôle. J’ai lu la première mouture du scénario et j’avoue que j’ai été plutôt épaté. En gros, je crois pouvoir dire qu’il s’agit de la reprise de tout l’univers de Druillet, de tout ce qu’il a semé au fil des albums. Serge Lehmann a reconstruit tout ça, lui a donné une cohésion et une explication en quelque sorte… et cela sans la moindre distance vis à vis de l’œuvre précédente, bien au contraire. Je crois pouvoir dire qu’il s’agit là d’une synthèse de tous les éléments que Philippe a laissé dans un flou artistique. C’est vraiment très bien fait !

 

YK : Après toutes ces années où les grands prix du Festival d’Angoulême étaient régulièrement récolté par l’ancienne équipe de Pilote, il semblerait que le vent ait tourné et que ce soit au tour d’Albin-Michel de se trouver régulièrement sous les feux de la rampe ?!

 

HD : Avant tout, je tiens à faire remarquer que depuis vingt-huit ans que le Festival d’Angoulême existe, c’est la première fois qu’un seul et même éditeur a les trois plus grand prix. On a reçu effectivement le Prix du meilleur album, le Prix du meilleur album étranger et le Grand prix, ce sont les trois plus grands n’est-ce pas !?

 

YK : Martin Veyron, qui est lauréat du Grand prix cette année, est un des auteurs phare des Editions Albin-Michel ?

 

HD : Martin Veyron est un auteur exceptionnel. Tout à l’heure nous parlions de Pétillon qui était le chaînon manquant entre le dessin de presse et la bande dessinée, eh bien je pense que Veyron – je ne suis pas sûr que ça lui fasse plaisir d’ailleurs – lui, est le chaînon manquant entre le théâtre et la bande dessinée. Ses bandes dessinées sont toujours riches de situations incroyables, de huis-clos improbables, de dialogues extrêmement pertinents, d’une intelligence de la mise en scène, de la narration… pour moi, il n’y a pas de doute, Martin Veyron c’est du théâtre et du théâtre de maintenant, du théâtre d’époque où les personnages sont réels, et si les situations sont absurdes elles n’en sont pas moins le reflet d’une réalité tout à fait moderne.

 

Ses histoires concernent les hommes et les femmes. Il a parlé d’une quête de sexualité absolue dans L’Amour propre qui a été son grand best-seller, de la relation homme-femme liée au pouvoir, c’était Executive woman, du problème du donjuanisme dans Donc Jean, et, pour évoquer le dernier, les rapports entre la création et l’argent sale : Caca rente. Nous avons là des thèmes éternels… finalement il est un peu le Shakespeare de la bande dessinée !… Donc je suis ravi que Martin Veyron ait eu ce Grand prix, on l’attendait un peu… enfin on l’espérait parce qu’effectivement c’est un des monsieur a avoir la carrure d’un grand prix : il a le discours, il a l’intelligence et puis il a une originalité de création unique en bande dessinée, c’est ça les grands, ce sont ceux qui sont uniques en leur genre !

 

YK : Quels sont les ventes de L’Amour propre ?

 

HD : Nous en sommes à 180 000 exemplaires vendus en albums cartonnés, je ne te parle pas des clubs, des poches et autres versions.

 

YK : Cet album a fait aussi l’objet d’une adaptation au cinéma, tout comme Le déclic. Comment expliquer que dans un relatif désert d’adaptation cinématographique en France, ce soit plutôt les bandes dessinées de L’Echo des Savanes qui attirent les producteurs ?

 

HD : Je pense que ce sont des sujets sensibles de notre société. De la même manière que Albin-Michel est une maison généraliste sur l’ensemble de sa production, Albin-Michel l’est aussi dans sa production bande dessinée. Donc on ne peut pas dire : Albin-Michel bande dessinée c’est ça ! Mais, il y a tout de même plusieurs pousses reliées à un  tronc principal constitué de Reiser, Wolinski, Martin Veyron, Petillon… de l’humour moderne qui traite de notre société, il s’agit là de l’arbre principal du secteur BD. Cela dit, à coté de ça, il existe également ce que j’appelle la bande dessinée extrême qui s’exprime à travers des auteurs comme Liberatore avec Ranx, Manara avec Le déclic… Mais cela peut être extrême d’une toute autre manière : nous sommes ceux qui avons édité Mattoti en France, on peut le considérer comme un auteur de BD extrême d’un point de vue pictural car sa BD  va au-delà des codes habituels de la bande dessinée. Je dois aussi ajouter que nous avons aussi des codes plus traditionnels et des secteurs éditoriaux qui actuellement ont de plus en plus de succès comme l’heroic-fantasy ou encore d’autres, plus littéraires, plus intellectuels, comme celui que nous pourrions appeler notre courant argentin à travers Carlos Trillo : Je suis un vampire, La grande arnaque et Vieilles canailles, des BD un peu moins commerciales, un peu moins grand public mais qui ont trouvé le leur. De même, avec Le canard qui aimait les poules, l’album de Carlos Nine qui a reçu le Meilleur prix de l’album étranger, je m’attendais a faire une vente tout à fait modeste, ça avait été avant tout un coup cœur de notre part, eh bien nous avons épuisé le tirage.

 

YK : qui était de…

 

HD : 6 000 exemplaires, cela paraît peu, mais un chiffre pareil pour ce genre éditorial est tout à fait extraordinaire ! Au-delà de 2 000 j’aurais déjà presque été content, alors épuiser le tirage… Sans doute le Prix y a contribué, mais je pense cet album a trouvé son public, ce qui ne paraissait pas si facile que ça !

 

Donc, à la question à propos du style et de l’identité d’Albin-Michel bandes dessinées, je répondrais que nous sommes de nature éclectique et, dans cet esprit, également capables de nous diriger vers les grandes séries de type traditionnel. Nous sommes d’ailleurs en train d’en lancer certaines dont une qui marche déjà très bien, Exit de Bernard Werber et Alain Mounier. Plusieurs autres sont en préparation et ont donc la vocation de se poursuivre sur de nombreux albums.

 

YK : Ces dernières années, il m’avait semblé que ta tendance éditoriale, en nombre de titres, était plus à la prudence, le décor a-t-il changé ?

 

HD : On est toujours prudent ! Simplement, nous avons beaucoup plus de projets intéressants et le marché est beaucoup plus réactif en ce moment. Alors, bien entendu, on reste prudent et nous n’allons pas faire comme certains éditeurs de bande dessinée qui lancent dix séries et qui attendent de voir s’il il en a une qui décolle là dedans ! Non. Nous avons une analyse éditoriale beaucoup plus serrée, beaucoup plus puissante si j’ose dire, et cela dès la naissance du projet. Après, évidemment, on voit… Je suis assez fier de dire que sur l’augmentation des projets dans les deux dernières années, on n’a pas pris un  bide !

 

YK : Tu n’as arrêté aucune série ?

 

HD : Si ! Mais ça n’était pas de vrais bides. Il y a bien sûr eu des titres sur lesquels j’ai été déçu, c’est normal, mais il n’y pas eu de vrais bides absolus comme j’ai pu en avoir il y a quelques années dont un, qui a d’ailleurs été terrible pour moi, celui d’Harvey Kurtzman, Le Livre de la jungle. Alors ça c’est un vrai bide, alors que c’est un chef-d’œuvre absolu. Je n’ai été suivi par personne, même les libraires spécialisés ne savait pas qui était Harvey Kurtzman. A l’exemplaire près, j’en ai vendu exactement 832, alors qu’il est celui qui a inventé la bande dessinée d’humour moderne ! C’est un échec d’autant plus cuisant que c’est un livre extraordinaire, d’une modernité insensée… il est aberrant qu’une perle pareille soit passée inaperçue, même les journalistes n’en ont pas du tout parlé.

 

YK : Quels sont les ouvrages récents qui ait obtenu un réel succès ? Le Tombeau de  Raskhenotep de Marniquet en est un me semble-t-il ?

 

HD : Oui, effectivement, c’est un livre qui a très bien marché parce que c’est un livre qui est cohérent de A jusqu’à Z. Sa présentation comme son histoire a déclenché un une forte réaction nostalgique. C’est d’ailleurs essentiellement des lecteurs de 40-45 ans qui l’ont acheté, il leur rappelait leurs lectures de 12 ans. D’autre part, il est intéressant  de parler de notre collection de guides d’humour sur la vie de couple, La vérité sur…, qui accroche bien. C’est aujourd’hui, Monsieur B, qui les réalise tous, un garçon formidable qui vient du story-board et qui, du coup, travaille très vite et très bien. Bientôt, nous donnerons une petite sœur à cette collection mais il est encore un peu tôt pour en parler.

 

Autrement, la grande actualité sera pour nous le lancement du Déclic 4 en octobre. Il commence dans le numéro 205 de juin. L’histoire est très bonne. Je suis allé voir Milo en Italie pour en parler avec lui parce que, pour être tout à fait franc, je n’étais pas très satisfait du scénario de Révolution, son dernier album. Pour cette raison, je voulais qu’on soit beaucoup plus carré et plus net sur Le déclic 4 : ce qui est le cas. Il y a donc une excellente idée de base : cette fois, le déclic, donc la possession du boîtier et son influence, va être aux mains d’une femme. De ce fait, on revient à l’idée du Déclic original, et en cela on retrouve l’occasion d’effectuer une critique sociale avec l’idée d’évaluer quelques-unes des limites de la bourgeoisie. Le scénario s’inspire d’ailleurs, vaguement, des Liaisons dangereuses  où l’on voit une femme  manipuler d’autres femmes pour assouvir sa soif de pouvoir… Originalité commerciale : nous allons vendre cet album dans un sac plastique scellé, avec sa poignée !

 

YK : Je vois inscrit la mention « réservé aux adultes »…

 

HD : Vu l’énorme succès de la série, je pense que chacun sait ce qu’il va trouver… Bon, il y bien sûr d’autres événements importants prévus pour le second semestre comme le tome 3 d’Exit, Les sales blagues de l’Echo n°9 en novembre et, en plus du Déclic, un beau livre de Manara intitulé La modèle qui sera, en quelque sorte, un hommage aux grands peintres. Il s’agit, pour être un peu plus précis, d’une mise en situation des muses qui leurs servaient de modèles. Ca ne sera pas une  sorte de compilation de dessins glanés à droite et à gauche mais un vrai livre avec un concept très fermé.

 

YK : Il est permis de penser qu’un nouvel ouvrage de Martin Veyron sera programmé pour janvier prochain…

 

HD : Il y a effectivement un projet en cours, mais qui, hélas, ne devrait pas voir le jour à Angoulême. Evidemment, ça ne dépend que de lui, mais je ne pense pas qu’il puisse avoir le temps de l’achever compte tenu qu’il lui faut environ sept à huit mois pour réaliser une bande dessinée. Elle sera sans doute en prépublication, mais l’album ne pourra sans doute pas être prêt.

 

YK : Comment parvient-on à un poste à responsabilité comme le tien.

 

HD : En répondant à une telle question, je risque de paraître horriblement suffisant et prétentieux et d’avance je m’en excuse. La seule image qui me vienne à l’esprit pour tenter de décrire mon cheminement serait de me mettre en parallèle avec ce système informatique que l’on nomme le système expert. Sa caractéristique est d’aller chercher à l’aide d’un grand nombre de faisceaux les multiples petits éléments qui permettent d’enrichir le noyau central. Eh bien moi, je fonctionne comme ça. C’est à dire que je m’y connais en fabrication, en commerce, en direction artistique, en gestion humaine… donc je peux prendre dans chacune de mes petites expériences, expériences qui viennent de la pub, de la presse et du livre, aussi bien d’un point de vue commercial que d’un point de vue créatif, des éléments qui me permettent d’alimenter la machine. Dans la presse, on dit souvent qu’il y a d’un coté les saltimbanques et de l’autre les géomètres soit, en gros, d’un coté les créatifs et de l’autre les administrateurs… eh bien, j’ai la chance d’être les deux. Donc je suis autonome, c’est à dire que ma créativité je vais l’autocensurer avec mes pouvoirs d’administrateur, et, mon administration, je vais l’alimenter avec ma vision créative. Les deux vivent en symbiose de façon permanente. Bien sûr faire de la création, c’est bien, mais combien ça coûte… à quel instant tu limites ton risque ? Si tu es uniquement créatif, tu vas te planter parce qu’elle est vouée à cannibaliser ta logique commerciale mais, si tu es trop commercial tu ne saura pas reconnaître où se trouve la créativité. En résumé, la force qu’il y a chez Albin-Michel bandes dessinées exprimée par moi et toute son équipe c’est qu’il y a les deux en même temps, c’est à dire qu’on sait lâcher de l’argent quand il le faut, mais nous savons aussi analyser et limiter la prise de risque.

 

YK : Comment pourrais-tu décrire le métier d’éditeur de bandes dessinées ?

 

HD : J’ai eu la chance d’acquérir une longue expérience en publicité, en journalisme et en édition. La première m’a permis de comprendre le monde du commerce de la manière la plus claire, la seconde m’a apporté la curiosité et un certain savoir-faire,  et, l’édition, finalement, c’est savoir packager tout ça. Enfin, il y a la direction artistique qui me permet de comprendre qu’on ne parle pas à un auteur de bandes dessinées comme à un auteur de roman. Il y a certes une très bonne histoire mais il y a un graphisme qui doit s’adapter à cette très bonne histoire. Il y a encore une chose qu’il faut également savoir, c’est qu’ici nous n’imprimons que rarement une planche comme ça, il y a souvent une discussion très pointue entre le dessinateur et l’éditeur. Nous mettons vraiment les mains dans le cambouis. Tu peux interroger les jeunes auteurs que nous publions : à la fois ça leur fait plaisir parce qu’ils constatent qu’on s’intéresse à leur boulot, mais parfois c’est dur, il nous arrive de leur faire refaire des pages. Lorsqu’on se rend compte que quelque chose déraille au niveau de la narration, que l’histoire n’est pas respectée ou tout autre problème, eh bien là on intervient ! C’est rarement le cas ailleurs…

 

YK : L’Echo des Savanes est un cas particulier au sein de la presse bande dessinée ?

 

HD : Les magazines français de bandes dessinées qui ont un certain poids sur le marché ne sont que deux : Fluide Glacial et L’Echo des Savanes. Mais le positionnement de L’Echo sur le marché est différent car il s’agit d’un magazine de loisir et de distraction pour les hommes.

 

YK : J’ai l’impression que les magazines ayant ce positionnement sont de plus en plus nombreux actuellement ?

 

HD : Oui, c’est vrai, mais lorsque vers le mois de septembre ou d’octobre vont sortir les vrais chiffres de diffusion nous verrons ceux qui surnagent vraiment. Parce que entre les déclarations sur l’honneur et la réalité des chiffres… à part FHM et Entrevue, les autres… Et d’ailleurs je tiens à préciser que L’Echo des Savanes, par rapport à tous ces magazines de loisir et de distraction masculins, s’en tire très très bien !

 

YK : Peut-on parler des chiffres de diffusion ?

 

HD : Eh bien, nous en sommes approximativement à 116 000 exemplaires vendus en moyenne sur l’année, ce qui est très honorable pour un titre comme celui-là. C’est un magazine qui gagne très bien sa vie. Le principe, au départ, était de créer un magazine qui assure sa propre survie, il n’était pas question de le limiter à une simple vitrine pour de la bande dessinée parce que nous voulions qu’il dispose de son autonomie économique propre… et je peux te dire qu’elle est vraiment propre !

 

YK : Les ventes m’ont l’air particulièrement stables !

 

HD : Pour être tout à fait franc, elles ont perdu à peu près 5%, mais face à dix magazines nouveaux en face de nous. Aussi, je trouve que finalement, cela prouve l’extraordinaire vitalité de L’Echo des Savanes, nous avons su résister à toute cette invasion de titres masculins.

 

Il y a un autre souci avec L’Echo, c’est l’audience : pour un titre acheté il y a onze personnes qui le lisent ! Pour 116 000 exemplaires vendus il y a 1 350 000 lecteurs.

 

YK : Pilote avait également un fort taux de circulation ?

 

HD : Dix-sept ! Et d’ailleurs c’est ce qui a coulé Pilote. Tu te rends compte pour une personne qui l’achète, dix-sept personnes qui le lise, c’est terrible ! Bien sûr, ce sont d’excellent chiffres pour la pub.

 

Ce qui sauve L’Echo des Savanes c’est son rédactionnel. Pour en revenir à l’idée de base, quelle était-elle ? Allait-on faire un magazine comme est fait aujourd’hui Lanfeust Mag ou demain Pavillon Rouge, c’est-à-dire BD BD BD, ce qui signifie qu’il ne va pas dépasser 20 000 exemplaires de ventes, ou alors faire un autre magazine qu’on va vendre à 100 ou 120 000 exemplaires avec, donc, beaucoup de lecteurs, moins de bandes dessinées mais où cette bande dessinée sera vue par beaucoup plus de gens. Voilà le choix ! c’est à dire un magazine de grande diffusion mais riche d’une vraie et grande vitrine. D’ailleurs, quand on vend 15 à 20 000 exemplaires, on est en plein dans le cœur de cible, alors autant faire des albums direct. Nos lecteurs sont, eux, le plus souvent des satellites de la bande dessinée, pas le cœur de cible.

 

YK : Le style de BD de L’Echo est, du coup, spécifique à cette clientèle plus large !?

 

HD : Oui, effectivement, c’est pour cette raison qu’on a pu sortir des choses comme L’Enquête corse ou L’Amour propre où, d’un seul coup, on touche un public qui va bien au-delà de la bande dessinée. A la suite du succès de L’Enquête corse, on a fait quelques petits tests pour analyser un peu les raisons de ce succès et nous avons appris que les gens qui rentraient en librairie demandaient « vous avez la BD sur la Corse », ils ne demandaient pas L’Enquête corse de Pétillon publié chez Albin-Michel, ils ne connaissaient ni l’auteur, ni l’éditeur et souvent même pas le titre… et là c’est formidable, ça signifie qu’on est dans le vrai grand public et qu’on dépasse les vingt-mille happy-few de la BD traditionnelle. Effectivement, en bande dessinée il n’y a pas trente-six solutions : soit on fait des « coups » soit on fait des séries qui vont mettre dix ans à s’imposer. Ce sont des stratégies différentes. Cela dit, elle peuvent parfois se compléter.

 

YK : Oui mais, dans le cas de Palmer, il s’agit cependant d’une série qui commence à s’imposer, et cela au douzième album.

 

HD : Ce n’est pas une vrai série, Jack Palmer, et cela pour une simple raison : une vraie série établi des cadres dès le départ et n’en bouge pas. Regarde Astérix, ça se termine systématiquement par un banquet par exemple et le graphisme n’a pas évolué d’une patte. Palmer, a eu lui au moins quatre vies différentes, entre les histoires longues, les courtes, le dessin fait à la plume, au rotring, au pinceau… sans compter qu’il a au moins quatre gueules différentes ! Non, le personnage a été trop bouleversé. Mais il est possible que maintenant, on assiste au début d’une série, c’est à dire un Jack Palmer qui va effectivement faire le lien entre des sujets de société, d’une actualité de type politico-sociale et de la BD rigolote. C’est peut-être la naissance du vrai Jack Palmer… mais je me permet de te faire remarquer qu’il n’y pas marqué Jack Palmer sur la couverture définitive de L’Enquête corse, c’était une démarche totalement volontaire puisque je pense que le vrai héros de cet album c’est la Corse.

 

Pour reparler un instant de cet album, il y a deux choses exceptionnelles qui s’y rattachent. D’abord, il a été revendiqué par les Corses eux-mêmes puisque un hebdomadaire nationaliste en a préconisé la lecture et c’est la première fois que je vois un album de bandes dessinées faire la une du Monde sur trois colonnes ! Formidable non !?

 

Propos recueillis le 2 mai 2001.

 

 

 

 

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