« Chère Créature » par Jonathan Case

La prose de Shakespeare est-elle soluble dans une bouteille de Kiki Cola ? Jonathan Case questionne les raisons de l’amour par le biais d’une drôle de créature aquatique humanoïde, héroïne étrange de son dernier roman graphique, juste traduit en français, mais datant de 2011.

Jonathan Case est un jeune auteur sensible, au fort potentiel littéraire et au style ligne claire, déjà récipiendaire d’un Eisner Award pour « Le Tueur de la Green River », publié en 2009 chez Ankama. S’il n’avait pas vraiment alors défrayé la chronique de ce côté ci de l’Atlantique, peut-être le charmant « The New Deal », plus récent, et déjà publié aux éditions Glénat l’a t-il un peu plus fait remarquer. En tous cas s’agissait-il d’une œuvre originale, touchante et très cinématographique dans la forme et le ton. « Chère Créature », œuvre au noir et blanc subtil, embarque le lecteur dans un monologue très théâtral, foncièrement encré dans l’onirisme et le fantastique, et fortement inspiré par William Shakespeare.

L’œuvre, divisée en chapitre (en actes ?), commence dans la mer. Une créature humanoïde palmée et à la face de poisson au cerveau apparent, devise, tel Hamlet, assis sur un rocher. Il déclame des vers avec les petits crabes recouvrant son corps, sortes de témoins et complices dans la recherche de nourriture. Grue, puisque c’est son nom, s’est nourri en effet jusqu’à présent de chair humaine, souvent trouvée sur des cadavres, enfouis là suite à des naufrages ou drames de la vie. Cependant, depuis quelques temps, Grue a trouvé des petites bouteilles de Kiki Cola remplies de poèmes. Lui qui adore la prose est ému et n’a alors qu’un seul but : retrouver l’expéditeur de ces missives. Combien d’erreurs devra-t-il cependant commettre ? De combien d’astuces et de motivation devra-t-il faire preuve pour parvenir jusqu’à son objectif alors que personne, non, personne n’est vraiment prêt à découvrir son existence ?

Si vous aimez vous faire surprendre et laisser divaguer votre esprit au gré des délires et de la poésie d’un auteur particulièrement riche, littérairement parlant, il ne fait aucun doute que ce roman graphique est fait pour vous. Non seulement il ne ressemble à rien de connu dans le médium, et sûrement pas un comics de science-fiction ou de polar, aussi bien écrit soit-il. Non, Jonathan Case déploie des trésors d’inventivité pour proposer un univers riche, à des lieues de ce que l’on peut attendre. Il est d’ailleurs difficile au départ de rentrer dans l’album, tant le propos est étrange et abrupte. Mais tout comme une pièce de théâtre bien écrite nous impose un ton, un lieu, un rythme, il en est de même ici, et l’auteur en joue à merveille, sachant d’ailleurs au passage user de beaucoup d’humour, dans la grande tradition des films muets hollywoodiens de la grande époque. À cet égard, le vol du cheval à un policier et la scène de poursuite qui s’en suit sont dignes d’un des meilleurs films de Buster Keaton ou Harold Lloyd.On pourrait penser au film « Pandora » (Albert Lewin, 1951) pour l’histoire d’amour un peu maudite, mais aussi à « Hamlet », déjà cité, voire, pourquoi pas à « La Tempête » de Shakespeare, revisité par Peter Greenaway au cinéma, dans ce que cette pièce peut avoir de dérangeant et de rapport avec les éléments marins. Mais avant tout, on retiendra de « Chère Créature » une œuvre mêlant avec brio un déroulé maîtrisé et un dessin suave à l’encre de chine, apportant la touche finale parfaite aux effluves dramaturgiques déclamées.

Un OVNI magnifique.

Franck GUIGUE

« Chère Créature » par Jonathan Case
Éditions Glénat Comics (16.95 €) – ISBN : 9782344024256

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