Hommage à Didier Comès

Nous avions rencontré Didier Comès, en 2000, à l’occasion de la sortie de son album, « Les Larmes du tigre ». Discussions autour du temps qui passe, de l’imaginaire du lecteur et d’Hugo Pratt. En hommage à ce maître du noir et blanc, qui vient de disparaître, nous re-publions, dans son intégralité, cet entretien.

On attendait avec impatience votre nouvelle œuvre qui paraît aujourd’hui, 5 ans après « La Maison où rêvent les arbres ». 5 ans, c’est long, très long pour vos lecteurs

(Comès) Bien sûr, c’est long pour moi aussi, vous savez. Il y a différents éléments pour expliquer cette absence : d’abord des questions d’ordre privé, ensuite la mort de Pratt qui était un ami et qui m’a fort déstabilisé, dont j’ai eu du mal à me remettre, enfin j’ai voulu prendre du recul par rapport à ma forme d’écriture afin de l’affiner et de la rendre plus limpide, plus imaginative, mais également plus lisible, où le lecteur puisse s’impliquer dans sa propre version du récit. Pour moi, les blancs entre les cases sont fondamentaux dans la bande dessinée. C’est la partie où le lecteur peut devenir actif et imaginer lui-même la séquence et rêver sur le récit à sa manière .

 

Cette fable, puisqu’on peut qualifier « Les larmes du tigre » de cette manière …

(Comès) Oui, c’est exact.

Cette fable donc, est accessible à tous, chacun ayant son propre niveau de lecture…

(Comès) Tout à fait et je suis convaincu qu’un lecteur qui prend la peine de relire cet album y découvrira de nouvelles choses, même si ce récit comporte peu de pages avec un rythme relativement lent, paisible, certains éléments clés ne se trouvent pas au premier regard.

L’humour est également très présent, en la personne du nain voleur d’ombre. C’est une nouveauté dans votre univers …

(Comès) J’avais envie de casser un peu le côté austère qui existe dans certaines de mes œuvres comme « La Maison où rêvent les arbres » où certains dialogues étaient emphatiques, un peu lourds. Ce personnage contrepoids, qui intervient entre deux personnages en situation dramatique, se révèle finalement très attachant malgré un aspect bourru, un peu primaire.

C’est aussi une manière d’amener de la fantaisie face à des héros aux caractéristiques très carrées …

(Comès) Il faut être franc, dans ce récit il n’y a pas de héros. Le chaman a visiblement fait une erreur, et est exclu de son peuple, « fendu en deux », comme c’était parfois le cas dans cette société d’hommes-médecine et il essaye d’aider une fille qui a perdu son ombre et est complètement désemparée. Tous les trois (avec le nain voleur d’ombre) forment une entité mais en alliant leurs faiblesses et le peu de pouvoir qu’ils ont.

Pour revenir au récit, dès le titre, la surprise joue … un tigre dans l’univers de Comès, ça semble improbable. Vous passez des Ardennes belges aux Amériques, de la forêt et de la campagne aux grands espaces …

(Comès) Oui, ça tient d’un désir personnel en ce sens que j’ai toujours été très attiré par les cultures amérindiennes. J’avais ce premier point de départ et j’avais également envie de dessiner et parler du tigre qui est un animal qui me fascine beaucoup même si chacun sait – en ce moment tout au moins – qu’il n’en existe pas en Amérique du Nord. Je me suis basé sur les écrits qui indiquent que les premiers amérindiens sont issus, à travers le détroit du Béring, de tribus asiatiques qui, elles, ont connu les tigres. Je me suis dit que si ces tribus avaient amené leurs croyances, elles avaient peut être également amené avec elles les tigres, d’autant plus qu’on sait, grâce aux fouilles archéologiques et aux fossiles, que des tigres aux dents de sabres ont bien existé dans cet endroit du monde. Alors pourquoi n’y aurait-il pas eu de tigres tel qu’on les connaît actuellement ?

L’introduction du tigre et du chaman donne à ce récit une dimension onirique permanente. Dans vos récits précédents, le fantastique était intégré dans une dimension réaliste. Dans les larmes du tigre, l’onirisme est présent du début à la fin …

(Comès) Oui, c’est une quête initiatique qui se mêle à un récit d’aventures. C’est une aventure intérieure, qui se transforme au fil du récit et ne s’ancre pas dans la réalité qui est la notre, mais dans une forme de réalité commune au trois personnages et à leur rapport avec la nature.

Ce rapport à la nature est en effet omniprésent et, comme vous le souligniez en début de cet entretien, le lecteur a la possibilité de s’évader entre les cases et même avec les cases puisque beaucoup d’entre elles sont sans texte. Le récit débute d’ailleurs par un prologue de 11 pages muettes …

(Comès) C’est exact, pour deux raisons. La première raison est que je voulais marquer les deux étapes du livre, par ce prologue assez long. La première partie sans texte montre la légende et la naissance du peuple tigre dans des temps reculés. La seconde partie que l’on peut situer juste avant notre siècle se révèle avec le début des dialogues. La seconde raison de ce prologue muet est que l’usage du texte n’était pas justifié compte tenu de la façon dont je voulais raconter cette légende. Les images devaient parler d’elles mêmes. Le texte n’aurait amené que de la redondance et le lecteur n’aurait pu y glisser son propre imaginaire. A force de mettre des textes explicatifs ou les points trop sur les « i », je pense qu’on fait perdre un plaisir au lecteur qui, s’il n’y est pas forcément habitué, étant plutôt coutumier des récits linéaires, se découvre ainsi un rôle actif, et, avec sa propre vision de l’histoire, se crée ainsi sa propre bande dessinée.

Peut-on alors imaginer que votre prochain album soit uniquement composé de dessins, sans aucun texte ?

(Comès) (Rires) En fait, au départ de ce projet, c’était mon intention. Mais je me suis rapidement rendu compte que c’était irréalisable sur un long récit ou sur un récit qui comporte des passages nécessaires de compréhension. C’est certainement possible de le faire sur une vingtaine de pages, mais cela prend alors la forme d’un exercice de style. Dans le cas des « larmes du tigre », c’est déjà une tâche délicate de mettre aussi peu de texte car il faut que le travail de l’image soit très efficace, sans superflu, pour que le lecteur ne s’égare pas dans trop de directions. Nous devons quand même guider le lecteur à suivre le cours de l’histoire que nous lui racontons, même si nous tentons de stimuler son imagination et sans texte, je pense que ce serait très difficile.

C’est souvent plus long de lire une bande dessinée sans texte, qui demande une participation active du lecteur

(Comès) Bien sûr, c’est ce que j’espère. Un effort et une lecture enrichissante qui amèneront le lecteur à s’approprier cette histoire, dont il aura sa propre vision, qui ne sera certainement pas la même que la mienne, ni celle d’une personne proche.

Peut-on qualifier cette démarche d’expérimentale ?

(Comès) Non, pas du tout, je crois que la bande dessinée est une écriture en soi, quelquefois difficile à déchiffrer, mais la rendre la plus lisible possible, en ôter tous les obstacles de compréhension est un des buts que je me suis fixé. Raconter une histoire et faire rêver !

Sorcellerie dans vos albums précédents, chamanisme ici. Le surnaturel et le fantastique sont vos thèmes de prédilection ?

(Comès) Oui, mais ce sont des domaines de nécessité, ce n’est pas venu par hasard. Mon enfance et mon adolescence ont été marquées par une éducation chrétienne, dont j’ai voulu me détacher, et j’ai recherché autre chose, à travers un certain mal de vivre. J’espérais trouver autre chose autour de moi, d’où cet attrait pour l’occultisme en imaginant qu’il y ait quelque chose d’autre de l’autre coté du miroir. C’est encore vrai aujourd’hui, je ne suis pas toujours heureux dans le monde qui nous entoure. Si moi-même j’ai une quête, ce n’est ni celle de la reconnaissance, ni celle de l’argent, c’est plutôt la quête de l’équilibre et de la sérénité.

Le chamanisme peut y aider plus que la sorcellerie, à la mauvaise réputation …

(Comès) Ca n’a rien à voir ! Le chamanisme allie l’homme médecine, comme on le nommait chez les amérindiens, et le rapport à l’environnement sans qu’il y ait de notions de profit ou de vengeance, qui existe dans la sorcellerie.

Le chaman de votre album « Les larmes du tigre » est un exclu, la fille qui a perdu son ombre aussi. Faut-il forcément que les êtres élus soient des marginaux ou des exclus ?

(Comès) Non, absolument pas. C’est une histoire avant tout. J’aime bien prendre des personnes qui semblent faibles, sont marginalisés pour finalement leur trouver des richesses insoupçonnées. J’ai une grande tendresse pour ce genre de personnage. Dans ce récit, tous mes personnages sont effectivement des êtres faibles. Mais regardez la jeune femme qui a perdu son ombre. Elle vit une situation dramatique car dans sa civilisation cela signifie qu’elle n’existe plus. Eh bien, elle, qui était demandeuse au début de l’histoire, se retrouve à la fin être le personnage qui sauve la situation et devient chaman.

Ce qui veut dire qu’en fonction de l’endroit où vous vous trouvez, vous pouvez avoir des destins différents ?

(Comès) En fonction des endroits, mais aussi de la culture et de la civilisation, vous voyez les choses différemment. Si on m’avait dit un jour que l’ombre pouvait avoir une telle importance, je ne l’aurais pas cru. Si vous allez dans des pays dont vous ne connaissez pas la culture, vous risquez de commettre des impairs inimaginables à partir de choses sans importance pour vous.

Vous avez, en début d’entretien, évoqué la mort d’Hugo Pratt (le créateur de Corto Maltese) pour expliquer en partie le temps qu’il vous a fallu pour créer cette nouvelle bande dessinée. Vos univers sont souvent comparés, et peut-être encore plus particulièrement dans ce dernier album

(Comès) Pratt était un grand frère. Je suis très fier si on me compare à lui car je n’aurais jamais son talent. Tout ce que j’espère, c’est arriver à rendre, d’une manière différente, ce qui nous unissait, cette vision de certaines choses parallèles, semblables. Je ne peux absolument pas nier que j’ai été très influencé par sa façon de travailler mais j’ai été beaucoup plus influencé par ce qu’il était ! Donc, par moment, se retrouve, dans ma façon de raconter, ce que Pratt m’a apporté mais honnêtement, cela ne me gène pas du tout. Un dessinateur ou un graphiste vierge, ça n’existe pratiquement pas. Tout le monde a derrière lui un passé d’influences. Avec Hugo, nous avions des influences communes, comme Milton Caniff. D’autres auteurs viendront, à qui on dira qu’ils ont été influencés par Comès. C’est tout à fait logique ! Il ne faut bien entendu pas que ça frôle le plagiat ; mais le reste est anecdotique. Cela fait partie des échelons que nous devons tous gravir pour monter le plus haut possible.

Laurent TURPIN

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