« Cinq branches de coton noir » par Steve Cuzor et Yves Sente

En 1776 à Philadelphie, les indépendantistes américains demandent à Betsy Ross de concevoir le premier drapeau des futures nations unies. Mais, à son insu, une domestique noire a caché dans l’étendard un symbole de la discrimination visant les siens… En 1944, Johanna redécouvre par hasard cet exceptionnel secret : son frère, un soldat bientôt engagé sur le front européen avec ces frères de couleurs, va être missionné pour retrouver cette bannière étoilée. Un trésor qui pourrait, à lui seul, permettre de réécrire toute l’histoire des États-Unis… Décryptage en avant-première (la version classique de l’album ne paraît qu’en janvier) de cet épais one-shot de 175 pages, à la résonance idéologique très actuelle. Interview de Steve Cuzor en prime, à classer parmi les étoiles de cette fin d’année…

Une guerre factice (planches d'ouverture - Dupuis 2017)

Se jouant des références connues (la série « Band of Brothers » ; le film « Monuments Men » par George Clooney n’étant sorti sur les écrans en 2014 qu’après le démarrage créatif de cet album) et du parti-pris pessimiste, « Cinq branches de coton noir » est proposé chez Dupuis depuis le 1er décembre dans une luxueuse version en noir et blanc, limitée à 1 200 exemplaires (49 €). En janvier, et outre la version classique (24 €), les lecteurs pourront acquérir une seconde édition limitée à 777 exemplaires, comprenant une jaquette et un frontispice inédit imprimé sur papier d’art et signé par les auteurs (40 €). Dans chacun des cas, l’album offre à voir en couverture le visage ou les silhouettes sépia des combattants afro-américains, alternant entre héroïsme, ténacité et souffrance face au poids de la guerre et de ses dramatiques enjeux. Sous ses atours romanesques, le titre fait directement référence aux étoiles du Star and Stripes (étoiles et bandes), le drapeau qui est au cÅ“ur de l’intrigue. Comme l’explique Steve Cuzor : « Le titre initialement prévu était « L’Étoile nègre », suffisamment explicite sur les thèmes de l’esclavage et de la revendication des droits sociaux ; mais la formulation a paru un peu trop forte et violente pour l’éditeur José-Louis Bocquet. Yves Sente, toujours très réactif et rigoureux, a proposé dès le lendemain le très beau titre actuel. Un excellent choix ! »

Visuels de couvertures pour les versions luxe (noir et blanc) et frontispice

The Birth of Old Glory par Percy Moran (1917) : Betsy Ross coud le premier drapeau pour Washington

Selon la légende la plus répandue, George Washington et d’autres membres du Congrès auraient chargé en juin 1776 Betsy Ross (1752 – 1836) de coudre les premières étoiles et bandes selon un modèle fourni. Dans cette première mouture, les treize étoiles (disposées en cercle dans le canton bleu supérieur) comme les treize bandes horizontales rouges et blanches renvoient au nombre des états indépendantistes. Par la suite, pas moins de 27 versions différentes existeront, en fonction de l’admission successive des états. Ce n’est qu’à partir de 1818 que le nombre treize sera repris et définitivement fixé pour le nombre de bandes, alors que le nombre d’étoiles continuera d’évoluer pour atteindre le compte 50, avec l’entrée d’Hawaï dans l’Union le 4 juillet 1960.

Le Débarquement

Récit épique et aventureux, « Cinq branches de coton noir » retrace quelques moments-clés de la Seconde Guerre mondiale, des plages du Débarquement à la bataille des Ardennes en passant par la libération de Paris ou le massacre de Malmédy (17 décembre 1944). Croisant deux époques et mettant en perspective avec une parfaite fluidité les tensions idéologiques du moment – la ségrégation et la fibre patriotique -, « Cinq branches de coton noir » atteint sa cible et touchera d’autant plus le lecteur informé des soubresauts de l’actualité américaine. Rappelons in fine que, sur les 16 millions d’Américains ayant porté l’uniforme au cours de la Seconde Guerre mondiale, environ 900 000 étaient de race noire. Leur histoire et leur mémoire sera tardivement commémorés aux États-Unis – où la ségrégation raciale dans les forces armées est restée en vigueur jusqu’à la guerre en Corée – comme en Europe. Il faudra de fait attendre 2007, pour qu’un film américain leur rende hommage : « Miracle à Santa Anna », réalisé par Spike Lee.

Encrage pour la planche 8 (Sente/Cuzor et Dupuis 2017)

Recherches de couleurs et d'atmosphères

Steve Cuzor, comment a démarré cette aventure ?

« Initialement je devais entamer un autre projet. Et puis j’ai reçu cette belle histoire, cependant écrite différemment de la manière dont je l’aurais racontée, ce qui m’a fait un peu râler. Après discussion, Yves a retravaillé son projet au profit d’un unique volume. Malgré l’importance du sujet, je voulais éviter de tirer en longueur tout en me plongeant dans cet épais roman graphique de 150 pages… qui n’est pas livré aux lecteurs comme un 3 x 50 ! José-Louis Bocquet et moi étions d’accord sur cette idée, préférable à l’attente d’une intégrale. Le projet était viable sur la durée grâce aux retombées financières de mon précédent « XIII Mystery ». Je voulais aussi retrouver l’excitation du dessin et me surprendre en réalisant une page tous les trois jours : par ce biais, j’ai évité de trop crayonner et je me suis redécouvert plus à l’aise au pinceau. Ce second souffle m’a donné un peps étonnant, notamment pour toutes les séquences enneigées des Ardennes, dans la seconde partie de l’ouvrage. Je n’ai pas encré cette neige mais j’ai tout fait pour qu’elle surgisse au travers des gris moyens, des hachures ou au travers des personnages. »

La bataille des Ardennes

Des références graphiques ou filmiques précises en tête pour retracer la bataille des Ardennes (on peut songer au « Dix de der » de Comès) ? Quid également des séquences situées à Philadelphie ?

« Non pas spécialement. Par contre, j’ai relu quelques auteurs classiques dont Jijé – un grand pro du noir et blanc -, recherché de la documentation sur internet ; et j’ai également fait appel à Philippe Jarbinet (« Airborne 44 ») qui, pour le coup, semble avoir pris 500 photos à chacune de ses ballades ardennaises ! Je ne me suis moi-même pas rendu sur place : j’ai donc en quelque sorte rêvé les lieux à travers les documents d’époque. Récréer la ville de Philadelphie a été beaucoup plus compliqué car je ne disposais d’aucune documentation, en dehors de quelques toiles réalisées ultérieurement. »

Les fortes thématiques abordées dans l’album ont-elles été bousculées par l’actualité américaine de ces derniers mois ?

« Il y a eu ces drôles de références – comme « Monuments Men » puis Obama – qui sont apparues quand nous réalisions l’album. Avec Trump ou les bavures policières contre les Afro-américains, nous avions subitement l’impression de revenir en arrière… Moi encore plus peut-être, pour avoir traité ces sujets dans « O’Boys ». Pour être allé traîner mes guêtres aux USA entre 1992 et 1995, c’était le calme plat, tandis qu’à l’heure actuelle, on assiste à un improbable retour du Ku Klux Klan. Cette ambiance morose a joué sur la fin de notre histoire, où l’on « retourne au fond du bus » de manière assez amère. Bien que témoins des grands moments de l’Histoire, nos personnages finissent dans le froid et le désespoir, dans un mode survie qui échappe à tout le monde, bien au-delà des objectifs de la mission. »

Un mot sur la séquence hollywoodienne de la poursuite entre le char allemand et nos héros ?

« C’est la séquence tarantinesque de l’album ! Yves voulait d’ailleurs que ce soit celle-ci qui figure en couverture ; un canon de char face à l’humain, sur un mode en rappelant d’autres, Tian’anmen notamment. Mais graphiquement, c’était compliqué à réaliser. On passe ici par des codes, en allant des attentes du lecteur au contrepied inattendu. Avec Yves, rencontré à Rennes, on a beaucoup parlé des séquences et des personnages ; on a resitué le récit autour d’un personnage central plus fort, puis Yves m’a laissé une grande liberté de traitement, afin que je me réapproprie le scénario sans rien changer des principaux objectifs initialement visés. Il n’y a qu’une seule séquence (celle du spectacle théâtral donné devant la 29e Division US) que j’ai entièrement modifiée, suite à une petite incohérence scénaristique initiale. L’incarnation des personnages et la crédibilité donnée entre les dialogues et le cours de l’Histoire n’en sont que plus fortes à mon sens… »

Merci pour ces précisions.

Philippe TOMBLAINE

« Cinq branches de coton noir » par Steve Cuzor et Yves Sente
Éditions Dupuis (24,00 €) – ISBN : 978-2800161761

Galerie

2 réponses à « Cinq branches de coton noir » par Steve Cuzor et Yves Sente

  1. Ping : La BD de la semaine : "Cinq branches de coton noir", un titre obscur pour un album brillant - MEDIAVOR

  2. François dit :

    Bonjour,
    Pourriez vous me dire à qu’elles îles correspondent celles qui ont été dessinées entre Fécamp et Porthmouth ? (Page 15)
    Pour le reste, j’ai beaucoup aimé et l’histoire et le graphisme.
    Merci
    Cordialement

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