Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Tintin » : le mystère des éditions alternées… Livre 2 : une « Étoile » bien mystérieuse…
« L’Étoile mystérieuse » alternée fascine certains collectionneurs. C’est en effet la seule version album de cette aventure en N & B, puisque ce titre a été conçu dès l’origine pour la couleur. Et certaines pages, comme la fameuse page 1, à cases hautes non raccourcies, prennent une intensité inégalée, grâce à des noirs très profonds. Nous verrons aussi que cette édition n’a aucun autre équivalent, étant un mélange de l’édition en couleurs précédente A20 et de l’édition suivante A23…
Un encrage des noirs très profonds, pour une aventure jamais publiée en album N & B
Le cas de « L’Étoile mystérieuse » est intéressant, car c’est le dernier album en noir à avoir été imprimé en octobre 1943 (voir courrier du 24 septembre 1943) après changement des plaques d’impression. En effet, les précédentes plaques qui avaient servi à imprimer les premières éditions couleur de « L’Étoile mystérieuse » (au total, 24 448 exemplaires en A18 et A20) étaient trop usées. Il fallut donc en refaire un jeu, et ce jeu tout neuf explique les noirs très gras et profonds (car très encrés) sur ce titre : on verra le même phénomène pour « Le Crabe aux pinces d’or », imprimé en alterné avant même l’édition couleur, également avec des plaques toutes neuves. Au point que les noirs ont déteint sur les pages en vis-à-vis (il a sans doute été relié trop vite, avant séchage) et que l’encre a même imbibé les pages à certains endroits.
On remarque aussi sur ce titre que les cahiers ont été empilés avant reliure, car des reports existent d’un cahier sur l’autre… On trouve ainsi un report de la page 6 au dos de la page 3, un report de la page 7 au dos de la page 10, au dos de la page 11, un report de la page 14, etc. C’est logique, l’atelier d’impression et l’atelier de reliure étaient séparés chez Casterman et il y avait toujours une période, même courte, de stockage des cahiers…
Une édition unique, à mi-chemin entre l’édition en couleurs A20 et l’édition A23
En fait, cet album est unique à cause de ce changement des plaques d’impression. Ainsi, Charles Lesne écrit ceci à Hergé le 24 septembre 1943 : « On commence aujourd’hui l’impression des noirs, profitant d’un battement entre “La Licorne” et “Le Crabe”. On te fera donc une dizaine de feuilles de “La Licorne”, de “L’Oreille cassée”, de “L’Île noire” et de “L’Étoile mystérieuse”. Pour ces dernières, nous sommes obligés de faire faire un nouveau report du film noir sur zinc, car le report précédent est usé. Ce sera donc la dernière impression de ce lot. »
C’est la raison pour laquelle les cahiers de « L’Étoile mystérieuse » alternée sont uniques, ne correspondant ni à l’édition en couleurs A20 (étoiles au bas des cahiers versus, pas d’étoiles dans l’alternée) ni à l’édition couleur suivante (dessins de la page de titre raccourcis, titre sur 2 lignes pour l’édition A23 versus grandes cases et titres sur une ligne pour l’alternée) !
Les cahiers ont probablement été imprimés autour du 15 octobre, voire fin octobre, car le 5 octobre, Lesne signale à Hergé que pour « L’Étoile mystérieuse », le report est encore en cours…
Une qualité de fabrication exceptionnelle pour toutes les alternées
La qualité de fabrication des éditions alternées fut exceptionnelle pour cette période de pénurie : les couvertures ont toutes été montées sur cartonnage très épais (épaisseur de l’E.O. du « Crabe aux pinces d’or »)… Toutes ces éditions ont aussi pour caractéristique commune leurs pages de garde bleues, imprimées sur papier gaufré, légèrement vergé, dont la couleur jaunie contraste fortement avec la blancheur immaculée du papier des cahiers.
Ces pages de garde au papier gaufré sont celles utilisées pour certains exemplaires de l’E.O. en couleurs du « Secret de la Licorne » en A20 et A21, à partir d’octobre 1943, et pour l’intégralité de l’E.O. couleur du « Crabe aux pinces d’or », en janvier 1944. Elles permettent de garantir l’authenticité des exemplaires et surtout d’en dater la reliure. Les cahiers sont imprimés sur un superbe papier, épais, d’une grande blancheur, proche du papier utilisé pour l’édition originale en noir et blanc du « Lotus bleu » de 1936.
De si beaux exemplaires au point qu’Hergé s’exclamera dans son courrier du 16 novembre 1943 : « J’ai reçu également, et je t’en remercie, les exemplaires en noir : ils sont admirables ! » Le prix payé par Hergé (100 FB par album) fut donc très raisonnable au regard de la qualité… Pour le paiement, Lesne lui proposa une solution « élégante » : « Concernant le règlement des albums en noir, Mr Louis Casterman propose ceci, qui est, je crois la solution la plus élégante. Le prochain compte de droits d’auteur (mars 1944) sera diminué du montant de 5 000 francs. Ainsi le règlement s’opérera ipso facto sans complication. D’accord ? »
Très peu d’exemplaires connus
Pour « L’Étoile mystérieuse », on ne connaît que 4 exemplaires A 22 dos pellior en provenance des studios Hergé, du bon état à l’état proche du neuf. L’un d’eux conserve le record pour une vente d’album BD aux enchères, avec un prix de 103 000 euros chez Artcurial en 2008.
Hergé avait reçu à l’origine 9 « Étoile mystérieuse » (dont il reste 4 exemplaires A22), car un album avait été envoyé directement par Casterman au journal O Papagaio.
À ce propos, Lesne écrira le 5 novembre 1943, dans le fameux courrier attestant de la livraison des alternées à Hergé : « Toutefois, tu ne trouveras que 9 ex. “Étoile mystérieuse”, le 10e étant envoyé aujourd’hui même, par poste, à O Papagaio, à Lisbonne ». Preuve d’envoi à l’appui…
Pour ce qui concerne les exemplaires A 21, dos rouge vermillon en similoïd (ou pegamoïd) il n’existe que 2 exemplaires, rescapés de Casterman et des environs de Tournai. Le premier en excellent état est apparu dans la Tintinomania V, le 27 avril 1996 (il fit un prix de 96 000 FF soit environ 14 000 euros). Probablement sorti de Casterman par l’expert en même temps que les 2 « Îles noire » et la vingtaine d’« Oreille cassée ».
Ce volume fut à nouveau vendu 63 250 euros chez Artcurial en 2012. Le second exemplaire, en mauvais état et tout gribouillé, connut une aventure hors norme puisqu’il fut « découvert » sur le marché de Voluwé en avril 1999, acheté une bouchée de pain (20 FF), revendu presque aussitôt pour 1 500 FF puis pour 20 000 FF, puis encore proposé dans la vente Scriptura de juin pour 45 000 FF. BD Star la proposait ensuite à la convention BD de Bercy pour 40 000 FF, puis enfin, cet exemplaire fut bel et bien vendu début 2000 par la librairie Rackham pour 60 000 FF (soit un peu moins de 10 000 euros). L’intérêt de cet exemplaire est que son histoire et son état pourraient attester de l’authenticité et de l’ancienneté des alternées A21 longtemps mises en doute à cause de la découverte d’un stock neuf d’« Oreille cassée »…
Finalement, « L’Étoile mystérieuse » éclaire plus qu’elle n’interroge sur le secret de ces éditions si longtemps méconnues. C’est aussi l’une des deux plus belles éditions alternées, car ses cahiers noir et blanc sont sublimes, comme ceux du « Crabe aux pinces d’or »… Enfin, c’est une édition unique, croisement des éditions en couleurs A20 et A23.
Avec « L’Oreille cassée », nous verrons que le mystère s’épaissit à nouveau à cause de multiples exemplaires retrouvés en A21 dos pegamoïd… Dans notre prochain chapitre, j’ai procédé à une expertise très détaillée et argumentée sur cette découverte. Les collectionneurs qui ont acquis un de ces très chers exemplaires sauront, enfin, si leur trésor supposé est un vrai ou un faux… Rendez-vous donc dans 15 jours ! …
Prochaine parution : Livre 3, Les Oreilles stockées !?!
Gilles FRAYSSE
Chapitre précédent – Chapitre suivant
(1) Lire les différents chapitres de cette analyse :
— « Tintin » : le mystère des éditions alternées… Livre 1 : les « Île noire » d’Hergé
— « Tintin » : le mystère des éditions alternées… Livre 3 : Les Oreilles stockées !?!
— « Tintin » : le mystère des éditions alternées… Livre 4 : L’énigme du crabe alterné.
— « Tintin » : le mystère des éditions alternées… Livre 5 : Le Lotus bleu en noir
Merci Gilles pour ces moments de pur bonheur bibliophilie.
Lorsque l’on voit la qualité de ces cahiers, avec cet encrage sublime, cela laisse rêveur…
Merci Franck, effectivement c’est exactement çà, un encrage sublime qui rend accroc quand on a eu un tel album en main….
C’est franchement passionnant. Merci pour votre travail.
Et j’en profite pour féliciter l’ensemble du site.
Je vous remercie. Je pense qu’il faut collectionner ces albums car on entre de plain pieds dans la bibliophilie, et on quitte la collection BD caractérisée par l’obsession de l’état neuf au moindre intérêt culturel….
Bonjour Gilles.
C est Bernard Soetens ( Catalogue Scriptura).
Je viens de retrouver la semaine dernière ( début août 2019) dans une collection le fameux exemplaire « Etoile Alterné Scriptura » que j avais reçu en dépôt pour le proposer en vente en juin 1999 dans mon catalogue de Ventes sur Offres « Scriptura ».il y a donc un peu plus de 20 ans…
Quelle époque …..
Je vais voir si je peux te proposer des visuels …
A bientôt
Bernard
PS. . Toujours un grand plaisir de relire tes excellents articles sur ces éditions alternées ….
Ils devraient le sortir en « fac-simile », ce serait un bel objet pour les collectionneurs de Tintin !
Bonne idée, mille sabords! Bien mieux qu’une nouvelle colorisation de je ne sais quoi!