« Sous les bombes sans la guerre » par L.L. de Mars

« Sous les bombes sans la guerre » est l’un des albums les plus puissants, bouleversants, beaux et impressionnants que j’aie lus depuis bien longtemps. À la fois témoignage et expérience, c’est une œuvre aussi brute que subtile, aussi magnifique qu’emplie de terreur et de tristesse, un terrain libre où l’humain et la création s’interpénètrent douloureusement – mais nécessairement. Exutoire artistique d’un dessinateur qui est terrassé par le décès de son père, travail de mémoire sur la lignée des valeurs transmises par L’Humanité et Pif, cri de rage face à la mort tout autant que remise en question de ce qu’est son propre art, cet album est un lieu rare où l’expression d’un créateur se fait vérité – au détriment absurde des normes qu’on a tous fini par accepter – avec ses fulgurances et ses errances telles qu’elles doivent exister. Sublime sur le fond comme sur la forme, contenu et contenant, car de surcroît les éditions Tanibis ont fait ça bien (pléonasme).

Étant donné le parcours et la production protéiforme et frontale de L.L. de Mars (fondateur du « Terrier », l’un des premiers websites artistiques français où arts plastiques, musique et littérature se côtoient librement ; chantre du Copyleft et penseur d’une réforme de la politique éditoriale et artistique ; artiste pluridisciplinaire mais aussi pamphlétaire engagé…), cet album – vu sa nature – ne pouvait pas être anodin, ni même « normal ». Avant de parler du fond, avant même de commencer à lire l’album, on est déjà interloqué par l’objet en lui-même, beau et mystérieux. À l’instar d’un Chris Ware, L.L. de Mars a envisagé chaque cm2 de son album comme un espace de création. 52 pages en quadrichromie, en grand format (24 x 33 cm), avec sa jaquette brillante dont les découpes font apparaître un dessin noir et charbonneux, sur papier mat granuleux… Il y a là une invitation à envisager dès le départ cet album selon une autre manière de lire, d’aborder une création, le livre n’étant plus un emballage mais un médium à part entière de l’œuvre, cette couverture dépliable en panoramique nous faisant accéder à son verso où une suite de cases introduisent le propos de l’album, nous révélant dans le même temps la couverture en noir et blanc dont nous n’avions vu que quelques parcelles… Ce premier déploiement de papier est donc aussi un déploiement de l’œuvre, une introduction pudique – utilisant l’art du livre – à la tragédie qui se joue ici et qui ne se dévoile pas « comme ça »…

Dans cette suite de cases qui subissent par endroits les découpes de la jaquette (le dessin s’y désagrégeant ou les cases devenant noires, exprimant ce qui ne peut plus l’être ou installant un silence entre deux paroles), l’auteur se confie à nous, intimement mais crûment. La mort de son père l’a tellement atteint qu’il pense ne plus savoir dessiner, que toute velléité de créer, de tracer un trait, est devenue aussi vaine qu’inaccessible. Quand la mort frappe ses proches, comment continuer à dessiner ? Pourquoi continuer ? Que dessiner ? Dans quel but ? Et qu’est-ce qu’on crée tout court ? L.L. de Mars ne le sait plus, mais il a tout de même essayé, du fond de sa douleur, de son néant, et le résultat se trouve dans cet album. Un album si riche et complexe que moi aussi j’ai l’impression de ne plus savoir écrire, tant je ne sais par quel bout l’aborder… car il y a quelque chose de très impressionnant, dans ces pages ; la charge émotionnelle se fait tellement sentir dans chaque trait, chaque coup de pinceau, que l’empathie envers cette terrible réalité s’impose avant tout.

Quoi que cet album puisse être, je pense qu’il ne faut pas chercher à le définir, à le catégoriser, justement, car il n’y en a nul besoin, ce n’est qu’un réflexe, et surtout il ne se présente pas comme étant autre chose que ce qu’il est : un terrain de création, une déflagration de soi, l’art dans ce qu’il a de plus brut et nécessaire, organique, vital, se foutant de ce qui se fait ou pas, et de comment on doit le dire. Pour autant, ce n’est pas un chaos ni un foutoir, plutôt une incursion dans la mémoire créatrice et filiale de ce dessinateur dans le désarroi, tentant de se réapproprier son art alors que ce décès le submerge… Et parce qu’on n’est pas dans la « BD témoignage » à la mode et superficielle mais bien dans le p… de vrai témoignage viscéral sans filtre, ça remet aussi un peu d’humain dans un paysage culturel où la biographie est trop souvent devenue un produit, un gimmick, une apparence, une réputation. Ici, on revient à l’humain de la manière la plus substantielle qui soit ; à la Bacon…

Mais nous en étions à cette couverture granuleuse en noir et blanc révélée sous la jaquette… Une illustration superbe, onirique, tragique, dernier sas avant la plongée dans le cœur de l’œuvre. Il ne sera pas question ici d’un récit de faits mais d’un récit d’émotion. D’une suite d’émotions. La narration n’y est donc pas linéaire ou chronologique, mais plutôt fragmentaire, aléatoire, nous faisant plus comprendre l’essence d’un ressenti, d’un souvenir (et accéder ainsi au sens qu’a tout cela) que nous relatant des événements selon la forme d’un journal intime. Les séquences se complètent plus qu’elles ne se succèdent, créant une œuvre labyrinthique, à l’image des chemins que prend la souffrance malgré le rempart de l’esprit. Cet album est un espace en soi, et non une suite de pages. La parole y est quasi absente, inaudible ou absconse, et l’image se déploie selon différents visages : compositions libres, peintures, planches de bande dessinée, strips, images narratives… C’est un flot de traits, de couleurs, qui résonnent comme autant de larmes et de cris, de silence et de néant, de colère sourde. On ne peut qu’être ému face à la vérité créatrice qui surgit de chaque touche, de chaque trait. C’est déchirant. Vraiment.

Pour donner un visage à cet événement dramatique, L.L. de Mars a choisi la pudeur au sein de cette déflagration. Et c’est ici qu’intervient une ramification qui rattache cette œuvre à l’histoire de la bande dessinée. En effet, le père de l’auteur, en tant que militant communiste, vendait le journal L’Humanité sur les marchés (en compagnie de son propre père : une vraie histoire de famille !), et L.L. de Mars, enfant, fut donc abonné durant de longues années à Pif, une lecture dont il gardera toujours l’éthique humaniste et engagée. Dans cet album, L.L. de Mars se dessine sous les traits de Pif le chien, tandis que son père revêt les traits de Top, transposition de la filiation à travers ces deux personnages majeurs créés par José Cabrero Arnal. Pif, tout le monde le connaît, apparu en 1948 dans la revue Vaillant. Mais avant lui, il y avait eu Top, créé en 1935 en Espagne pour le magazine TBO. Précurseur de Pif, Top finit par être considéré comme son père génétique avec le temps.

Au-delà de ces incarnations fictionnelles, l’auteur transforme certaines séquences mythiques de ces deux bandes dessinées en les tordant sous le sceau de sa tragédie. Pour Top, il y a ces séquences spectaculaires où il se faisait piquer par des moustiques géants, où il maigrissait tant dans sa geôle qu’il pouvait s’échapper de ses chaînes… Pour Pif, le gag de la truffe allongée se transforme en longue coulure angoissante, et il ne fuit plus seulement la colère d’un boucher mais bien cet espace de mort étouffante… De même, dès la première page, on voit Top tomber de l’espace du rêve puis de son lit, s’éveillant en sursaut, tout comme à la fin de ses aventures en 1935, en hommage au Little Nemo de McCay. Par moments, d’autres figures de l’univers de Pif surgissent, mais là aussi, César, Agathe, Doudou ou Placid et Muzo voient leur image dégradée, s’étioler, se désagréger : c’est bien tout cet univers qui est en train de mourir dans le cœur, l’âme et le ventre de l’auteur alors qu’il accompagne l’agonie de son père… Restent la rétine et la main.

Il y a du cartoon et du Guernica, dans cet album intense et cruel – la figure du cheval apparaît çà et là. « Sous les bombes sans la guerre » : les bombes ne sont plus celles de la Guerre d’Espagne vécue par Arnal avant de se réfugier en France au début de la seconde guerre mondiale, avant de créer Pif après la libération, lui l’antifasciste, mais bien celles des métastases qui font parfois de la vie finissante un champ de bataille. La maladie, l’hôpital, la mort… et puis la respiration à retrouver après le chaos. Plus qu’un album, « Sous les bombes sans la guerre » est un acte d’art et de vie contre la mort qui engendre de très grandes émotions chez le lecteur. Si vous ne trouvez pas cet ouvrage chez votre libraire à cause de son tirage limité (façonnage particulier et artisanal du livre oblige), n’hésitez pas à le lui commander, à l’exiger, à faire un scandale en toute amitié jusqu’à ce que vous l’obteniez. Et un grand bravo à Claude Amauger (éditeur impeccable et passionné qui se cache trop timidement derrière Tanibis) pour ce nouvel acte éditorial que notre monde trop réactionnaire reconnaîtra un jour d’utilité publique sans l’avoir compris à temps.

Cecil McKINLEY

« Sous les bombes sans la guerre » par L.L. de Mars

Éditions Tanibis (16,00€) – ISBN : 978-2-84841-039-5

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2 réponses à « Sous les bombes sans la guerre » par L.L. de Mars

  1. Franck dit :

    Bravo et merci pour cette sensible chronique Cecil, qui me fait fichtrement envie d’acquérir cet album. Il est vrai que les éditions Tanibis ne font que du bon. Comme quoi, il vaut mieux souvent produire moins, mais de meilleure qualité.
    En plus, 16 euros, c’est peu cher, pour tant d’émotions promises ;-)

    • Bonjour Franck,

      Merci pour votre gentil commentaire. Oui, effectivement, je n’en ai pas parlé, mais franchement, 16 euros pour un bel album comme ça, qui a demandé un vrai travail de façonnage artistique, c’est vraiment un prix très démocratique… Bonne lecture si vous achetez cet album,

      Bien à vous,

      Cecil

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