« Mutts : dimanches matin » par Patrick McDonnell

Avant d’écrire quoi que ce soit, j’aimerais que vous lisiez ce que le légendaire Charles M. Schulz a dit de « Mutts » : « Un des meilleurs strips de tous les temps » ; ainsi que ce qu’en a dit ce trublion de Matt Groening : « Mutts est avec Les Peanuts, Pogo, Krazy Kat, Calvin et Hobbes, un strip intelligent et drôle, brillamment dessiné et très touchant. » Voilà. Sachant que « Mutts » est capable de susciter de l’admiration chez Schulz et de la tendresse chez Groening, vous avez maintenant une meilleure idée de la qualité de ce comic strip et de la nécessité de cette chronique, car c’est bien d’un chef-d’œuvre dont nous parlons aujourd’hui. Ni plus. Ni moins. Ouaf ! Miaw !

Aaaaahhhhh… « Mutts » ! Ou « Earl & Mooch » pour les lecteurs français, car souvenez-vous : entre 1996 et 1998, Les Humanoïdes Associés – dans un étonnant revival éclair de la période « rigolo » de Métal Hurlant – proposèrent entre deux Barons et trois Techno-Pères quatre albums d’une nouvelle série de comic strips américains ayant pour héros un p’tit toutou et un p’tit minou. Dès le premier coup d’œil jeté sur la couverture, le trait fit mouche : enlevé et très expressif, comique et dynamique, beau et efficace, il rappelle les meilleurs graphismes de l’âge d’or des comics intellectuels, de « Krazy Kat » à « Peanuts », tout en ayant ce je ne sais quoi d’unique et de jouissif, d’intemporel. Audace d’un trait autant dessiné que libéré, acuité absolue du mouvement et de la forme captés dans leur représentation la plus symptomatique, design à la fois brut et élastique, esthétique aussi discrète que redoutablement installée : visuellement, « Mutts » est en soi une rencontre importante, apte à déclencher chez le lecteur esthète un amour inconditionnel, solide et durable, incroyablement riche en émotions, pour le style de McDonnell. Et lorsqu’on ouvre l’album et qu’on commence réellement à lire ces merveilleux strips, alors là ça tient du miracle tellement c’est… chouette, beau, drôle, addictif, tendre et intelligent ! (Et si mignon ! Hum…)

En effet, « Mutts » contient toutes les qualités – pourtant si difficiles à réunir et articuler, les plus grands vous le diront ! – inhérentes à ce qui fait un très grand comic strip, un classique, culte et jalon à la fois. De la trempe de ceux qui font l’histoire du genre. Qui n’arrive qu’une fois par génération. Avec une apparente et déconcertante facilité, « Mutts » semble s’inscrire naturellement, sans effort, dans cette méga-catégorie panthéonesque. Car sa lecture, dès les premiers instants, engendre cette impression si particulière qu’on pensait ne plus jamais revivre, ou extrêmement rarement : accéder à nouveau à un strip qui puisse encore nous étonner, nous émerveiller ; oui, lui, ce médium qui fut quasiment à l’origine du 9ème art et qui a engendré tant de créations jusqu’à aujourd’hui… Après les premières décennies des grands maîtres « classiques », l’avènement plus contemporain d’un Watterson avec son génial « Calvin & Hobbes » a suscité – de toutes parts et à juste titre – un nouvel engouement pour le genre. C’était revigorant. Un style souple et puissant, une très bonne idée (classique, mais traitée de manière décomplexée), un sens du running gag impeccable, une tendresse et un cynisme mêlés qui font mouche, des personnages attachants et bien campés : bref, tout y était ! Tout, oui, même ce que je n’ai pas encore mentionné et qui s’avère pourtant primordial, fondamental, transcendantal pour faire d’un comic strip une légende : la magie. Une magie inexplicable, non identifiable, mais présente tout au long de l’œuvre, intrinsèquement liée au trait et aux mots, qui fait liant entre l’esprit de l’auteur et l’affect du lecteur. Une alchimie extraordinaire si puissante que les personnages et les contextes pourront être déclinés à l’infini sans qu’on se lasse jamais, suscitant constamment en nous une vibration très intime et si véritable ! Eh bien (sans hésitation aucune, et c’est un fan de Watterson qui vous parle) je vous le dis : « Mutts » est au moins aussi brillant que « Calvin & Hobbes », et parfois même meilleur. D’où ma grande tristesse de voir combien ce chef-d’œuvre n’a pas eu droit jusqu’ici à une édition française digne de ce nom dans la longueur… et d’où ma joie de voir sortir cet album chez Les Rêveurs qui… me font toujours autant rêver !

Mais une fois qu’on a dit tout ça, on n’est pas plus avancés, enfin presque, car même si j’ai commencé à vous énumérer quelques qualités de « Mutts », vous n’en savez pas plus que ça sur cette merveille (ceux qui la connaissent sourient affectueusement au fond de la salle…). Comme souvent, les idées les plus simples sont les meilleures, tout est une question d’angle, de style et de personnalité de l’auteur qui s’y attèle. Ici, nous avons affaire à un archétype ultra-convenu : la relation chien/chat dont on a tiré des quintaux de papier et des kilomètres de pellicule depuis plus d’un siècle. Mais il est pourtant bien question de cela, avec d’un côté Earl, le chien, et Mooch, le chat. Deux zigotos qui vivent chacun chez leurs maîtres respectifs dans une petite banlieue américaine sans histoires. Bref, rien de super palpitant ! Sauf que. Entre Earl le chien candide et Mooch le chat frimeur va s’installer une amitié tout en contrastes qui donnera lieu à de savoureux gags oscillant entre drôlerie pure, poésie, tendresse, cruauté et humanisme, n’évitant pas non plus la tristesse ou la révolte sourde entre deux galipettes. Ici, le rire est donc tout en nuances, parfois doux, parfois mordant, toujours juste… Mais au-delà du rapport animal direct se greffe le rapport à l’humain, et donc au monde, et là une alchimie supplémentaire opère pour notre plus grand bonheur. Car à travers les figures d’Ozzie, le maître d’Earl, plutôt naïf et démissionnaire, et Millie et Frank, le couple de retraités un peu barrés à qui appartient Mooch, l’auteur nous convie à un quotidien où humains et animaux doivent partager une même réalité selon leurs propres vérités, entraînant souvent des contextes aussi tordus que cocasses. Au gré de ces multiples liens de natures différentes mais faisant écho avec l’une des plus belles facettes de notre humanité, McDonnell, l’éternel défenseur de la cause animale, nous parle de nous et de notre rapport à l’autre – non pas le voisin d’à côté, encore que, mais les animaux avec qui nous vivons, notre archaïsme innocent enfoui sous des monceaux de conneries assenées depuis maintenant trop longtemps par le système dit « civilisé ». Une sorte de retour aux sources impossible, d’« Appel de la forêt » qui ne dirait pas son nom, en plein cÅ“ur d’une banlieue tiède. Décalage. Résignation. Illusions. Car ici les humains, malgré leur grand cÅ“ur et leur folie ordinaire, subissent invariablement le joug de l’ennui, de la vie telle qu’elle se présente lorsqu’on ne s’épanouit pas en elle. À leurs côtés, des animaux soi-disant domestiques vivent des petites choses importantes, même lorsqu’elles semblent absurdes ou absconses… Et entre eux, encore une autre sorte de comportement et de relation, avec ses bonheurs et ses impossibilités. En ce sens, « Mutts » est un regard aiguisé et fraternel qui nous questionne sur notre nature profonde, noyée dans le fatras du quotidien, et sur notre capacité à ne pas oublier notre animalité. Mais ne pas idéaliser non plus. En américain, « Mutts » veut dire « corniauds », bref, l’animal domestique de base. Mais cela vaut-il seulement pour les animaux de ces strips, ou bien aussi pour les humains qui y errent ? Tous des corniauds ?

À la fois co-auteur du livre « Krazy Kat : the comic art of George Herriman », membre de la Humane Society of the United States, du Fund for Animals et du Charles M. Schulz Museum, Patrick McDonnell est donc bien un auteur de comic strips connaisseur et talentueux, engagé et bienveillant, à l’éthique irréprochable et bienvenue. Et il faut le répéter, son trait, son style, sa patte et sa dynamique sont vraiment de tout premier ordre, ce qui parachève ce portrait dithyrambique. Non mais sérieusement, vous avez vu ? Bien regardé ? Le dessin de McDonnell a une puissance rare, expert dans le raccourci ou la schématisation souple, jazz, cool, de ce qui est décrit. On sent fortement l’héritage d’Herriman, dans l’œuvre de McDonnell, sachant utiliser la forme et le motif jusqu’à les tordre ou les exprimer dans leur plus pure simplicité, mais toujours dans un mouvement, dans un tracé inscrit mais vivant. C’est souvent beau à s’estomaquer. Cette précision ! Ce trait parfait ! Cette liberté ! C’est réaliste et pourtant si cartoonesque ! Et avec les années, le style de McDonnell s’est bonifié, encore plus graphique et sûr de lui sans jamais perdre de sa respiration un peu folle, lorgnant vers la forme pure tout en réhabilitant une certaine ornementation…

Ce constat de qualités sur le fond comme sur la forme a perduré en beauté dans « Mutts », voilà bien ce que nous donne à voir cet album paru chez Les Rêveurs, et ça fait du bien. Car les fans français de « Mutts » n’ont que leurs yeux pour pleurer ; comme je l’ai évoqué plus haut, entre 1996 et 1998, Les Humanos avaient édité quatre albums qui reprenaient les strips quotidiens et les strips du dimanche publiés entre les débuts de la série (parue pour la première fois dans le New York Times du 5 septembre 1994) et la fin de l’année 1996 : hé, c’était déjà pas mal ! Mais, malheureusement, la série ne sembla pas trouver son public (ou ne rapporta pas assez d’argent, ça dépend du point de vue) pour qu’on aille alors au-delà de ces quatre opus pourtant jouissifs. Quel dommage… Fan absolu de « Calvin & Hobbes » depuis pratiquement ses débuts, je ne peux qu’exprimer ma tristesse de voir combien « Mutts » (ou « Earl & Mooch », comme vous voulez !) n’arrive pas à s’imposer pour l’instant en France alors qu’elle est tout aussi remarquable. C’est une lacune proche de la faute lourde. Après une réédition inattendue de ces quatre premiers albums en 2007, Les Humanos en avaient profité pour nous proposer un cinquième tome, mais qui est resté malheureusement sans suite… Argh. Alors, même si cela ne répond pas entièrement aux rêves les plus fous des fans de « Mutts », cet album des Rêveurs proposant les strips du dimanche parus en 1999 et 2000 constitue déjà un soulagement et un plaisir conséquent, surtout que deux autres tomes sont annoncés pour les deux années à venir : chouette ! Achetez cet album. Achetez-en plusieurs et offrez-les. Achetez tout le stock jusqu’à ce que ça pousse l’éditeur à entamer enfin une vraie et belle édition intégrale des strips de « Mutts » (là, ils vont me détester, Les Rêveurs !).

La lecture de cet album n’a qu’un seul défaut : elle est trop courte ! C’est tellement bon et beau qu’on en aimerait encore et encore… mais soyons raisonnables et raisonnés. En parcourant ces pages, on se rend bien compte combien cette série n’a rien perdu en qualité après quelques années d’existence (et les strips les plus récents de « Mutts » sont toujours aussi réussis !), confirmant ce que je disais plus haut sur la « magie » qui fait les grands strips. Le trait est toujours aussi souple et graphique, le propos est toujours aussi adorable et caustique, bref, c’est le bonheur ininterrompu. De plus, on admirera la vignette-titre changeante que McDonnell dessine en introduction de chaque strip du dimanche, rendant hommage tous azimuts à la bande dessinée, l’illustration, les pochettes de disques, les affiches de cinéma, les vieilles publicités et autres images de la culture populaire américaine, ou encore certains grands maîtres de l’histoire de l’art ; introductions visuelles réjouissantes, cerise sur un déjà très beau gâteau. Que vous dire d’autre ? Je ne peux aller plus loin dans l’éloge sans vous assommer davantage, et les visuels de l’article devraient vous donner envie de voir de plus près à quoi ressemble ce bijou, non ? Vous savez ce qu’il vous reste à faire, donc… Bonne lecture !

Cecil McKINLEY

« Mutts : dimanches matin » par Patrick McDonnell

Éditions Les Rêveurs (15,00€) – ISBN : 979-10-91476-74-4

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2 réponses à « Mutts : dimanches matin » par Patrick McDonnell

  1. JEAN dit :

    SPOOKY (La chatte foldingue) de Holman est aussi une excellente BD. Elle n’a eu droit qu’à un seul album chez Futuropolis en 1986!

    • Bonjour Jean,

      Merci de votre commentaire qui me fait grand plaisir, car il est toujours bon de rappeler aux internautes l’existence de chouettes comics un peu oubliés et, de plus, je suis très fan de Bill Holman : non seulement « Stokey Stover » (qui influença beaucoup d’artistes, dont Franquin), mais aussi le « topper » qu’il avait créé en accompagnement, c’est-à-dire le fameux « Spooky » que vous mentionnez.

      Dommage que ces deux titres (traduits par Pierre Dac !) n’aient eu droit qu’à un album chacun au milieu des années 80, surtout cette pauvre foldingue de Spooky qui se retrouva dans la petite « Collection X »… Du patrimoine de fou qu’il serait bon de rééditer de belle manière…

      Bien à fou,

      Cecil McKinley

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