Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...Le monde « magique » de la bande dessinée vu par Vuillemin
Généralement, les fans de bande dessinée adorent que le 9e art se mette en abîme, qu’un auteur ou un collectif sorte un album consacré à un artiste, un personnage, une série… C’est souvent l’occasion de beaux hommages, ou bien cela flatte voluptueusement notre passion dévorante, tout simplement ! Mais lorsque c’est Vuillemin qui se penche sur la bande dessinée, la flatterie n’est plus de mise, au contraire ! Depuis quelque temps déjà , Vuillemin signe chaque mois un édito dessiné pour la revue dBD où il passe l’actualité de la bande dessinée à la moulinette de son pinceau ravageur. Un recueil de ces dessins vient de paraître chez Hugo – Desinge, qu’on se le dise !
Ça fait bientôt 40 ans que le père Vuillemin roule sa bosse iconoclaste dans le milieu, et en adéquation avec sa bouille d’éternel adolescent, il ne s’est toujours pas calmé. Sa ligne très justement auto-proclamée « crade » et son propos qui ne l’est pas moins continuent de sévir, dans la lignée des provocateurs de l’âge d’or des Hara-Kiri, Charlie et autres Écho des Savanes… Qu’on l’aime ou non, on ne peut lui enlever cette belle filiation (qu’il a lui-même vécue à la fin des années 1970 avec tous ces zozos) que Reiser n’aurait pas reniée. Dès lors, pas étonnant que Vuillemin ait accepté de dessiner dans Charlie Hebdo depuis les attentats, malgré son touchant questionnement sur sa capacité à faire du dessin de presse… C’est pourtant ce qu’il fait, d’une certaine manière, avec ces éditos pour dBD, car au-delà de quelques charges bien spécifiques, c’est bien à l’actualité du monde de la bande dessinée en général que s’attaque Vuillemin, reporter au vitriol : outre les personnages, les séries et leurs auteurs, notre homme se penche aussi sur les droits d’auteur, la surproduction, les libraires, le marché de la BD, l’envol des prix des originaux en salles de vente, les contrats d’édition, bref, sur tout ce qui vit via l’album de BD et qui dysfonctionne.
Cet éventail de cibles – et d’angles – rend la lecture savoureuse car le sentiment de répétition qui peut s’installer dans ce genre de recueil n’apparaît pas ; en tournant chaque page, on se dit même plutôt, avec un sourire entendu : « Alors, sur quoi ou qui ça va tomber, maintenant ? » Et on se marre à nouveau, car ce tutti frutti corrosif du 9e art fait preuve de nuances dans son outrance, nous permettant de nous rendre compte combien Vuillemin n’est pas un sniper unilatéral et systématique jouant un rôle que d’autres pourraient endosser aisément. Tous ces dessins n’ont pas la même intensité ni le même effet, pétris tantôt par la provocation totale, le cynisme, la critique acerbe, le jeu de massacre, la bêtise avec un B majuscule, l’humour crétin, tantôt par une certaine tendresse, une amitié, une bonne blague idiote, un regard cruel mais éthique sur ce qui doit être souligné ou dénoncé… Entre la virulente méchanceté dont il fait preuve contre « Titeuf », son gag si évident et nécessaire sur la gestion de la surproduction d’albums BD par les libraires et son hommage aux dessins de chevaux de Jean Giraud, on le voit, l’éventail dont je parlais est bien là , même si la préférence est donnée à l’acide, bien sûr !
Car évidemment, c’est bien du Vuillemin. Capable de vous offusquer même si vous êtes aguerris, de vous consterner sans pour autant vous empêcher de sourire, de vous faire faire pipi dessus de rire tellement c’est bon et con, ou bien de vous contenter grandement par une critique faite – enfin ! – à l’encontre d’un événement déplorable ou édifiant (ou les deux). Non pas sniper mais franc-tireur, donc, Vuillemin ne se gêne pas pour dézinguer le milieu lorsque ça le chatouille trop, exprimant au-delà de ses bonnes grosses blagues crades ce qu’un auteur confirmé et relativement libre pense de ce qu’est devenue la bande dessinée aujourd’hui. Un regard assassin, certes, mais néanmoins nécessaire au sein d’une sorte de consensus général où – comme dans tant d’autres milieux – la frilosité de ton et de critique s’est relativement installée. À l’heure où la liberté de provocation des dessinateurs subit encore les répliques du séisme Charlie, cela fait un bien fou de lire l’outrance grasse de Vuillemin, sentant qu’on a affaire là à une continuité qui maintient le droit de pouvoir rire de tout afin de ne pas pleurer face à l’ignoble, l’une des expressions de ce qui fut si bêtement et méchamment instauré il y a quelques décennies par une belle bande de salopards pratiquement tous disparus, maintenant… Reste Willem, et ce sacré trublion de Vuillemin à sa suite, sale gosse, garnement qui mérite des claques pour dessiner avec tant de méchanceté.
D’aucuns pensent avec raison qu’on ne parle que trop de cette « continuité de Reiser » pour identifier Vuillemin depuis le début (et même Vuillemin doit en avoir marre même s’il y souscrit avec admiration, car il est bel et bien un auteur complet et original, toujours lui-même et bien vivant) ; mais force est de constater que cette belle continuité perdure sans perdre de son piment, non pas ancrée dans une tradition figée mais au contraire toujours en mouvement, maintenant le cap face aux pisse-froid et aux bien-pensants. Alors de quoi se plaint-on ? Traversés par différents ressentis, on parcourt cet album avec appétit et gourmandise, friandise punk qui combat en dédramatisant plutôt qu’elle ne se veut destructrice. La méchanceté est de mise, bien sûr, mais pas n’importe quelle méchanceté, en cohérence avec l’esprit général de l’auteur, poil à gratter revendiqué et de rigueur, bonne grosse – sale – blague balancée à la figure des nantis, rigolades coupables mais assumées. De l’extérieur, on pense souvent que le monde de la bande dessinée est plus chouette que d’autres, à cause des gros nez et des gags, de l’image de la BD en tant que divertissement infantile. Mais, comme partout, on y trouve le meilleur comme le pire, et c’est bien ce que Vuillemin nous rappelle crûment ici. Ça fait pas de mal, que la BD se prenne un coup de pied aux fesses de l’un des siens, parfois. C’est même trop rare, alors profitons-en, car Vuillemin, lui, il peut se le permettre !
Cecil McKINLEY
« Le Monde magique de la bande dessinée » par Philippe Vuillemin
Éditions Hugo – Desinge (14,50€) – ISBN : 978-2-7556-2421-2
… un « sale gosse …/… qui mérite des claques » !… Ben oui, sûrement, mais alors j’en mérite aussi, des claques (comme beaucoup d’autres gusses !), vu que la plupart de ces « dessin’éditos »
(… suite !)… … ces « dessin’éditos » au vitriol me font souvent beaucoup rigoler ! Sur plein de points, y’a une voix qui me dit : « wah la vache, il exagère ! », et pourtant je me marre. (comme par exple « le mustang sûrement dessiné par Jean Graton… » ci-dessus ; et pourtant, je ne renie pas mes années Michel Vaillant !)…
C’est sûr que ça doit égratigner pas mal de sensibilités, comme ça doit être le cas pour toutes les « cibles » sur lesquelles tirent les humoristes-snipers qui ne mettent pas de bornes aux limites… ! ^^ Mais bon… Il y a quand même un certain fond de bienveillance et de vachardise (?!) complice, dans tout ça, alors autant continuer à rire de tout… Surtout par l’étang qui coule… Les temps qui courent, pardon…
Oui, « bienveillance » et « vachardise » sont bien les mots qu’il faut employer…
Vive les sales gosses, et amitiés !
Cecil