Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...Jack Davis (deuxième partie)
Suite de la rétrospective-hommage réalisée par le spécialiste Jean Depelley à l’un des meilleurs cartoonists américains de tous les temps, lequel nous a quittés cet été. Pour lire la première partie, cliquer ici : Jack Davis (première partie).
Début 1954, suivant la mode initiée au cinéma, Gaines se met brièvement aux comics en bichromie 3D (dans Three Dimensional EC Classics et Three Dimensional Tales from the Crypt [dont la couverture du n° 1 orne la Une de cet article]). Jack Davis dessine une histoire.
Malheureusement, la tendance s’essouffle rapidement. Les ventes sont faibles et l’éditeur perd de l’argent, la conception coûtant cher.
L’expérience s’arrête après deux numéros.
Cette année, Jack a un fils : Jack III.
À la suite du tollé provoqué par « Seduction of the Innocent », une enquête sénatoriale est ordonnée pour établir les liens entre les comic books et la délinquance juvénile.
Elle sera conduite par la commission Kefauver (les sénateurs Estes Kefauver, ayant précédemment travaillé sur la mafia, Thomas C. Hennings et Robert Hendrickson, assistés de Herbert Hannoch, Richard Clendenen et Herbert Beaser), les 21 et 22 avril 1954 au United States Courthouse de Foley Square à New York.
Au cours des débats télévisés, Bill Gaines, Walt Kelly et Milton Caniff sont interrogés.
Gaines, très offensif, et — paraît-il — sous l’influence du valium, se lâche contre Wertham dont il dénonce les goûts de « vieille fille frigide », en réponse à l’attaque de son Crime Suspenstories n° 22 (avril-mai 1954).
Alors que la commission s’acharne sur William Gaines et ses E.C. Comics, le marché s’effondre du jour au lendemain,
suite au débat télévisé, et Leader News, le distributeur de E.C., renvoie massivement à l’éditeur le Crime Suspenstories incriminé.
Face aux attaques des associations de parents, toute la profession de la BD décide de contre-attaquer et instaure le Comics Code Authority (C.C.A.) : un organe d’autocensure, régulé par les grands éditeurs eux-mêmes.
Un équivalent du Code Hays au cinéma. À sa tête, on trouve Jack Liebowitz (DC), Morris Coyne, Louis Silberkleit et John Goldwater (les trois patrons d’Archie-MLJ) et Martin Goodman (Atlas).
Dotée d’un budget de 100 000 dollars la première année, la structure s’installe dans des bureaux à l’angle de la 41e East et de la 42e rue.
On engage des éducateurs, des censeurs, auxquels seront soumises les planches originales, avant publication. Le magistrat Charles F. Murphy supervise l’aspect juridique de l’opération.
Les comics doivent dorénavant rester dans les codes de la bienséance : absence de nudité, personnages féminins aux formes plus « réalistes », moins moulées dans leurs vêtements… Les représentants des forces de l’ordre doivent toujours être représentés de façon positive. On évite la violence excessive, les vampires, les loups-garous… Les titres ne doivent plus mentionner les mots Crime (en grand format), Horror, Terror… Les publicités sont également contrôlées.
Si les revues sont acceptées par le C.C.A., les éditeurs reçoivent une lettre en ce sens et les couvertures sont labellisées du célèbre petit timbre en haut à droite. Le Comics Code Stamp arbore les couvertures de la quasi-totalité des comic books à partir de janvier 1955.
Dans le cas contraire, les éditeurs doivent procéder à des retouches pour rendre les histoires acceptables. Il faut parfois plusieurs passages par la commission pour obtenir un avis positif.
Entre 1954 et 55, 400 comic books sont étudiés, 100 histoires refusées et 5 000 dessins retouchés !
Gaines refuse de soumettre ses publications au C.C.A. À son tour, son distributeur menace de ne plus diffuser ses titres à polémique n’arborant pas le logo du Comics Code. Fin 1954, la mort dans l’âme, Gaines préfère mettre un terme à The Vault of Horror, Tales from the Crypt, The Haunt of Fear, Crime Suspenstories et Shock Suspenstories.
Début 1955, des tensions apparaissent au sein même de l’équipe E.C..
Depuis quelques mois, Kurtzman voudrait transformer son comic book Mad en magazine noir et blanc grand format.
En fait, Hillman, l’éditeur du très célèbre magazine Pageant, a fait un pont d’or à Kurtzman pour qu’il vienne diriger la revue.
Pour conserver Kurtzman dans son équipe, Gaines accepte sa première proposition.
Au n° 24 de juillet 1955, Mad devient magazine. L’approche change petit à petit, parodiant le monde de la télévision et de la politique, avec des sujets de société plus généraux. Le nouveau format touche un public plus large d’adultes et les ventes augmentent encore.
Sans autre revue que Mad, Gaines essaie de rebondir. Début 1955, toujours sans l’accord du C.C.A., il lance une nouvelle gamme de comic books avec une politique éditoriale plus acceptable, traitant d’Histoire (Valor, Piracy, Aces High), de Sciences (MD, Psychoanalysis), de SF (Incredible Science Fiction), de policier (Impact) et décrivant le monde de la presse (Extra !). En fait, les contenus sont toujours assez « choc »malgré les thématiques adoucies.
Davis collabore à Piracy, Aces High et Incredible Science Fiction. Mais, il se concentre sur Mad Magazine et Panic, et fait prudemment obliquer son style vers la parodie.
Par la suite, partagée entre fierté et honte, sa position devient mitigée sur ces propres travaux horrifiques.
Il brûlera même sa collection de Horror Comics, suite à l’enquête sénatoriale (même si celle-ci aboutit à un non-lieu, fin 1955) : « Je n’aimais pas particulièrement les comics d’horreur. Ces BD étaient particulièrement mauvaises, très gore. Je n’en étais pas fier. Ça avait beau être humoristique, les gamins en ont quand même probablement fait des cauchemars. Le Sénat a mené avec raison une enquête. Mais quand Tales from the Crypt s’est arrêté, j’étais très déçu parce que j’avais besoin de ce travail. »Â
Par la suite, Davis ne refusera jamais plus une commande…
En difficulté, Leader News fait du chantage à Gaines : il ne distribuera ses revues que si elles sont soumises au Comics Code.
L’éditeur est obligé d’obtempérer. La nouvelle gamme E.C. porte le sceau du C.C.A. à partir des deuxièmes numéros.
Mais les nouveaux E.C. comics ne fonctionnent malheureusement pas.
Les ventes atteignent difficilement les 20 % des précédentes revues d’horreur.
Leader News a des difficultés financières et du retard dans les paiements des éditeurs, en condamnant plusieurs à la faillite (notamment la société Mainline de Simon & Kirby).
Fin 1955, Gaines jette l’éponge sur l’ensemble de sa gamme comics après 5 ou 6 numéros (Panic inclus) et, à l’exception de Mad Magazine, abandonne définitivement la BD. Le nouveau Mad ne rencontre pas de problème auprès du Comics Code Authority, n’y étant pas soumis en raison de son format magazine.
Début 1956, Gaines se lance dans les Picto-Fiction magazines (Confessions Illustrated, Crime Illustrated, Shock Illustrated, Terror Illustrated), publiant des nouvelles illustrées, à l’instar des pulps. Davis collabore à Crime Illustrated et Terror Illustrated.  Mais le marché des romans de gare est lui aussi mourant et Gaines doit à nouveau mettre fin à cette aventure après seulement deux numéros. Son distributeur Leader News fait faillite dans la foulée, sans payer Gaines.
Dans l’urgence, Gaines négocie avec American News pour distribuer Mad Magazine et doit rembourser ses dettes laissées par Leader News. Il doit 110 000 $ à l’imprimeur et Leader News lui a englouti 100 000 $.
En avril 1956, avec seulement Mad Magazine à son catalogue, l’éditeur est au plus mal. C’est à ce moment-là que Kurtzman exige de Gaines qu’il lui cède 51 % des parts de la société. Gaines refuse et Kurtzman quitte abruptement E.C. comics. Mad Magazine est alors confié à Al Feldstein à partir du n° 29 (août 1956). Davis se souvient : « Harvey voulait une grosse part de Mad parce qu’il avait créé Mad. Mais Bill était l’éditeur, donc ça a été un peu triste et ils se sont quittés. Mais c’est la vie ! »
À partir d’avril, Kurtzman va travailler en indépendant pour Playboy : le magazine de Hugh Hefner. Cherchant d’autres marchés, Davis et Will Elder suivent Kurtzman. Davis quitte E.C. après le Mad Magazine n° 31. Il collabore à Playboy dès le numéro de septembre 1956. Davis participera durablement à la revue : « Le seul salaire régulier que j’ai jamais eu a été quand je travaillais pour Hefner. Je n’ai jamais fait quoi que ce soit de vraiment provocant pour Playboy. »
Fin 1956, Hefner confie à Harvey Kurtzman le poste de rédacteur en chef de Trump : un nouveau magazine satirique proche de MAD,mais en plus luxueux.
Le n° 1 sort en janvier 1957, avec du Wallace Wood, Will Elder, Russ Heath, Al Jaffee…
Davis y collabore également, mais, malgré les bonnes ventes, le magazine coûte trop cher et ne dure que deux numéros.
En parallèle, Davis travaille en free-lance pour Goodman et Stan Lee à Atlas.
Il y produit quelques Westerns (Frontier Western n° 5, Two-Gun Kid n° 45, n° 46) et courts récits fantastiques (Journey into Unknown Worlds n° 50, World of Mystery n° 3).
Mais les ventes de l’éditeur stagnent et le tarif à la planche commence à baisser pour les dessinateurs (de 46 à 40 $).
Pour gagner plus d’argent, Goodman change de distributeur et confie ses revues à American News.
Lorsque celui-ci fait faillite en mai 1957, Atlas va très mal et ne prend plus de commandes.
Les histoires et les couvertures achetées au préalable ne sortiront que l’année suivante, quand l’éditeur se sera refait une santé avec un nouveau distributeur (Independent News, appartenant à son concurrent : DC Comics).
De son côté, avec la disparition d’American News, Gaines perd encore une fois son distributeur.
Il négocie lui aussi auprès de DC Comics et sa société Indépendent News. Celle-ci diffuse Mad Magazineà partir du n° 35 d’octobre 1957.
Cette année 1957, Davis multiplie les supports pour améliorer son quotidien. Il réalise, entre autre, la pochette du disque « The Jazztone Mystery Band » de Harry Harold and His Orchestra (Jazztone).
Mais surtout, grâce à Hefner, il trouve une nouvelle clientèle auprès des producteurs de cinéma en tant que dessinateur d’affiche.
Son premier poster est pour la comédie anglaise « The Smallest Show on Earth » de Basil Dearden, avec Margaret Rutherford et Peter Sellers.
En 1958, dans les locaux d’un Hefner se sentant un peu coupable d’avoir arrêté Trump, Kurtzman décide de lancer lui-même une nouvelle revue : Humbug.
C’est un magazine au format comics en noir et blanc, dans lequel il publiera ses anciens amis de E.C.
Davis y contribuent, mais choisit de ne pas investir d’argent dans l’aventure.
Un choix judicieux, car, malgré la qualité du contenu, le titre ne dure que 11 numéros.
Le petit format n’a certainement pas aidé à sa visibilité dans les rayons magazines (et cela, bien que les derniers numéros soient en grand format).
Davis collabore à d’autres revues copiant Mad Magazine, dans lesquelles son style parodique est recherché : Cracked, lancé par Sol Brodsky et Robert Sproule pour Major en 1958, et Loco, une revue éditée par Satire Publications ne paraissant que le temps de trois numéros en 1958-59.
En 1958, l’éditeur Goodman refait péniblement surface, avec une dizaine de titres et Davis y dessine quelques histoires de science-fiction (Tales to Astonish n° 1, Journey into Mysteryn° 50).
En 1959, Jack Davis est employé par Joe Simon, devenu directeur de collection chez MLJ Archie.
Davis travaille avec Simon & Kirby sur les super-héros The Fly et Private Strong.
Davis remplace Kirby à partir de The Fly n° 3, avant de quitter MLJ, tout comme Kirby et Simon, excédé par les critiques du fils de l’éditeur sur le graphisme du studio.
Pour Topps Chewing Gum Co., Davis dessine le jeu de 88 cartes de dessins humoristiques des « Wacky Plaks » qui sort en 1959.
Il réalise également les cartes Topps des séries « You’ll Die Laughing » et « Funny Valentines ».
Davis se souvient avoir dessiné celles-ci alors qu’il était en week-end de pêche, loin de la civilisation et de l’électricité, éclairé par les phares de sa voiture !
En 1960, Davis retrouve Joe Simon qui, entre-temps, a monté Sick chez Crestwood : un magazine copiant Mad. Jack réalise des couvertures pour Joe.
Entre 1960 et 1961, Davis réalise des caricatures pour Cavalier, l’ersatz de Playboy de l’éditeur Fawcett. En parallèle, en 1960, Davis suit brièvement Kurtzman devenu free-lance sur Esquire, le magazine masculin de groupe Hearst Corporation.
La même année, Davis réalise une seconde affiche de film anglais, cette fois pour le petit film d’horreur « Horror Hotel » de John Moxey avec Christopher Lee.
Davis est toujours très proche de Kurtzman.
Suite au succès de la revue Famous Monsters of Filmland que dirige Forest Ackerman, l’éditeur James Warren demande à Kurtzman de mettre en chantier un nouveau magazine sur le cinéma, se concentrant cette fois sur le Western.
Kurtzman imagine Wildest Westerns et monte les deux premiers numéros, embauchant pour l’occasion Jack Davis.
Le premier numéro sort en mai 1960.
À suivre…
Jean DEPELLEY