Jack Davis (première partie)

L’un des meilleurs cartoonists américains de tous les temps nous a quittés cet été. Ce dessinateur à la productivité effarante était capable de réaliser trois planches par jour et avait aussi une ubiquité formidable, puisqu’on le retrouve sur de nombreux supports, aussi bien dans les pages des comic books (E.C., Atlas…) et des magazines BD (Mad, Sick…) qu’en tant qu’illustrateur prestigieux du Time, de TV Guide, de livres de poche ou même d’affiches de cinéma. Son style expressionniste le faisait exceller aussi parfaitement dans l’horreur, le western, les récits de guerre ou… l’humour parodique. Retour sur la carrière d’un géant du dessin ayant marqué de son empreinte la pop culture du XXe siècle…

Le poster du monstre de Frankenstein (1962) résume à lui tout seul le talent protéiforme de Jack Davis, maître du pinceau et de l’aquarelle, aussi à l’aise dans l’horreur que dans la caricature.

John Burton Davis Jr., dit Jack Davis, naît le 2 décembre 1924 à Atlanta, Géorgie, au sein d’une famille de la classe moyenne. Sa mère enseigne auprès d’enfants handicapés. Enfant, il est impressionné par un portrait croqué par son père (un profil d’Indien avec coiffe) et par les talents d’aquarelliste de sa mère. Le jeune Jack dessine donc la plupart de son temps dans le salon de la maison de Peachtree Road à Buckhead (Atlanta), quand il n’écoute pas son idole Bob Hope ou les feuilletons d’horreur à la radio.

Photo du jeune Jack Davis.

Au cinéma, Jack se précipite pour voir les « Frankenstein » et autres Universal Monsters qui pullulent sur les écrans, au début des années 1930.

Ses maîtres de l’illustration sont à chercher du côté des dessins animés et des comics : Walt Disney (« Donald Duck », « Blanche Neige et les sept nains »), Elzie Crisler Segar (« Popeye »), Fred Harman (« Red Ryder ») et, naturellement, Alex Raymond (« Jim la Jungle », « Flash Gordon ») et Harold Foster (« Tarzan » et « Prince Valiant »).

Tip Top Comics n° 9.

Avec ces influences, Jack Davis dessine de plus belle. Il reconnaît lui-même que son sens de l’humour a toujours été important : « J’aime faire des blagues aux gens. J’ai toujours dessiné des choses grotesques. »

À douze ans, il réalise un dessin pour un concours destiné à la page du courrier des lecteurs de Tip Top Comics(United Feature Syndicate) : le comic book publiant ses séries préférées. À sa grande surprise, il gagne les 1 $ promis par l’éditeur et son dessin est publié dans le n° 9 de la revue (décembre 1936), juste après les pages de « Tarzan » d’Harold Foster.

Dessin de lycée.

Boondocker.

Motivé, il écrit alors une lettre à Foster et celui-ci, sans doute flatté et amusé, lui expédie par retour une page de « Prince Valiant » avec des chevaux !

À la fin des années trente, la carrière de dessinateur du jeune Davis commence réellement dans les pages des annuels de son école (le lycée de North Fulton d’Atlanta) et dans The Yellow Jacket : la revue de la Georgia Tech University où son oncle était professeur.

En 1943, à la fin du lycée, il s’engage dans la Marine et passe trois années à Pensacola (Floride). Là, ses supérieurs apprennent ses talents artistiques et le font travailler pour le journal de la base, le Gosport Weekly. Puis, il est envoyé à la base navale d’Hagatna dans le Guam (Océan Indien), où il dessine, pour le journal The Guam Navy News, le daily strip « Boondocker » et son personnage de marin Swabby.

En 1947, grâce à une bourse militaire de fin de service, il peut reprendre ses études. Il s’inscrit au cours de dessin de l’Université de Georgie à Athens. Pendant trois ans, il y travaille le portrait et l’anatomie, apprenant à capturer l’expression juste chez ses modèles.

Bullsheet.

Sur le campus, il monte la revue satirique estudiantine Bullsheet, dans laquelle, sans aborder la politique, il réalise des dessins de presse « un peu limite », selon ses dires. C’est à ce moment qu’il rencontre Dena Roquemare : sa future femme.

Après son diplôme, il devient dessinateur de presse pour The Atlanta Journal, travaillant sur la page des sports et réalisant des portraits de procès, notamment celui de la célèbre affaire Refoule : un sinistre crime matrimonial à Atlanta. Grâce à ses contacts au journal, il devient, pendant l’été 1949, l’assistant d’Ed Dood sur le comic strip « Mark Trail ». Le studio de Dodd est situé à Lost Forrest, dans la banlieue d’Atlanta. Trouvant son apprenti doué, Dodd lui conseille d’aller étudier l’art à New York. Mais, sans le sou, David ne peut quitter la Georgie, où il se sent effectivement coincé professionnellement.

Le comic strip « Mark Trail » d’Ed Dood datant du 19/11/48, quelque temps avant l’arrivée de Davis.

Coup du hasard, ses portraits du procès Refoule attirent l’attention de la firme Coca Cola, dont le siège social est à Atlanta. Davis réalise ainsi des dessins pour un manuel interne destiné aux chauffeurs de la société. Son salaire lui permet de s’acheter une voiture et de se rendre seul à New York pour y démarcher les gros éditeurs. Grâce à sa bourse militaire, il s’inscrit aux cours de l’Art Student League située 215 W 57th st à New York.

Avec l’aide de l’un de ses professeurs, il obtient un poste d’assistant sur le comic strip « The Saint », d’après les romans de Leslie Charteris, dessiné par Mike Roy et publié par le New York Herald Tribune. Pendant plus d’un an, il reçoit les strips de Roy par la poste, dessine les décors et encre le tout pour la modique somme de 100 $.

« The Saint. »

En parallèle, il propose ses propres créations aux journaux, sans grand succès, mais parvient, semble-t-il, à placer brièvement, auprès du McClure Syndicate, son strip humoristique : « Bo Rearguard », se déroulant pendant la Guerre civile côté sudiste.

« Bo Rearguard » : un strip humoristique aux parfums sudistes, comme Davis.

Max Gaines.

La vie de Jack Davis à New York est parfois compliquée. Sa fiancée Dena, restée à Atlanta, lui manque. Il lui achète une bague dont le diamant s’avère être faux et il se fait voler sa voiture ! Au début de l’été 1950, l’un de ses démarchages l’amène chez l’éditeur E.C. Comics.

Son patron, Bill Gaines, âgé de 28 ans, s’est retrouvé à la tête de la société, à la suite de la mort accidentelle de son père Max C. Gaines, décapité dans un accident de bateau à moteur à Lake Placid, en 1947.

Bill Gaines (en 1950).

Avec ses directeurs de publications Al Feldstein et Harvey Kurtzman, Gaines junior veut dépoussiérer ses comic books, leur donner plus de dynamisme et une véritable couleur éditoriale, en créditant ses créateurs et en établissant un contact avec son public via une page de courriers des lecteurs. Sous son égide, la vieille firme de son père, Educational Comics, est rebaptisée Entertaining Comics.

Jusqu’alors tournés vers le policier, les romances et les westerns, les nouveaux E.C. comics se tournent désormais vers le fantastique, l’horreur et la guerre. Bill Gaines vient de publier Crypt of Terror n° 17 (remplaçant Crime Patrol).

Crypt of Terror n° 17 (avril-mai 1950).

Gaines embauche Davis sur le champ et lui confie une histoire de loup-garou (« The Beast of the Full Moon ») qui paraîtra en novembre 1950 dans The Vault of Horror n° 17 (la revue prenant la suite de War Against Crime).

« The Beast of the Full Moon » : la première histoire de Jack Davis pour E.C. dans The Vault of Horror n°17.

The Vault of Horror n°17.

Davis se souvient : « J’étais prêt à tout abandonner, à revenir à la maison en Géorgie et à devenir garde forestier ou fermier. Je suis allé au coin de Spring Street et Lafayette, j’ai pris le vieil ascenseur et ai franchi la porte vitrée d’Entertaining Comics, où Al Feldstein et Bill Gaines sortaient leurs comic books d’horreur. Ils ont regardé mon travail qui était moche et ils m’ont tout de suite donné un emploi ! »

« À E.C., la plupart des gens étaient en free-lance. Les seules personnes sous contrat étaient Al Feldstein (qui était directeur de publications), Bill, les gens qui s’occupaient du courrier et ceux qui montaient les magazines. Al Feldstein était très professionnel. Il avait imaginé les trois personnages-hôtes pour les revues d’horreur : la vieille sorcière, le gardien du caveau et le gardien de la crypte ». 

Al Feldstein.

Commence, pour Jack Davis, une carrière extrêmement prolifique dans les comics d’horreur :

Le gardien du caveau, la vieille sorcière et le gardien de la crypte vus par Feldstein sur la couverture de Tales from the Crypt n° 23 (avril/mai 1951).

« Plus vite vous dessiniez, plus vite l’argent rentrait. À chaque fois que j’allais voir Bill Gaines, il me faisait un chèque quand j’apportais une histoire. Je n’avais même pas à faire de facture. J’avais très faim et je souhaitais me marier. Donc, j’étais sans arrêt entre chez moi et Spring Street. J’allais récupérer le chèque tant attendu, je rentrais, faisais le boulot, le ramenais et prenais un nouveau chèque, en même temps qu’un nouveau scénario ».

Les mêmes personnages quelques mois plus tard dans Tales form the Crypt n° 35 (avril-mai 1953), avec le gardien de la crypte repris par Jack Davis, la vieille sorcière par Graham Ingels et le gardien du caveau par Johnny Craig.

Selon Bill Gaines, Al Feldstein et Harvey Kurtzman, Davis était le dessinateur le plus rapide qu’ils avaient à l’époque : capable de crayonner et d’encrer trois pages par jour, voire plus ! Du point de vue du style, sa maîtrise parfaite du pinceau lui permettait d’évoquer des ambiances fortes. L’anatomie exagérée de ses personnages, avec de grosses têtes, des jambes maigres et de très gros pieds, conférait à l’ensemble un style expressionniste pouvant tout aussi bien évoquer l’horreur ou la parodie.

Tales from the Crypt n° 20 (octobre-novembre 1950).

Crypt of Terror est rebaptisé Tales From the Cryptau n° 20 (octobre-novembre 1950).

Harvey Kurtzman.

Davis relooke le personnage-hôte de la revue — le gardien de la crypte — et dessinera de nombreuses histoires, aux côtés de Joe Orlando, Graham Ingels, Johnny Craig, Wally Wood, Reed Crandall…, et toutes les couvertures jusqu’au dernier numéro (le n° 46) en 1955.

Sa situation financière s’améliorant subitement, Jack Davis peut enfin se marier avec Dena. Les noces ont lieu le 22 octobre 1950 à Atlanta.

La jeune femme quitte Atlanta et vient rejoindre Jack à New York. Le couple habite dans un petit appartement de Eastchester. Dena l’aide comme elle peut, effaçant les crayonnés de ses planches au cours des livraisons à E.C.

À E.C., Davis sympathise avec le dessinateur/directeur de publication Harvey Kurtzman. Celui-ci le prend sous son aile et lui confie dès 1951 des histoires de guerre pour les revues dont il s’occupe : Two-Fisted Tales et Frontline Combat.

La page 1 de Frontline Combat n° 2 (septembre 1951), dessinée par Davis.

Crime Suspenstories n° 20, avec une couverture "choc" de Johnny Craig.

Chez E.C., Davis collabore donc aux revues d’horreur The Vault of Horror, Tales from the Crypt et The Haunt of Fear (cette dernière reprenant la numérotation de Gunfighter), aux Crime comics (Crime Suspenstories et Shock Suspenstories), ainsi qu’aux titres de guerre de Kurtzman…

Mais les rapports avec Kurtzman ne se limitent pas à la simple prise de commandes.

Très vite, une véritable collaboration va naître sur le découpage et la narration des récits, bonifiant encore le style de Davis : « Harvey était un très bon professeur sur ses revues de guerre. Et aussi un très grand dessinateur. Il me conseillait, me disant quand mon travail “n’était pas très lisible”. Et il avait raison… Harvey écrivait les scénarios, et il me les mimait véritablement. Il faisait des esquisses au crayon, pour expliquer ce qu’il voulait. C’était des dessins magnifiques. Je me laissais prendre au jeu et je me disais “je veux rentrer tout de suite à la maison et me mettre à dessiner !” J’aimais ces histoires de commandes parce que, même si je n’étais pas scénariste ou créateur, je pouvais me les accaparer et les illustrer. »

Sur les histoires de guerre de Kurtzman (assisté par Jerry DeFuccio), Davis laisse exprimer ses penchants pour les histoires de guerre civile. Il réalise également de nombreuses couvertures pour Frontline Combat, Two-Fisted Tales.

Layouts de Kurtzman pour Davis de Two-Fisted Tales n° 31, page 6.

Two-Fisted Tales n° 30, avec une couverture de Davis.

En 1952, Kurtzman parvient à convaincre Bill Gaines de lancer Mad : un nouveau comic book d’humour qu’il dirigerait. Abandonnant ses titres de guerre, Kurtzman se concentre sur la nouvelle revue et réunit son équipe : Wally Wood, Will Elder, John Severin et, bien sûr, Jack Davis, dont le style graphique parodique correspond parfaitement au sujet. Davis sera au sommaire de la quasi-totalité des trente numéros suivants : « Mad, c’était mon truc. C’était de l’humour et j’adore l’humour. »

Mad n° 1.

Après deux numéros qui peinent à se vendre, la liberté de ton et l’autodérision font de Madun succès grandissant. La revue passe de bimestrielle à mensuelle au n° 9.

Panic n° 12.

Début 1954, au grand dam de Kurtzman, Gaines demande à Al Feldstein de monter une revue concurrente, Panic, sur le même modèle que Mad et avec les mêmes artistes. Davis collaborera aux 12 numéros de la revue.

En parallèle, Davis poursuit ses histoires d’horreur chez E.C. Il se dessine en compagnie de toute l’équipe E.C. dans l’histoire « Kamen’s Kalamity », publiée dans Tales from the Cryptn° 31 (septembre 1952).

Une case de « Kamen’s Kalamity » de Tales from the Crypt n° 31 (septembre 1952), avec, de gauche à droite, Jack Davis, Jack Kamen et Bill Gaines. Dans cette histoire réalisée par Jack Kamen, tous les artistes E.C. se dessinent eux-mêmes.

Parmi les histoires d’horreur de Davis figurent quelques authentiques fleurons…

La dernière case de « Taint the Meat, it's the Humanity » (Tales from the Crypt n° 32).

Il s’agit de « Taint the Meat, it’s the Humanity » (Tales from the Crypt n° 32), « Death of Some Salesmen » (Haunt of Fear n° 15 (2)), « Lower Berth » (Tales From the Crypt n° 33), « Fare Tonight, Followed by Increasing Clottyness » (Tales From the Crypt n° 36) ou « Tight Grip » (Tales From the Cryptn° 38).

L’une d’entre elles va avoir un retentissement dont l’éditeur se serait bien passé. Il s’agit de « Foul Play » (parue dans Haunt of Fearn° 19, mai-juin 1953), écrite par Feldstein.

Case de « Foul Play » (de Haunt of Fear n° 19, mai-juin 1953).

D’après le freudien docteur Fredrick Wertham, Superman serait fasciste, Batman et Robin seraient gays, Wonder Woman aurait des tendances SM, en plus d’être lesbienne.

Les affaires tournent. Gaines est généreux avec ses collaborateurs, invitant Al Feldstein, Harvey Kurtzman et quelques autres à des voyages à l’étranger (Polynésie, Japon, Mexique, URSS…), où ils constatent la popularité naissante de Mad.

En 1953, le psychologue Fredrick Wertham met le feu aux poudres avec son livre « Seduction of the Innocent » (Reinhart & Co.), largement médiatisé par des journaux complices, certainement intéressés par la disparition d’un média concurrent : en 1947, un tiers des magazines vendus aux USA sont des comic books. Le livre, prépublié dès novembre 1953 dans le n° 53 de Ladies Home Journal, incrimine de nombreux personnages, tels Batman, Wonder Woman… « Foul Play » y est même cité, comme « un match de baseball vu par les comic books »...

Le Ladies Home Journal étant largement lu par les associations familiales, celles-ci, telles les Mothers of America, fustigent rapidement la violence contenue dans les comic books. À Cincinnati (Ohio), elles éditent à partir de 1954 un index hebdomadaire référençant les revues acceptables et celles qui ne le sont pas, sans oublier les endroits où l’on peut s’approvisionner et ceux qu’il faut éviter…

Des pressions supplémentaires sont exercées sur les vendeurs de journaux. À Los Angeles, les comics sont carrément interdits.

À suivre…

La splash page de Jack Davis parue dans Tales from the Crypt n°39 (décembre 1953).

Jean DEPELLEY

Galerie

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