« Judge Dredd : Les Liens du sang » par John Wagner & co

En attendant le mois de novembre où elles publieront le premier volume d’une intégrale enfin digne de ce nom de la série originelle « Judge Dredd », les éditions Delirium continuent leur amorce d’une nouvelle ère éditoriale française pour cette création mythique issue du non moins mythique megazine 2000 A.D. afin de toucher un nouveau public qui n’a pas forcément eu l’occasion de connaître cette œuvre jusqu’à présent. Après l’album « Origines » (qui comme son titre l’indique présentait les origines du personnage et de l’univers de Méga-City) paru ce printemps, voici donc « Les Liens du sang » qui nous parle de l’incongrue lignée des Dredd…

« Les Liens du sang », c’est un album regroupant six récits parus au début des années 2000 dans… 2000 A.D. Des histoires plutôt contemporaines, donc, mais dont quatre sont signées par le duo originel, Wagner & Ezquerra ! Alors, bien sûr, le temps a passé, mais justement, cela ne se sent pas vraiment, et il est réconfortant et excitant de constater combien les créateurs de « Judge Dredd » continuent de créer de nouvelles histoires de leur série historique des décennies après ses débuts, avec visiblement toujours autant de plaisir. Car l’acuité et la cruelle lucidité (exprimant un humanisme meurtri mais toujours vivant) de John Wagner sont toujours présentes, et même très prégnantes dans ces pages… Et si les vieux fans rabougris et râleurs comme moi auront un peu de mal avec une mise en couleurs plutôt en phase avec son époque (un peu trop photoshopée à mon goût), la moelle de l’œuvre est opérante et le voyage est « terriblement cool »… car l’univers de Dredd est bel et bien là, toujours aussi glacial, de manière presque outrancière pour être sûr de nous faire réagir face à ce que l’on vit dans notre monde réel une fois l’album refermé…

Dans un monde encore humain, les « liens du sang » signifient quelque chose de primordial dans notre existence biologique… mais ici, dans l’univers déshumanisé de Dredd, ce terme prend une autre tournure, plus proche de la multiplication scientifique que de la reproduction naturelle des êtres, en adéquation avec l’effroyable postulat de l’auteur. En effet, la quasi-majorité de ces récits se penche sur la personnalité de Rico, deuxième du nom au sein des Juges, et surtout clone de Dredd. La lignée Fargo, Joe Dredd et Rico 1er trouve donc une continuité dans l’émergence de quelques clones mis sur le marché de la justice, dont ce nouveau Rico qui sert la loi comme le pousse à le faire sa souche génétique : le cadet est pur et dur, implacable, droit dans ses bottes. Il n’en sera pas de même pour un autre clone, Dolman, qui fera un autre choix… Cette série réitère bien le questionnement de l’humanité jusque dans ses failles les plus dramatiques. Tout au long de ces récits, nous assisterons donc à différents choix ou faits de vie que Dredd et ses clones doivent traverser, exprimant leur non-humanité subie/voulue afin de mettre fin à ce qui mine la société.

Contre le crime, la corruption, la perversion, la délinquance, pas de pitié, et donc pas de place pour les sentiments, malgré soi, malgré sa nature qui reste humaine ; mais cela ne mène néanmoins qu’au néant, qu’à l’anéantissement de soi. Il ressort de cette lecture un sentiment de tristesse et de révolte mêlées, poussant à se dresser contre le totalitarisme afin que le sensible, l’empathie, la compassion, l’amour ne disparaissent pas de notre fonctionnement de plus en plus froid et cynique. Un récit, particulièrement, rend compte de cela à travers une parenthèse désenchantée : « Le Sang et le Devoir », sublimement illustré par Colin MacNeil, décrit avec une simplicité effrayante la part d’amour et d’humanité que Judge Dredd croit devoir refuser pour être le plus juste et efficace possible afin de faire régner la loi. Évidemment, ce n’est pas le meilleur choix, car cela fragilise ce que l’on défend, mais l’auteur n’en donne pas d’autre – non pas qu’il dise qu’il n’y en ait pas, mais nous demandant peut-être de réfléchir nous-mêmes à tout ceci après cette lecture. Réussir cela au bout de tout ce temps passé depuis les débuts du Juge, c’est assez remarquable, non ? Inusable, le Wagner. De ceux qui n’ont pas renoncé. De ceux qui continuent de combattre pour la dignité de cette chose étrange et trop contrastée qu’on appelle « humanité ». Sur ce point, « Juge Dredd » reste l’une des bandes dessinées qui ont le plus puissamment interrogé notre dérive commune et individuelle au sein de ce monde moderne.

Crue, lucide, désespérée, emplie d’une rage de vivre qui explose à chaque instant au sein d’un ton volontairement inhumain (articulant encore et toujours cet oxymore d’une inhumanité qui serait nécessaire pour défendre l’humain contre ses propres démons intrinsèques), « Judge Dredd » reste une œuvre importante et symptomatique de notre époque qui se nourrit tellement du futur qu’elle ne pense plus au présent et n’apprend rien du passé. Une œuvre majeure de l’histoire de la bande dessinée britannique qu’il convient de découvrir et de redécouvrir, de lire et de relire (mais ça, on le verra d’autant plus lors de la sortie du premier volume de l’intégrale de la période classique qui paraîtra cet automne : événement !). Comme je le disais, quatre de ces six récits sont illustrés par un Carlos Ezquerra particulièrement en forme, dynamique, souple et puissant dans son trait. Simon Fraser ne démérite pas avec un épisode bien senti, et on appréciera tout particulièrement l’histoire dessinée par Colin MacNeil qui bénéficie du style peint de l’artiste, superbe dans ses vibrations chromatiques et son trait faussement mis en retrait. Beau et prenant. Voilà ! Chères amies, chers amis, je vous le dis : ne sous-estimons pas ce qui est en train de se passer avec « Judge Dredd » et Delirium cette année : à l’aube des 40 ans de cette création emblématique, cet éditeur talentueux et courageux entame rien de moins que la première vraie et belle édition française de ce chef-d’œuvre de la SF moderne après des années de publications sporadiques, d’errance et de ratages éditoriaux. À suivre absolument. Ce que je ferai ici même au fur et à mesure que les albums paraîtront.

Cecil McKINLEY

« Judge Dredd : Les Liens du sang » par John Wagner & co

Éditions Delirium (22,90€) – ISBN : 979-10-90916-29-6

Galerie

2 réponses à « Judge Dredd : Les Liens du sang » par John Wagner & co

  1. Merci pour cet article élogieux dont je partage le point de vue. Enfin une édition correcte de Dredd en France, dans les mains d’un éditeur de talent. C’est un vrai régal à lire et je trépigne d’impatience à l’idée de l’intégrale et surtout de tout ce que cela promet pour le futur.

    A ne pas rater l’Exécuteur de Wagner également ! Super polar noir, presque thriller avec des dessins de malade !

    Vraiment, vraiment vivement 2017 !

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