Le Journal illustré le plus grand du monde

Tout au long de son histoire, la bande dessinée a vu naître des journaux fugitifs qui n’ont duré que le temps de quelques numéros. C’est l’histoire de ces magazines éphémères que nous vous invitons à découvrir, à commencer, aujourd’hui, par Le Journal illustré le plus grand du monde.

À l’automne 1972, Michel Deligne, heureux propriétaire de la librairie de BD anciennes Curiosity House à Bruxelles, lance le premier numéro du bimestriel Curiosity magazine. Ce grand amateur de bandes dessinées anciennes, né comme le journal Spirou en 1938, grisé par le succès de sa boutique où défilent Renaud, Dick Rivers, Pierre Arditi, Jean Richard et bien d’autres célébrités nostalgiques des illustrés de leur enfance, rêve d’égaler les grands éditeurs. Dès son premier numéro, Curiosity magazine, modeste journal de 44 pages majoritairement en noir et blanc, mêle reprises et créations.

Politique qui sera celle du libraire éditeur, tout au long de son parcours éditorial. De jeunes pousses comme André Benn, Jacques Géron, Jean-François Charles, Crisse, Marc Michetz, Bruno Di Sano, Jan Bucquoy, Marc Hernu, Marc Hardy… publieront leurs œuvres de jeunesse sous le label Michel Deligne.

Les œuvres inédites d’illustres anciens sont également proposées en album : Étienne Le Rallic, Al Peclers, Jijé, Sirius, Kline… et surtout Maurice Tillieux dont la réédition des enquêtes de Félix publiés après guerre dans Héroïc-Albums ravissent nombre d’amateurs.

Michel Deligne dans sa librairie, pris en photo par Jean-Jacques Procureur.

Au fil des années, le magazine s’étoffe et trois nouvelles revues luxueuses, aux couvertures cartonnées, sont lancées : Spatial, Aventures de l’âge d’or et Félix. Enfin, une collection d’albums mêlant anciens (« Marc Dacier », « Félix », « Spirou » de Rob-Vel, « Tif et Tondu » de Fernand Dineur, « Jean Valhardi » d’Eddy Paape…) et nouveaux, parfois prometteurs (« Les Pionniers du Nouveau Monde », « Les Conquistadores de la liberté », « Gérard Craan », « Le Bal du rat mort »…) publie aussi, hélas, des débutants dont les travaux sont souvent à la limite de l’amateurisme.

Michel Deligne engloutit une petite fortune avant de mettre un terme à son aventure éditoriale au milieu des années 1980. Une faillite, causée par des distributeurs peu scrupuleux, qui lui interdit d’utiliser le nom de sa librairie. Tenace, il ouvre avec son fils Le Deuxième Souffle, magasin toujours dédié à la BD ancienne de Bruxelles qui lui permet de renouer avec le succès. Aujourd’hui, après la fermeture et la liquidation de la librairie qu’il avait confiée à son fils, Michel Deligne vit en Espagne.

C’est peu avant la chute de sa maison d’édition que l’éditeur fantasque a lancé Le Journal illustré le plus grand du monde que nous tirons de l’oubli pour vous.

Un journal géant

Le destin désastreux de Chouchou, magazine au format géant lancé en 1964 avec de gros moyens par Daniel Filipacchi, ne trouble pas Michel Deligne qui, au bord du gouffre, tente le tout pour le tout en lançant un nouveau journal à périodicité mensuelle, au concept complètement dingue. Un format géant (62×44 cm), une solide pagination (32 pages noir et blanc), imprimé sur papier journal, un prix raisonnable (10 francs, soit 1 euro 50), un sommaire riche et varié. Si l’on excepte les quatre centrales, chaque page propose quatre planches de BD, ce qui représente une centaine de pages par numéro. Seul handicap, la diffusion limitée aux librairies qui ne savent pas très bien où placer cet ovni dans leurs rayons.

Le rédacteur en chef, Jean-Claude de la Royère (aujourd’hui conservateur du CBBD : Centre belge de la bande dessinée), après avoir expliqué la nécessité pour un éditeur de publier un journal pour rentabiliser le coût des futurs albums (ce qui n’est plus le cas aujourd’hui) écrit dans son premier édito : « Le Journal illustré s’autodétruira après lecture, il jaunira, se froissera, se déchirera, perdra des pages, il n’est heureusement pas destiné aux collectionneurs. Lisez Le Journal illustré puis faites-en des cornets de frites, c’est ça la vie ! »

 C’est, hélas !, le contraire qui s’est produit, les rares acheteurs conservent pieusement, même s’ils ont quelque peu jauni, les exemplaires ni déchirés, ni froissés et encore moins tâchés par l’huile des frites.

Né en octobre 1982, Le Journal illustré le plus grand du monde cesse de paraître dans l’indifférence générale, en février 1983, après la publication de seulement cinq numéros. Cette expérience courageuse marquera la fin des éditions Michel Deligne : un personnage attachant, humain, passionné, généreux, comme on aimerait en rencontrer plus souvent dans l’édition.

Cinq numéros de légende

Le moment est venu de passer à la loupe le riche sommaire de ce « géant » où se mêlent créations, reprises, rééditions et séries étrangères.

N° 1 : octobre 1982

Outre l’édito du rédacteur en chef et le sommaire, la Une propose les deux premières planches de la reprise des aventures du Félix créé par Maurice Tillieux par l’excellent François Dimberton, dans « Allume-Gaz au tribunal ». Les trois pages suivantes présentent les dix pages de ce récit complet.

Début d’une aventure de Max Faccioni (qui vivra aussi dans les pages de Spirou, le temps de quelques histoires entre 1984 et 1986 ; voir http://www.bdoubliees.com/journalspirou/series4/faccioni.htm), polar prometteur signé par le jeune Gérard Goffaux qui propose les douze premières planches d’une histoire très sombre.

« Trench Connection », onze planches de la première aventure policière de Sophie Claveloux, animée par Ben, jeune dessinateur lorgnant sur Guido Crépax, dont la carrière fut trop brève.

Premiers pas du fameux « Cromwell Stone » d’Andréas dont on peut savourer dix planches au trait déjà impressionnant de maîtrise.

Les quatre pages centrales reprennent en format géant le début du « Doigt du diable » : une aventure de Red Dust et Comanche signée Greg et Hermann.

« L’Agent de la National » de Jorge Schiaffino et Jorge Zentner, récit complet en dix planches, est la traduction de la série policière argentine « El Agente de la Nacional » mettant en scène un détective gourmet.

Tons que certains épisodes (non traduits ici) seront écrits par Carlos Sampayo.

« Moa », court récit comique en deux planches dû à Guy Clair, dessinateur de l’écurie Deligne que l’on retrouvera plus tard dans des polars chez Lefrancq (hémophile, il décédera en janvier 2013).

Traduction de l’espagnol de « Mer de Chine » (« Mares de China con el Capitán Rowe »), série de récits complets réalistes en huit pages écrites et dessinées par Antonio Pérez-Garcia y Carrillo, illustrateur né à Málaga en 1931 qui signe seulement Carrillo, publiées à l’origine dans le magazine Chito, en 1976.

« L’Ami de la nuit », une histoire très sombre en six pages écrite par Jean-François Di Giorgio, dessinée par Denis Mérezette : il s’agit du dessinateur qui signe aujourd’hui Chetville chez Bamboo.

Début en 12 pages de « L’Ordre du Dragon noir », une aventure de Bob Wilson écrite par Marcus (pseudonyme de l’érudit de la BD Danny De Laet), dessinée par Griffo qui, alors, revient à la BD dans un style réaliste plus que prometteur.

Enfin, « Just Married », une histoire complète en six planches de Dominique David (compagne de Philippe Berthet) qui fera très vite parler d’elle.

À ces BD s’ajoute un rédactionnel souvent intéressant : interview de Dominique David par Ben Durant, présentation de l’art belge par François Jongen, rubrique cinéma par le fameux Georges Coune, confidences de Franquin, article sur les éditeurs pirates par Le Fouineur…

Des annonces alléchantes sur les prochaines histoires à paraître ponctuent ce premier numéro riche et passionnant.

N° 2 : novembre 1982

Nouvelle aventure de Félix (« Félix en Inde ») par Dimberton toujours à la Une, suite de l’enquête de Max Faccioni, des aventures de Sophie Claveloux, de Red Dust en format géant, enfin de Cromwel Stone.

Côté traductions : nouveaux épisodes de « Mer de Chine » et de « L’Agent de la National ».

Début de « Rêve acide » : une autre histoire très noire de Dominique David qui en propose les dix premières planches.

Douze premières planches aussi de « Gratin » : étonnante BD d’Alec Severin, bien connu aujourd’hui pour ses travaux autour du personnage de Spirou.

« Double jeu pour un jouet… », première enquête en huit planches de Julie Brizard : jeune détective en jupon imaginée par Michel de Bom pour le jeune Yves Urbain.

« Julie Brizard » par Yves Urbain et Michel de Bom.

Pour terminer avec humour ce numéro, la dernière page propose une aventure inédite en quatre planches du Signor Spaghetti par Dino Attanasio.

Notons une interview de Tony (Antonio) Cossu, « CQFBD » (nouvelle rubrique de Thierry Groensteen), un entretien avec Hermann ou encore Bernard Godisiabois, alias Godi, et sa collection de voitures.

N° 3 : décembre 1982

À la Une : rencontre avec le dessinateur François Dimberton qui signe une nouvelle enquête à suivre de Félix (« Le Monstre de la nuit »).

Suites de « Max Faccioni », de « Trench Connection », de « Gratin », de « Comanche », de « Cromwell Stone » et de « Rêve acide ».

Traductions de « L’Agent de la National », de « Mer de Chine » et du premier épisode des « Commandos de l’Aigle noir » (« Águila Negra », série de guerres crée en 1980 pour la revue Nippur Magnum des éditions Columba) par les Argentins Ray Collins et Francisco Solano López.

« Dernier Round », court récit en trois planches de Goffaux.

Présentation du très bon western américain « Casey Ruggles » de Warren Tufs que Deligne édite en huit albums (entre 1978 et 1980), entretien avec Morris, article sur les erreurs policières.

N° 4 : janvier 1983

Suite et fin de « Félix », « Faccioni » et « Cromwel Stone ». Suite de « Nicole Claveloux », « Rêve acide », « Comanche » et « Gratin ».

Début du second chapitre de « L’Ordre du Dragon noir » par Marcus et Griffo. Nouvelle enquête en huit pages pour Julie Brizard par De Bom et Urbain.

Nouvelles traductions de « Mer de Chine », de « Commandos de l’Aigle noir » et de « L’Agent de la National ».

Mini et unique enquête en une demi-planche du commissaire Bourru par J.C. De la Royère et Marc Wasterlain.

« Ma cousine à Moa », trois planches de Guy Clair.« La Petite Sœur », récit en quatre planches du débutant Sergio Salma.

« La Petite Sœur » par Sergio Salma.

Dans sa rubrique « CQFD », le visionnaire Thierry Groensteen évoque la BD au-delà du principe de série, entretien avec Bob De Moor…

N° 5 : février 1983

À la Une, « Don Pepino est mort », superbe histoire noire en six pages signées Antonio Cossu.

Suite et fin de « Nicole Claveloux » de Ben et de « Rêve acide » de Dominique David.

Suite de « Gratin » de Severin et de « Comanche » d’Hermann.

Début en douze pages de « L’Internat de la mort » : histoire où se mêlent frisson et sensualité écrite par M. Ramis (?) pour l’Espagnol Xavier Musquera (1942-2009).

Autre début en douze planches pour « Les Marrons du feu » : récit consacré aux trésors nazis par Guy Pouks.

« La Vengeance » est un second récit plein de tendresse écrit et dessiné par Sergio Salma.

Côté traductions : nouveaux épisodes de « Mer de Chine » et des « Commandos de l’Aigle noir ».

Thierry Groensteen évoque la jeune carrière (à l’époque) de Jean Van Hamme, entretien avec Frédéric Jannin, Xavier Musquera confie sa passion pour les soucoupes volantes…

En dernière page, outre deux planches des « Désopilantes Aventures de Cuite Flûte » signées George (?), annonce de l’arrivée prochaine de « Raoul Reporter » (nouvelle série de Pascal Somon), d’une nouvelle aventure de Félix et d’une enquête de Julie Brizard.

Bien entendu, ces récits ne verront jamais le jour, pas plus que seront proposées les suites de « Gratin » (il faudra attendre la sortie de l’album chez Deligne en 1985), de « L’Internat de la mort » et des « Marrons du feu ». Ce n° 5 est, hélas !, le dernier du Journal illustré le plus grand du monde.

« Si vous pouviez voir toute cette bonne BD qu’on vous prépare ici dans le plus grand secret ! Gasp, quelle aventure excitante ! » est l’ultime phrase de Jean Claude de la Royère qui ne laissera que des regrets aux trop rares lecteurs qui ont adhéré à cette folle entreprise lancée courageusement par un éditeur aux moyens trop limités.

Henri FILIPPINI

Recherche des illustrations, mises en pages et relecture : Gilles RATIER

Galerie

10 réponses à Le Journal illustré le plus grand du monde

  1. Marcel dit :

    Bonjour,

    Très intéressant cet article sur un journal presqu’introuvable aujourd’hui.
    Vous semblez indiquer qu’il s’agit du premier d’une série. Si je puis me permettre une suggestion, et si vous avez les informations suffisantes, il y a le magazine Ice Crim’s qui a duré 5 numéros en 1984, et qui reprenait certains des auteurs cités ici (Goffaux, Salma…).
    Pour info Julie Brizard a ensuite atterri dans les pages de Tintin (mais je crois qu’ils l’avaient renommée Katie Brizard).

    Sinon, je me demande qui peut être ce George (référence évidente à George Rémi), dont le trait me dit furieusement quelque chose. Ne serait le lettrage qui diffère trop, on pourrait penser que c’est du Severin aussi.

    • Merci pour vos commentaires. En effet Ice Crime fait partie des magazines dont je souhaite parler dans cette rubrique. Ses nombreux points communs avec le Grand Journal que vous soulignez m’incitent d’en parler un peu plus tard. Nous continueront bientôt avec Allez !… France de Marijac. Encore merci…
      Henri Filippini

  2. Roger dit :

    La planche de Cuite & Flûte est à coup sûr d’Alec Séverin,dans la continuité de L’Affaire Tchang paru à la même époque. On y distingue une influence Yann & Conrad qu’il a plus tard admis en entretien (puis renié, ses convictions ultérieures étant peu compatibles avec le mauvais esprit caractéristique des deux compères). Son obsession de Tintin ne s’arrête pas là ; son personnage Gratin (nom du personnage de l’Affaire Tchang d’ailleurs) en est plus ou moins dérivé (Tintin -> Gratin) et arbore d’ailleurs sa houppette.

    • Marcel dit :

      Merci de me confirmer, ma vue n’est donc pas completement naze.
      Je trouvais aussi un petit air de Yann et Conrad, mais a cette epoque, leur style etait deja bien affirme et reconnaissable.

  3. Hectorvadair dit :

    Bonjour et merci pour tirer de l’oubIi ce superbe journal. J’ai la chance de posséder au moins deux numéros et je souhaitais en parler, ne serait-ce que pour partager le plaisir de la lecture de Comanche en très grand format. Excellent ! ;-)

  4. cristofaro dit :

    bonjour,

    j’espere aussi une recherche sur toutes les bd très grand format par exemple superman contre spiderman ou la très belle planche de tarzan de hoggart parue en poster dans le tarzan géant 17.

  5. Charles Henry LP dit :

    Ce que Michel a fait, aucune bête ne l’aurait fait ! Merci Michel pour ces années de rêves et de découvertes. La BD en Wallonie se meurt, on attend juste que le 52 Rue Destrée parte en France… Et de ne jamais oublier COMMENT tu es arrivé à la faillite : grâce à ces Français (jaloux et envieux, sûrement…) qui t’ont tant promis, et n’ont cherché qu’une chose : à te couler. Tu t’es bien battu. Amitiés. Sois heureux.

  6. Michel Dartay dit :

    C’est quoi cette histoire de Français jaloux et envieux?

  7. JC De la Royère dit :

    Je m’aperçois qu’Henri ignore que Marcus, le scénariste de « L’ordre du Dragon Noir », n’est autre que l’érudit de la BD Danny De Laet qui a le mérite d’avoir « découvert » Griffo.

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