« L’Inversion de la courbe des sentiments » : entretien avec Jean-Philippe Peyraud

C’est avec grand plaisir que nous avons découvert le nouvel album de Jean-Philippe Peyraud « L’Inversion de la courbe des sentiments », histoire chorale s’étendant sur trois jours. Trois ans après le touchant « D’autres larmes », Jean-Philippe Peyraud continue son exploration des sentiments humains.

Robinson  est le patron d’une boutique de vente de DVD et enchaîne les rencontres sur Internet. Il quitte de bon matin sa dernière partenaire, Amandine, jeune vendeuse de chaussures qui vient de recevoir un appel de sa meilleure amie Charlène. Cette dernière vient passer quelques jours à Paris pour rechercher son père.

Mano, l’employé de Robinson ne sait comment lui dire qu’il va démissionner pour monter un magasin de vapoteuses avec sa compagne Samia. La sœur de Robinson, Manon, lui demande de retrouver son fils fugueur, Gaspard. Robinson voit débarquer au magasin, un jeune homme, Quentin, qui lui apprend qu’il est son fils.

Robinson

Jean-Yves, le voisin de Manon, vivote d’intérim depuis son licenciement et Françoise, sa femme, vient de le quitter. Robinson demande l’aide à Alice, la patronne du bar en face de son magasin, pour retrouver son neveu. N’oublions pas le père de Robinson qui, après un énième conflit conjugal, cherche un hébergement chez ses enfants.

C’est avec tout ce petit monde que Jean-Philippe Peyraud promène son regard amusé et critique sur la société actuelle. Évoquant les cinémas de Claude Sautet, Stanley Donen, Bruno Podalydès  et Robert Altman, les situations et dialogues se combinent, selon une mécanique de parfaite comédie. Incluant des moments graves au sein de son récit, Jean-Philippe Peyraud nous offre une comédie de mœurs aussi séduisante que le trait délicat qu’il développe au fil de ces albums. Une histoire que l’on se remémore avec joie et qui, avec le temps, prend la saveur d’une grande marrade.Bonjour, Jean-Philippe, c’est amusant, on ne vous croise plus dans les bacs pendant quatre ans, et pan, deux livres la même semaine, une intégrale pour « Le Désespoir du singe » et un tout nouvel album avec « L’Inversion de la courbe des sentiments ». Une belle période pour vous ?

C’est le pur hasard. Et si je n’avais pas été en retard sur « L’Inversion de la courbe des sentiments », les deux albums seraient sortis quasi simultanément. Il y a 4 ans, c’est trois albums qui étaient publiés la même année (l’intégrale de « Premières Chaleurs », « Idées reçues & corrigées » et « D’autres larmes »). Je ne suis pas sûr que ce fût très intéressant éditorialement parlant. Déjà que les journalistes ne peuvent pas parler de tout ce qui sort… Bon, j’espère quand même que, cette fois, la publication de « L’Inversion de la courbe des sentiments » sera l’occasion de remettre en valeur « Le Désespoir du singe ».

L’envie d’écrire « L’Inversion de la courbe des sentiments » vous est venue de quelle manière ?

Pour être tout à fait franc (et pour faire court), j’avais écrit un scénario qui n’a pas trouvé sa place chez les éditeurs. J’en étais très frustré et j’ai mis pas mal de temps à faire le deuil de cette histoire.

Pour rebondir, j’ai emprunté à Philippe Djian sa manière de faire : écrire une première phrase et tirer sur le fil, sans plan, sans but.

J’ai donc imaginé cet homme qui se réveille dans la chambre d’une fille qu’il ne connaît pas. Et le reste est venu tout seul.

Il ne m’a fallu que quelques jours pour écrire ce récit. Pour un laborieux, comme moi, c’était magique. Les scènes s’enchaînaient à toute allure, les personnages prenaient vie, m’entraînaient dans des chemins inattendus, avec des ruptures de ton, des ambiances très variées. Le titre de travail a longtemps été « Bédénovella », tellement je m’amusais avec les rebondissements parfois dignes de sitcoms ou du théâtre de boulevard.

Et si le lecteur veut bien se laisser faire, j’espère qu’il s’amusera aussi.

  Comment construisez-vous vos personnages (choix des physiques, des prénoms) ?

Amandine, Quentin & Charlène

Je ne remplis pas des cahiers entiers de recherches graphiques. Les personnages « m’apparaissent » au moment de l’écriture. Il n’y a aucune description dans mes scénarios. Ni des personnages ni des décors. Juste ce qu’il faut pour que l’éditeur s’y retrouve à la lecture.

J’essaie toujours de fuir le cliché du héros candide à mèche au vent qui découvre le monde. L’antithèse étant, ici, un quadra dégarni, un peu désenchanté.

Il est resté longtemps sans patronyme. Je l’ai trouvé (Robinson) en même temps que le nom de sa boutique (Alamo), presque à la fin de l’écriture du scénario. Et quoi qu’en disent les mauvaises langues, je ne me suis pas pris comme modèle pour le créer. Physiquement, j’ai pensé à Frédéric Pierrot : un acteur qu’on a pu voir dans « Polisse ».

De la même manière, j’essaie que les physiques, les noms, les looks épousent les caractères des personnages, mais sans les surligner. Je leur donne juste ce qu’il faut de défauts pour les rendre vivants. Les caractères des personnages se sont construits au fil de l’écriture. Les événements qu’ils traversent les formant et transformant.

Curieusement, j’ai plus de mal avec les seconds rôles. La patronne d’Amandine, par exemple, a complètement changé au moment de l’encrage.

Amandine & sa patronne

Vos dialogues sont tout aussi ciselés que vos situations. Lesquels arrivent en premier dans votre travail ?

Ce sont les dialogues. Ce sont eux qui imposent les situations.

Mes scénarios sont des continuités dialoguées. Comme des pièces de théâtre.

Je suis toujours aussi peu sûr de mon dessin, c’est pour cela que j’ai tendance à abuser des dialogues. Mais je me soigne. J’élague. J’apprends à utiliser le silence. La scène du lac sous la pluie est une grande première pour moi. Quoique, il y avait déjà ce genre d’ambiance dans la nouvelle « Les Naufragés » de l’album « D’autres larmes » (voir l’article de Gilles Ratier consacré à cet album). Il faut croire que les étendues d’eau génèrent de l’angoisse chez moi…Il m’arrive de changer la situation pour mettre en valeur les dialogues. Rarement le contraire. Quand Mano soliloque, je trouve intéressant de le mettre en scène sur le toit. Ça donne des indices supplémentaires au lecteur sur le caractère du personnage.

 Il y a une précision dans l’avancée de votre histoire qui est bluffante. Des détails ponctuent la narration et ont une explication plus loin, faisant avancer ou non le récit. Vous laissez vous une part d’improvisation au moment de l’encrage ?

Comme je vous l’ai dit, je n’ai fait que tirer le fil de la bobine. Je ne sais pas si l’on peut parler d’improvisation. Il y avait une sorte d’état de grâce que je ne suis pas sûr de retrouver ! Au bout d’un moment, vous jouez avec vous-même et votre histoire. Vous vous tendez des pièges.

Jean-Yves & Marion

Par exemple, j’ai trouvé intéressant de mettre la sœur de Robinson en fauteuil roulant. Au moment où je l’écris, je ne sais absolument pas ce que je vais en faire. Ni même si ça va avoir une incidence sur le récit. Dans ce cas, cela m’a permis de construire plus profondément son personnage et les liens qui l’unissent à d’autres. Même si l’on referme l’album sans savoir pourquoi elle est clouée dans ce fauteuil roulant.

Finalement, un scénario aussi bordé ne laisse que peu de place à l’improvisation au niveau du dessin.

Encore moins au moment de l’encrage.

J’en suis incapable. Et ça me navre.

Un de mes prochains défis, c’est de trouver une histoire qui permette de me lâcher au dessin.

Jean-Philippe Peyraud découvrant son album imprimé

En réponse à notre demande de portrait pour illustrer cet entretien, vous nous avez envoyé cette photo. Quel est votre sentiment lorsque vous découvrez l’album fini ?

Lorsque je découvre l’album terminé dans le bureau de mon éditeur (Alain David, pour ne pas le nommer), je me concentre sur l’objet manufacturé. Sur le rendu des couleurs, sur la tenue du papier, du livre… C’est le moment où, malgré les dizaines de relectures, on découvre une lettre mal formée, un manque de couleur d’un-demi millimètre dans le coin d’une case. Tout ça en survolant les pages car je ne peux plus la voir, cette histoire. Impossible de la lire avant plusieurs années. Les seuls fois où je rouvrirai ce livre prochainement ce sera en séances de dédicaces. Enfin, c’est le moment où « officiellement » on se laisse aller complètement vers le projet suivant.

« Mine de rien » se déroule dans les années 1990, « Premières Chaleurs » dans les années 2000, « L’Inversion de la courbe des sentiments » de nos jours, vous pensez continuer à explorer nos quotidiens dans le futur ?

Françoise

L’intérêt d’explorer le quotidien, c’est qu’il influe sur la façon de raconter. Quand j’ai commencé « Mine de rien », le summum de la communication était d’avoir un téléphone-fax-répondeur. Dans « Premières Chaleurs », j’évoque l’arrivée des téléphones portables. On ne peut pas raconter une histoire aujourd’hui comme on la racontait il y a seulement quelques années. Ces nouvelles technologies influent forcément sur le récit et les personnages.

Cela dit, je n’ai aucune idée de ce dont traitera mon prochain livre. Et mes incursions en tant que scénariste montrent que, plus que le quotidien contemporain, mon vrai sujet, ce sont les sentiments en général et le sentiment amoureux en particulier.

 Au fil de ces trois ouvrages, nous pouvons ressentir un ton plus noir, un certain désenchantement. C’est une conséquence logique du temps qui passe, du fait de vieillir ?

J’en ai bien peur !

Mes bandes dessinées sont passées du doux-amer à l’aigre-doux.

Je me réjouis malgré tout de la constance du doux.

Tant qu’à vieillir, autant que ce soit doucement.

Cela dit, « L’Inversion de la courbe des sentiments » est une comédie avant tout. Et une bonne comédie joue souvent sur les contrastes.

Le père de Robinson

Vous êtes scénariste pour « Le Désespoir du singe » qui ressort en intégrale (avec Alfred au dessin) et vous travaillez actuellement avec Antonio Lapone pour un projet sur Mondrian, l’activité de scénariste est plus tranquille que de porter un projet seul ?

À l’écriture, ce n’est pas plus tranquille, car je dois être bien plus précis que pour un scénario qui m’est destiné. Pour « Le Désespoir du singe », comme pour « La Fleur dans l’atelier de Mondrian », il y a des contraintes de paginations qui impliquent également une certaine rigueur.

Ensuite, tout le plaisir est dans le partage avec le coauteur. Et il diffère selon les dessinateurs et leur méthode de travail. Alfred m’avait demandé de retirer toutes les informations de découpage en cases et en pages afin de s’approprier la mise en scène. Antonio Lapone, au contraire, m’a invité à story border l’histoire avec lui.

Et en fin de compte, il digère totalement le truc pour me proposer des mises en pages incroyables. J’adore découvrir ce qu’un dessinateur peut faire de mes mots. Surtout quand il a envie qu’on bouscule ses habitudes.

Malheureusement, je ne peux pas me permettre d’attendre tranquillement que l’album se dessine. Et même si je suis impatient de recevoir les planches au fur et à mesure de l’avancée des travaux, je dois travailler sur mes autres projets. Faut bien vivre ma bonne dame.

Mano & Samia

Avez-vous participé à la ressortie du « Désespoir du singe » ?

Alfred et moi tenions vraiment à faire de cette intégrale un bel objet. Et même si le temps nous a manqué pour réaliser tout ce que nous avions en tête, nous sommes contents du résultat.

Enfin, à l’heure où je vous parle, Alfred n’a toujours pas vu le livre imprimé, tout occupé à ses pérégrinations au bout du monde.

Pour l’occasion, il a conçu une couverture inédite, un cahier d’illustrations et j’ai écrit trois récits narrant la rencontre entre Josef et Joliette, la destinée de Moujie Komack et le parcours de Kikhopta Kopukopoizoun.

Vous nous dites que vous devez travailler sur vos autres projets, en plus de l’album autour de Mondrian, vous œuvrez sur quel(s) sujet(s) ?

J’ai attaqué le dessin d’un projet jeunesse sur un scénario de Catherine Romat  « Mon Ipote & moi ». Un petit garçon qui vient de se fâcher avec son meilleur copain se retrouve flanqué d’un Ipote, robot de compagnie.

Le rêve de tous les petits garçons me direz-vous. Sauf que le robot est une robote…

Session de travail avec Antonio Lapone

Il y a un scénario pour un auteur que j’aime beaucoup auquel je dois m’atteler. Vous m’excuserez de ne pas en dévoiler plus, mais même si un éditeur est intéressé, rien n’est signé.

Gaspard

Il va aussi falloir que je m’écrive un prochain projet.

Mille mercis sentimentaux à Jean-Philippe Peyraud pour sa collaboration.

« L’Inversion de la courbe des sentiments » par Jean-Philippe Peyraud

Éditions Futuropolis (26 €) – ISBN : 978-2-7548-1198-9

« Le Désespoir du singe : intégrale » par Alfred et Jean-Philippe Peyraud

Éditions Delcourt (29,95 €) — ISBN : 978-2-7560-7830-4

Galerie

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