Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« La Grande Guerre de Charlie T9 : La Mort venue du ciel » par Joe Colquhoun et Pat Mills
À quelques jours de la date anniversaire de l’Armistice de 1918, il m’a semblé naturel de vous parler de la sortie du 9ème tome de l’excellentissime série « La Grande Guerre de Charlie », Å“uvre que je suis régulièrement car au-delà de ses qualités intrinsèques dont j’ai souvent parlé ici, chacun de ses albums est riche en intérêts nouveaux. Mais c’est aussi l’occasion de vous annoncer que le 10ème et dernier tome de la série paraîtra en avril 2016, et que Delirium a donc d’ores et déjà réussi un challenge d’une grande valeur patrimoniale et artistique en éditant l’intégralité de ce chef-d’œuvre… Bravo !
L’histoire se déroule, scrupuleusement, chronologiquement, dans une remarquable continuité où tous les éléments sont là pour faire de « Charley’s War » ce qu’elle est : une série désarçonnante par son naturel humain et son exactitude historique mêlés, impressionnante par sa capacité à exprimer le vécu de cette première guerre mondiale au plus près des hommes et des femmes qui y furent impliqués. La grande Histoire et les petites histoires s’entrechoquent dans ce qui sculpte la réalité, synthèse de la vie de chacun et de l’état du genre humain, selon un angle lucide se faisant à la fois révélateur, critique et réhabilitant ce que certains aimeraient oublier. Mais si ce « mélange des genres » (ou plutôt cette alchimie) se perpétue d’album en album, ce n’est pas pour autant synonyme de routine. C’est bien là l’une des grandes qualités de la série : grâce à des facettes de la guerre qui n’avaient pas encore été abordées ou qui émergent selon l’évolution des événements, diverses scènes symptomatiques et redoutablement humaines complètent petit à petit notre compréhension de ce conflit tout en enrichissant l’éventail des différentes dimensions psychologiques en action. Et lorsqu’on voit avec quelle maestria Colquhoun dessine tout cela, faisant corps avec l’humanisme révolté de Mills, on ne peut effectivement que constater combien « La Grande Guerre de Charlie » est une grande bande dessinée. Il y a quelque chose d’incarné, ici.
Ce bon vieux Charlie s’est accidentellement tiré une balle dans le pied et fait un aller-retour en Angleterre pour être soigné. Ce court séjour at home permet à Mills de décrire la fragilité et l’urgence de vivre et d’aimer à cette époque scarifiée de morts violentes, la beauté semblant définitivement éphémère, mais aussi de dénoncer une nouvelle fois les immondes comportements de certains qui profitent de la guerre pour gagner de l’argent sur le dos de la peur et de la mort (comme le beau-frère de Charlie, le « Gommeux », qui a monté des abris anti-aériens privés dont il fait payer l’entrée aux personnes voulant se protéger des bombardements). Via le destin tragique de Wilf, le frère cadet de Charlie, le scénariste continue de se pencher sur l’évolution de la guerre aérienne, notamment avec l’apparition des bombardiers géants. Mais, chose nouvelle, dans ce volume Mills aborde aussi la guerre maritime, grâce au témoignage de Jack, le cousin de Charlie qui sert dans la marine. Ce faisant, l’auteur finit de dresser les différentes voies que prit cette terrible guerre, au sol, dans le ciel et sur mer. À cette époque, on le sait, il y eut assez d’avancées technologiques phénoménales pour tragiquement réinventer et amplifier le meurtre de masse… C’est ce que nous voyons par exemple lors de ce 21 mars 1918 où plus d’un million d’obus ont été tirés par les Allemands en seulement cinq heures… Des obus contenant différents gaz, dont le fameux « moutarde », et qui donneront leur nom à ce nouveau mal des soldats : l’obusite.
« J’ai tiré sur l’uniforme, pas sur l’homme ! » dit l’un, et l’autre de lui répondre en pensée : « Ouais… C’est drôle comme un uniforme justifie un meurtre… » Ailleurs, un Anglais d’origine allemande enrôlé dans l’armée britannique se retrouve sur le terrain face à son frère resté au pays et combattant donc pour l’Allemagne… Çà et là , nombreuses sont les situations échafaudées par Mills pour rendre compte de l’étendue de l’horreur vécue en chacun durant cette guerre, mettant en exergue la formidable force mais aussi l’inexplicable faiblesse de l’être humain qui l’entraînent dans des folies assassines… Ce travail de mémoire et de réhabilitation d’une vérité tenant plus compte de la réalité des êtres et des actes ayant existé que de ce que l’on veut bien nous dire dans certains manuels scolaires et livres d’Histoire, Mills le réitère – comme d’habitude – dans ses fameux commentaires de fin. Cela peut paraître fou, mais un siècle après, certains aimeraient toujours gommer ou réinterpréter tel ou tel événement de cette guerre qui n’irait pas dans leur sens, frôlant le révisionnisme… C’est peut-être aussi à cela qu’on comprend combien cette première guerre mondiale a franchi un pas dans l’inhumanité, son héritage barbare semblant si difficile – impossible ? – à assumer, ouvrant la voie pour une seconde guerre mondiale… En attendant, Mills rappelle à qui veut l’entendre son horreur de la guerre, nous parlant des arrière-plans scénaristiques des épisodes afin d’aborder des sujets sensibles tels que la torture, le racisme, ou encore l’argent des marchands d’armes… Et comme d’habitude, c’est Steve White qui clôt l’album avec un dossier consacré à un thème fort de l’album, ici l’obusite et les maladies psychiques des soldats. Un dossier passionnant, poignant, édifiant, nous permettant de revenir sur les débuts des soins psychiatriques inhérents aux traumatismes de cette première guerre moderne qui faucha la chair et les nerfs tout autant que l’esprit… Rendez-vous en avril pour parler du dernier tome de la série !
Cecil McKINLEY
« La Grande Guerre de Charlie T9 : La Mort venue du ciel » par Joe Colquhoun et Pat Mills
Éditions Delirium (22,00€) – ISBN : 979-10-90916-22-7