Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Unlucky Young Men » T1 par Kamui Fujiwara et Eiji Otsuka
« Unlucky Young Men » est une uchronie se déroulant dans les années 1960 au Japon. En cette période trouble, il y avait, encore plus que chez nous, de grosses manifestations étudiantes qui secouaient le pays. C’est dans ce contexte que, le 10 décembre 1968, a eu lieu un vol de 330 millions de yens aussi incroyablement bien organisé que mystérieux. Non élucidée, cette affaire offre de nombreuses pistes de scénario possible. À la fois polar et chronique sociale, la nouvelle œuvre du scénariste Eiji Otsuka surprend par sa justesse et son sens de la mise en scène.
Contrairement à la bande dessinée occidentale, le manga a toujours eu une pagination importante. Seuls les romans graphiques peuvent rivaliser sur ce point. Il est pourtant rare de pouvoir classer un manga dans cette catégorie, tellement ce genre ne se prête pas à la bande dessinée populaire japonaise. Pourtant, c’est le cas d’« Unlucky Young Men ». Ce pavé de 360 pages se distingue par sa narration atypique et bien plus adulte que la plupart des bandes dessinées venues du pays du soleil levant. Eiji Otsuka est un scénariste déjà bien connu en France pour ses nombreuses publications tenant plus de l’horreur que de la critique politique (1). Prolifique, il a toujours brouillé les pistes et cherché à publier des oeuvres permettant au lecteur d’avoir une réflexion personnelle sur des sujets à la fois existentiels et politiques.
Avec « Unlucky Young Men », il nous plonge dans une partie de l’histoire du japon que nous, Occidentaux, ne connaissons que rarement. Comme en France, en 1968, des manifestations étudiantes ont ébranlé le pays : ce n’était pas de simples revendications d’une jeunesse désabusée réclamant plus de liberté. Guidées par de vrais groupes politiques et terroristes, les factions d’extrême gauche sont les plus virulentes. Elles accusent notamment le gouvernement d’être à la botte de l’envahisseur américain et dénoncent la domestication des élites japonaise. Elles réclament la restitution d’Okinawa ou dénoncent la guerre du Vietnam. Tout est bon pour se radicaliser et déclencher une émeute. « Unlucky Young Men » évoque ces faits en marge de l’histoire, afin de l’ancrer dans une réalité passée qui a durablement marqué les Japonais à l’époque.
Si ce récit est une fiction, Eiji Otsuka s’amuse en y insérant pléthore de protagonistes fictifs ressemblant énormément à des acteurs bien réels de l’époque. Ainsi, l’un des héros, prénommé sobrement T, n’est autre que Takeshi Kitano. Le réalisateur, surtout connu chez nous pour ses films (« Sonatine », « Zatoichi », « Aniki, mon frère », ou encore « Hana-bi » : Lion d’Or à Venise), est avant tout un artiste comique qui, dans les années soixante, faisait le tour des cabarets pour lancer sa carrière. Il a notamment travaillé dans un bar jazz appelé le Village Vanguard.
Ce jeune homme mal-né a assassiné de sang-froid quatre personnes pour leur soutirer de l’argent. Crimes crapuleux qui lui vaudront d’être condamné à mort. Mais en 1968, à l’époque du récit, ce n’est qu’une petite frappe complètement paumée. Le personnage de Yoko, une jeune fille aux idées bien arrêtée incarne Hiroko Nagata, la présidente de l’ARU (l’Armée Rouge Unie), un groupement particulièrement actif et violent lors des manifestions étudiantes cherchant à renverser le gouvernement japonais et sa monarchie parlementaire.
Autour de ces personnages principaux gravitent d’autres figures publiques comme Yukio Mishima, le célèbre écrivain japonais du « Pavillon d’Or » connu pour ses idées nationalistes. Constatant la perte d’identité du Japon, il se suicidera par seppuku en 1970. Le titre du film que veut tourner T, « Unlucky Young Men », est quant à lui tiré du nom d’un groupe de jazz que l’on retrouve dans l’oeuvre de l’écrivain Kenzaburo Oe. Enfin, les titres des chapitres sont tous tirés de poésies de Takuboku Ishikawa, poète de la tristesse, mort de la tuberculose en 1912, à seulement 26 ans.
Côté graphique, on retrouve Kamui Fujiwara, un auteur plutôt connu des fans de mangas pour « Dragon Quest – Emblem of Roto ». Ici, il adopte un style radicalement différent, réaliste et adulte. « Unlucky Young Men » se rapproche de l’esthétique cinématographique des films indépendants des années 1960 et 1970 produites par l’Art Theatre Guild (ATG). Cette nouvelle vague de cinéma japonais dont « Contes cruels de la jeunesse » de Naguisa Oshima est le précurseur. L’atmosphère particulière des films de l’ATG est ici reproduite grâce à un procédé de création faisant abondamment appel aux images réelles. Kamui Fujiwara a d’abord dessiné un story-board d’après le scénario d’Otsuka. Puis, il a lui-même pris en photo des acteurs en situation pour ensuite les retranscrire en dessin. De cette manière, on retrouve les détails, l’atmosphère et le cadrage caractéristique des films de l’ATG. C’est peut-être ce traitement qui donne un côté documentaire, réaliste et froid. Ou peut être simplement le talent de Fujiwara qui sut s’approprier l’histoire et adapté son style à celle-ci.
Ce roman graphique en deux tomes permet aux lecteurs de se plonger dans l’ambiance si particulière du Japon des années 1960, et suivre la vie de ces personnages désabusés. Ce titre vise un public de lecteurs exigeant, mais pas spécialement amateurs de bandes dessinées, mais plutôt aux faits ou curieux de l’histoire des cinquante dernières années au Japon. Il a bénéficié d’une édition soignée avec couverture cartonnée et papier épais dans la collection de prestige des éditions Ki-oon : Lattitudes. Il manque juste quelques pages supplémentaires expliquant le contexte culturel et social de l’époque, ainsi qu’une biographie des protagonistes bien réels. Mais ce genre de détail pouvant facilement se trouver sur Internet, et les lecteurs les plus curieux se tourneront vers Wikipedia.
Gwenaël JACQUET
« Unlucky Young Men » T1 par Kamui Fujiwara et Eiji Otsuka
Éditions Ki-oon (19,90 €) – ISBN : 9782355928765
(1) Concernant Eiji Otsuka, nous vous conseillons la lecture du n° 206 d’Animeland : votre serviteur y a publié une rétrospective de son œuvre, complétée par une interview.