Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Les Souliers rouges » T1 & T2 par Damien Cuvillier et Gérard Cousseau
Paru en janvier 2014, le premier tome des « Souliers rouges » racontait l’amitié improbable née de la rencontre entre le jeune paysan Jules et l’érudit Georges, un russe blanc exilé que rien n’effraye, pas même cette Bretagne de 1944 occupée par le 25e corps de l’armée allemande. Dans le récent tome 2 (« L’Albinos »), alors que les Alliés ont débarqué, la folie meurtrière et les rafles s’intensifient, modifiant à jamais la vie des protagonistes. Damien Cuvillier et Gérard Cousseau achèvent dans l’intensité un récit salué du Prix Coup de CÅ“ur lors du festival Quai des bulles 2014.
Avant d’entamer notre traditionnelle étude et commentaire des couvertures, disons un mot des auteurs : le dessinateur Damien Cuvillier, jeune auteur picard, se fait initialement remarquer par l’association « On a marché sur la bulle » dans le cadre d’un atelier d’écriture. Il gagnera en 2006 le prix régional de bande dessinée au festival d’Amiens, collaborant depuis à plusieurs projets BD collectifs (« Cicatrices de guerre(s) » en 2009, « Les artistes s’engagent contre le sida » en 2009, « Contes inuits en bande dessinée » en 2010, « Petites histoires de la Grande Guerre » en 2014)). Il livre en 2010 deux albums : « Les Sauveteurs en mer » (avec G. Cousseau), chez Vents d’Ouest, puis le tome 1 de « La Guerre secrète de l’espace », scénarisé par Régis, aux éditions Delcourt. En 2014, « Les Souliers rouges » initient donc une nouvelle collaboration avec le scénariste et dessinateur Gérard Cousseau : né en 1953, ce dernier (dit Gégé) est connu pour être un très actif auteur pour la presse (Journal de Mickey, Picsou magazine, Ouest France, Le Progrès de Lyon). Ex-collaborateur de Fournier sur « Bizu », Cousseau s’exprime également via le cinéma, la vidéo, des expositions, des disques et la création multimédia (société Gala Création et édition de livres CD).
En couverture du premier tome, « Georges » (janvier 2014), le contexte de la Seconde Guerre mondiale se devine via le drapeau nazi rouge et noir, arborant le symbole de l’aigle impérial. Jeté au sol, l’étendard a néanmoins perdu de sa potentielle superbe : littéralement foulée du pied par la présence des « souliers rouges » révolutionnaires, la croix gammée est masquée par le cadavre d’une grive. Le corps de cet oiseau sans défense est devenu à la fois la proie de l’aigle allemand et la victime du lance-pierre porté par un jeune homme (le lecteur se demandera s’il s’agit de « Georges » ?), révolté et résistant probable dont on ne distingue que les jambes (pantalon noir) et les souliers à lacets. Très voyantes, ces chaussures parfaitement propres ne s’accordent pas tout à fait avec l’idée d’un braconnage ou d’une chasse au gibier sauvage ! On pourra donc secrètement lire dans les objets la synthèse d’une révolte des faibles (la couleur rouge ou l’arme en bois traditionnelle) contre la puissance ennemie, celle d’une amitié (souliers et lance-pierre identifient en vérité les deux amis, issus de deux mondes) et celle d’une époque, au même titre que « Un sac de billes » ou « La Bicyclette bleue ».
La couverture du tome 2 poursuit ce fil narratif érigé en relation avec la symbolique des couleurs : « L’Albinos » renvoie à une particularité génétique héréditaire, altérant la coloration de l’épiderme, des plumes, des écailles ou des yeux chez les animaux comme chez l’homme. Révélateur d’une déficience, voire d’une faiblesse, l’albinisme est encore aujourd’hui grandement synonyme d’exclusion, de persécution, d’assassinat (Afrique) ou d’expériences de laboratoires (les fameuses souris blanches). Ici, le visuel dévoile la traque des deux amis par les soldats allemands jusque dans le grenier : alors que la trappe de l’unique accès-échappatoire se soulève, Jules et Georges (embusqués à l’arrière-plan derrières des piliers en bois), semblent piégés… comme des rats. Au jeu des comparaisons graphiques et des ambiances similaires, on pourra rapprocher ce visuel de celui imaginé par Vincent Bailly pour le tome 2 de l’adaptation d’un « Sac de billes » (scénario de Kris ; Futuropolis, 2012).
Comme le suggère le titre (typographie noire et rouge pour le 1er tome ; blanche et rouge pour le second), en tant qu’opposé du noir (ténèbres maléfiques) et du rouge (sang), le blanc pourra ici être associé autant à la mort (linceul, os), à l’angoisse et à la terreur, mais ce sans exclure l’innocence ni la bonté positive des héros. Dans leur marche résolue contre l’occupant, Jules et Georges n’ont-ils pas tapé du pied un peu trop fort, ou d’avoir les jambes coupées dans leur fuite… au risque de finir tragiquement, les pieds devants ? Gageons que c’est entre rires et larmes que les lecteurs suivront ce diptyque, dont le style quasi-réaliste, les couleurs directes soignées et la tension narrative ne seront pas sans évoquer une double autre référence : « Le Sursis » (1997 – 1998) et « Le Vol du corbeau » (2002-2005) de Jean-Pierre Gibrat (Dupuis).
Clôturons cet article avec quelques mots de Damien Cuvillier, concernant la genèse de ces visuels :
« Le projet est véritablement né de Gérard Cousseau et de sa relation très forte avec son beau-père, Jules, qui est le personnage centrale de cette histoire. J’ai également eu la chance de rencontrer Jules avant son décès en 2011 : cette rencontre est une des raisons qui m’a poussé à réaliser cette album, autre le fait de retravailler avec Gégé, qui est un véritable plaisir. En ce qui concerne les couvertures, je dois avouer que les deux furent accouchées dans la douleur. De manière générale, ce n’est pas un exercice facile, car il faut donner envie de lire sans non plus trop en dévoiler. »
« Pour le premier tome, c’est Gégé qui a trouvé l’idée définitive : j’ai tout de suite aimé son côté « sobre », ce fond blanc et sans réel personnage apparent… mais j’étais embarrassé par l’apparition du drapeau nazi. D’une part, parce que « Les Souliers rouges » n’est pas une série sur la Seconde guerre mondiale : celle-ci est en toile de fond, mais la vraie histoire est celle de l’amitié entre Georges et Jules. Et d’autre part, je voulais éviter le côté « putassier » de la couverture d’album avec une croix gammée (je dois dire que cet argument de vente me choque assez !), donc on a trouvé un compromis ou celle-ci est assez masquée par l’oiseau ».
« Quant à la couverture du tome 2, c’est une idée de Laurent Hirn (qui réalise souvent des roughs pour les couvertures des albums Grand Angle) qui a plu tout de suite à l’équipe éditoriale ».
Philippe TOMBLAINE
« Les Souliers rouges T1 et T2 : Georges – L’Albinos » par Damien Cuvillier et Gérard Cousseau
Éditions Bamboo Grand Angle (13, 90 €)
ISBN T1 : 978-2818925652
ISBN T2 : 978-2818932957