Depuis 2021, chaque année, Tiburce Oger rassemble une belle équipe de dessinateurs et dessinatrices pour évoquer l’Ouest américain à travers des personnages authentiques – le Far West, donc – et l’exploitation de ces territoires par des individus qui oubliaient, bien souvent, qu’ils n’étaient que des colonisateurs assoiffés de richesses…
Lire la suite...« Soucoupes » par Obion et Arnaud Le Gouëfflec
Objet-livre très identifiable issu de la rencontre de deux auteurs-types, Obion et Le Gouëfflec (« Villebrequin » en 2007 chez KSTR), « Soucoupes » rayonne d’humour et d’amour de l’art. Dans le monde alternatif des années 1950, humains et extra-terrestres se sont déjà rencontrés et cohabitent en dépit de bon nombre d’incompréhensions mutuelles. Dans ce monde blasé, Christian est un disquaire qui ne semble plus intéresser grand monde, jusqu’au jour où l’un de ces êtres venus d’ailleurs pousse la porte de son magasin pour lui demander d’écouter de la « musique humaine ». C’est ainsi que débutent de drôles de relations artistiques, sous les étoiles et sous la couverture…
Jusqu’ici, il faut bien le dire, notre fascination pour la civilisation extra-terrestre était concentrée entre avancées des recherches scientifiques (un magazine comme Science & Vie titre ainsi « Vie extraterrestres, l’espoir » pour son n° 1167 le 19 novembre 2014) et craintes liées aux sempiternelles invasions mises en scène par les romans de science-fiction (« La Guerre des Mondes », Wells 1898), les pulps, albums et jouets (la série de cartes Mars Attacks, initiée en 1962 et qui inspirera Tim Burton en 1996), et bien sûr le cinéma, ce depuis la fin du 19e siècle. Dans les années 1950, à la suite notamment du colportage médiatique des observations du pilote Kenenth Arnold (le 6 juin 1947) et de l’affaire controversée de Roswell (juillet 1947), le terme de soucoupes volantes (flying saucers) s’ancre dans toutes les mémoires, alimentant – parallèlement au contexte de la guerre froide – les thèses conspirationnistes et la culture du secret.
À l’heure du 21e siècle, où l’hypothèse de la vie extraterrestre (exobiologie) semble peu à peu levée (plusieurs milliers de planètes potentiellement habitables étant déjà répertoriées), Obion et Le Gouëfflec s’amusent de la fameuse rencontre entre deux formes de vie : la Terre n’est certes plus connue pour être plate mais, dans « Soucoupes », l’esprit de clocher s’exprime encore à plein, servi en brèves de comptoir façon Assiette au beurre ! Et pour Christian, disquaire et antihéros, la coupe est pleine : « Les étoiles, c’est pour les gogos. De la verroterie. ».
En couverture, qu’observons-nous ? Sous une nuit étoilée laissant deviner l’arrivée des beaux jours, la ville et sa place sont désertes, et seules quelques fenêtres éclairées permettent d’imaginer les foyers vaquant à leurs occupations. Les lampadaires sont éteints : c’est dans ce décor intemporel et déjà fantastique que perce un rayon jaunâtre tombé de la voûte céleste sur un magasin vendant des disques et indiquant « Chez Christian ». Par les couleurs (bleu et jaune, syndromes du genre fantastique), le thème (les ovnis) et le vide (aucun personnage), le visuel procède du mythe merveilleux et du motif texturant : citons, en guise de parallèle, l’affiche de « Rencontres du troisième type » (S. Spielberg, 1977) qui reprend comme panorama de fond (et essence même du récit de science-fiction) un ciel étoilé bleuté et une lueur mystérieuse, qui suffisent à l’imaginaire du spectateur. Ce monde d’ombres et de lumières est désormais référencé : mystérieux et non humain, il n’en reste pas moins attachant ou familier, que ce soit par le choix des couleurs (un bleu profond, aérien ou marin, qui est aussi l’un des symboles de l’univers du Cinéma) ou par l’invitation à la découverte qui en découle.
Selon le témoignage d’Obion, le dessin de couverture fut précisément une évidence : « Cette image s’est vraiment imposée à moi ; c’est l’un des tous premiers dessins de l’album, dont l’esquisse date de 2011. On ne savait pas encore ce qu’on allait raconter exactement, mais on était au moins sûr que le personnage principal avait son magasin de disques au bord de cette petite place, inspirée par la place Guérin, à Brest, et que l’album raconterait sa rencontre avec un extra-terrestre. Cette solution graphique pour évoquer la rencontre sans montrer aucun des protagonistes me paraissait évidente. J’ai d’abord proposé ce dessin à Arnaud pour une quatrième de couverture. Et puis, plus l’histoire avançait, plus il nous semblait évident que ça devait être le dessin principal. J’appréhendais un peu l’avis de l’éditeur sur une couverture sans personnage, avec un titre en bas (« C’est très mauvais pour la lisibilité une fois dans les bacs des librairies ! » m’avait-on souvent mis en garde !), et finalement il a été emballé par l’idée. »
Pour Arnaud Le Gouëfflec, l’aventure (au scénario carré et ne tournant donc pas en rond) n’était pas sans contrainte de formes : « Obion et moi avions décidé de raconter une histoire de cercles. L’idée était de partir d’une contrainte formelle, tisser dans la trame de notre histoire quantité de cercles prétextes à raconter quelque chose : de ces cercles (le disque, le téton, le gâteau, la roue de hamster) est née l’histoire de « Soucoupes ». A partir de là , on a commencé à rêver à des tas de situations et cette histoire de soucoupes, de disquaire enfermé dans le cercle du quotidien, de maîtresse jalouse, a commencé à prendre forme.
Au bout d’un moment, le thème principal, l’histoire d’un type qui tourne en rond et trouve son salut dans ces drôles de galettes volantes, s’est imposée. L’histoire se déroule donc dans un paramètre restreint, un simple quartier, d’où un humain névrosé est condamné à trouver l’issue. C’est une fable sur notre condition, sur nos névroses, sur la possibilité d’une issue, et donc d’une transcendance. C’est aussi une histoire tendre, parce qu’on s’est pris de compassion pour notre personnage. Enfin, c’est une histoire qu’on espère assez drôle, avec des rebondissements burlesques et un parti-pris rêveur et onirique. »
Si la vie était plate pour Christian ou son alter ego venu d’ailleurs, on peut donc présupposer avec ce visuel que la lumière – et donc la vie – passe par la musique, et plus généralement par une redécouverte partagée du monde des Arts. Du disque (ici inaudible) à la soucoupe (suggérée mais invisible), voire « aux » ovnis, l’apparence névrosée et calfeutrée de ce quartier des années 1950 (dont on pourra comparer les immeubles à l’esthétique surannés avec ceux représentés – à la manière franco-belge – par Franquin ou Will dans leurs albums respectifs) cache donc en vérité en fourmillement, une multiplicité et une altérité que l’on percevra en écho, à travers le « s » du titre « Soucoupes » et le pluriel des disques de l’enseigne. Dans l’album, comme l’on peut s’en douter, les auteurs ne se priveront pas de citer ou de faire des clins d’œil à nombre de standards vinyles et picturaux des années 1950-1960, dont le symbolique « Ascension » (disque de jazz par John Coltrane, 1965).
Pas de doute, la vie existe ailleurs, puisque dans chaque homme, chaque extra-terrestre ainsi que dans la mise en Å“uvre de leur rencontre, par petites touches et sans fausse note. Space opera, avez-vous dit ? Cela tombe bien : l’un des prochains projets d’Arnaud Le Gouëfflec sera un album (dessiné par Marc Malès)… autour du rock’n roll ; ce tandis qu’Obion se penchera (avec Jorge Bernstein) sur un album alliant humour et cinéma… autour de George Lucas.
Philippe TOMBLAINE
« Soucoupes » par Obion et Arnaud Le Gouëfflec
Éditions Glénat (20, 50 €) – ISBN : 978-2723499576