Interviews de Laurent Bourlaud et Thierry Smolderen pour « Retour à Zéro »…

« Retour à Zéro » est le septième roman de Stefan Wul adapté chez Ankama dans leur collection Les Univers de Stefan Wul. Thierry Smolderen (scénariste) et Laurent Bourlaud (dessinateur) nous offrent ici l’adaptation de ce qui fut le premier conte de Pairault (1).

Il y a maintenant deux siècles que les criminels de la Terre sont envoyés en exil sur la Lune. Cette fois-ci, il s’agit de Jâ Benal, coupable de négligence ayant entraîné la disparition d’une ville. Ce savant atomiste est en fait un espion envoyé par la Haute Cour Terrestre pour déjouer les plans de représailles des déportés sélénites.

Après un alunissage chaotique sur le mont Circé, Jâ échappe à une espèce animale lunaire, friande de chair humaine. Il est alors sauvé par les habitants de la Lune qui l’intègre aussitôt à leur société, mais sous une discrète surveillance, car les dirigeants du Conseil lunaire ont appris la vraie nature de sa venue. Aventure, machination, romance… Jâ réussira sa mission, mais avec des conséquences inattendues.

Le travail de Thierry Smolderen et Laurent Bourlaud  est d’une grande virtuosité. Les dessins et la composition des planches sont magnifiquement réalisés rappelant les illustrations et l’imaginaire fantastique des années 1950. Cette adaptation érudite est d’une lecture plaisante et curieuse. Un dossier à la fin de l’album renvoie aux recherches des deux auteurs pour la préparation et la conception de cet album.

Thierry Smolderen par Dominique Bertail.

« Retour à Zéro », album atypique, est sans aucun doute, l’un des opus les plus intéressants de cette collection de bandes dessinées fort intelligemment conçue.

Messieurs, pouvez-vous vous présenter, pour ceux qui ne connaissent pas vos travaux respectifs ?

Thierry Smolderen : Depuis quelques années j’écris le scénario de la série « Ghost Money », dessinée par Dominique Bertail, et il y a deux ans j’ai écrit « Souvenirs de l’empire de l’atome », dessiné par Alexandre Clérisse. Ce sont mes publications les plus récentes.

Toutes ces collaborations sont liées à la ville d’Angoulême où j’ai rencontré Laurent Bourlaud, Bertail et Clérisse. Nous avons tous beaucoup contribué au site Coconino World, pendant les dix premières années du site (environ). Tous ces projets sont le fruit de l’amitié et d’un goût partagé pour la culture du dessin, de l’image, et des paralittératures comme la SF, le thriller ou le roman policier…

Autoportrait de Laurent Bourlaud.

Laurent Bourlaud : Je suis illustrateur, graphiste et auteur de bande dessinée installé en tant qu’artiste indépendant à Angoulême, ville où j’ai rencontré Thierry. J’ai réalisé, avec David Benito au scénario et Patrice Cablat à la couleur, « Nos Guerres » publié aux éditions Cambourakis. J’ai dessiné « Bordel de luxe » avec David Benito au scénario, en collaboration avec le groupe Les Hurlements d’Léo et chez Viltis BD, et j’ai participé à divers collectifs comme « Clafoutis » (aux éditions de la Cerise), « Vie tranchée » (aux éditions Delcourt), « Art monstre », « Invisible » et « Ginkgo » (aux éditions Café Creed)…

J’ai été membre de la rédaction du site internet Coconino World. Depuis quelques années, je réalise la communication graphique de diverses structures culturelles : théâtre, salle de concert, festivals…

Vous expliquez dans le dossier votre démarche pour préparer cette adaptation, vous remettre dans l’imagerie science-fictionnelle imprégnant Stefan Wul lorsqu’il écrivit son roman. Vos propres recherches ont duré longtemps ?

Planche 09 noir et blanc, avant le travail de couleur, placement de textes et gouttières entre les cases.

T.S. : Nos recherches graphiques et filmiques ont nourri le projet pendant toute la création de l’album. Nous voulions donner le plus bel écrin possible à ce premier roman écrit par Stefan Wul à ses heures perdues, sur un coin de table, quand il ne se savait pas encore écrivain. Dans son invention romanesque, il y a une fraîcheur, une naïveté qui nous semblait mériter les meilleures attentions. À la lecture du roman, l’impression est un peu semblable à celle qu’on éprouve à la vision d’un chef d’œuvre redécouvert du muet. Dans nos choix graphiques et esthétiques, les films de la période expressionniste allemande, le constructivisme russe, les tableaux futuristes et quelques bandes dessinées oubliées nous ont largement inspiré : la stylisation de la lumière, des postures et des formes, les choix tranchés et radicaux dans la couleur et la composition des pages – tout cela résulte des recherches qui ont accompagné le projet sur près de trois ans.

L.B. : je ne saurais dire mieux !

« Retour à Zéro » est d’ailleurs imprimé sur un beau papier mat rappelant un peu celui des collections du Fleuve noir. Votre éditeur vous a suivi facilement sur cet hommage rétro ?

L.B. : Notre éditeur nous a suivis très vite dans notre envie d’adapter ce roman, comme si notre album ressortait du début du XXe siècle. Ce choix de papier a été une proposition de l’éditeur qui voulait affirmer le côté « rétro » de notre album. Nous ne pouvions rêver mieux comme type de papier. C’est un papier de luxe, légèrement teinté, qui peut affirmer le côté chaud, rétro, voire nostalgique d’une Å“uvre.

 

Aelita (affiche allemande).

Le roman évoque la dérive de Jâ Benal dans une coulée de lave lunaire et cet épisode ne figure pas dans votre adaptation. Comment choisissez-vous les éléments à garder ou à rejeter ?

 

T.S. : Intuitivement. Dans le roman de Wul, le premier acte (jusqu’à l’arrivée du héros dans la civilisation lunaire) est très long, nous avons dû l’écourter. Dès que Jâ Bénal est recueilli par les autorités lunaires, l’action devient beaucoup plus dense et rapide : on se rapproche du thriller d’espionnage et c’est l’aspect que nous voulions traiter avec le plus de détails.

L.B. : Graphiquement, aussi cette société lunaire nous semblait incroyable à explorer… Nous pouvions laisser aller notre imagination et « improviser », tout comme Stefan Wul l’avait fait en écrivant « Retour à Zéro ».

La place des femmes dans la société sélénite est assez peu enviable, seule l’élite est cultivée. Les autres femmes sont incultes et à la disposition des hommes, aussi bien dans le roman que dans votre album. Savez-vous pourquoi Stefan Wul à imaginé cette domination masculine ?

T.S. : Je pense que ça tient de l’ordre du fantasme. Il y a sûrement une part d’ambivalence dans cette description détaillée d’une société qui traite les femmes en esclaves ; mais en même temps, Wul s’identifie clairement au « beau rôle » de l’histoire, celui du héros qui libère l’une de ces malheureuses : en fait, sa complice puis sa femme. Le scénario avait cette tonalité machiste assez désuète, nous y avons rajouté une petite modification inattendue dans les dernières répliques de l’album… Mais à vrai dire, je ne crois pas que Wul nous aurait reproché cet ultime rebondissement.

Parallèlement à vos travaux de scénariste, vous êtes aussi historien de la bande dessinée. Cette facette de vos activités vous a amené à redécouvrir un pan entier de l’art séquentiel, un procédé narratif que vous avez utilisé dans « Retour à Zéro ». Pouvez-vous nous en parler ?

T.S. : Il y avait derrière ce projet l’idée un peu folle de bousculer les codes graphiques du steampunk, en allant chercher des références fin XIXe-début XXe siècle qui soient un peu inattendues. Les plus visibles se rapportent au constructivisme russe et au futurisme italien. Mais j’ai aussi mis à profit ma connaissance assez pointue (je dois être le seul spécialiste de la question) des bandes dessinées victoriennes publiées dans les grands hebdomadaires illustrés comme The Graphic et l’Illustrated London Newsdans les années 1870 à 1900. Il s’agit d’une branche totalement méconnue de la descendance de Töpffer, qui s’est épanouie dans les meilleurs journaux illustrés de l’époque (en exploitant à fond la veine de la BD de reportage).

« Un voyage de nuit vers Brighton, par la nouvelle malle postale », reportage graphique par A.C. Corbould. Gravure sur bois. The Graphic (31 décembre 1887)

 Ces dessinateurs étaient en fait les premiers à travailler sur des pages en grand format, avec des graveurs de premier plan, et un bagage technique sensationnel. Jouant à plein l’effet d’ensemble de la page, ils inventaient des compositions très originales et parfois très étranges.

Cela fait partie des choses qui nous ont nourris graphiquement pendant l’élaboration de l’album.

Laurent, vous aviez déjà, dans « Nos Guerres », adopté plein de formes narratives différentes. Reprendre les principes de ces bandes dessinées victoriennes fut plaisant à faire ?

L.B. : Oui, ce fut très agréable. Thierry place dans son travail de découpage des envies, des visions, des cadrages avec lesquels je peux jouer en plus de ses dialogues. Ce sont des informations proposées et non des cadres imposés à respecter scrupuleusement.

« Retour à Zéro » a été présenté durant le festival d’Angoulême, vous êtes content des retours du public ?

T.S. : Les réactions du public ont été on ne peut plus positives. Sérieusement, on ne pouvait pas en demander plus !

L.B. : Oui, très content. Le public, ainsi que les professionnels (libraires, éditeurs, scénaristes et dessinateurs),a vraiment bien accueilli notre récit. Nous sommes très touchés par cela.

Une fois le tumulte angoumoisin passé, vous avez de nouveaux projets ?

L.B. : Oui, nous partons tous les deux pour une nouvelle aventure sur un scénario original de Thierry. Ce sera de nouveau un projet de science-fiction, mais qui sera plus conséquent !

T.S. : Ce nouveau projet sera centré sur les années 1920, avec un hommage appuyé à l’esprit « pulp » de cette période. Mais l’intrigue est plus longue (et plus dense), que celle du roman de Wul, et elle donnera, je l’espère, matière à servir différemment les envolées stylistiques surprenantes de Laurent.

Mille mercis sélénites à Thierry et Laurent pour leur disponibilité.

Vous pouvez continuer l’exploration de « Retour à Zéro » par le biais du site concocté par les auteurs, développé et animé par MrRayures & mokë : http://www.retourazero.com/

Bright BARBER

Mise en pages : Gilles RATIER

(1) Stefan Wul est le pseudonyme de Pierre Pairault, chirurgien-dentiste de profession.

« Retour à Zéro » par Laurent Bourlaud et Thierry Smolderen

Éditions Ankama (14,90 €) – ISBN : 978-2-35910-514-8

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