French Soap (deuxième partie : les créations françaises)

Henri Filippini nous présente maintenant les principales aventures sentimentales et mélodramatiques en bandes dessinées, « made in France », qui envahirent, la plupart du temps sous forme de strips, les pages BD des grands quotidiens français pendant les années cinquante et soixante…

Constatant le succès que connaît la bande américaine « Juliette de mon cœur » (« The Heart of Juliet Jones »), dont les histoires sirupeuses sont publiées dans France-Soir, Paul Winkler décide alors de mettre en bonne place les soap opera dans le catalogue de son agence Opera Mundi…

« Lil », la première tentative du genre, proposée en 1949 dans le quotidien L’Aurore, mêle adroitement classiques enquêtes policières et aventures sentimentales. Lil, blonde journaliste au quotidien Le Globe, assistée par le sympathique Blaise, évolue dans les milieux interlopes parisiens. Les scénarios des cinq épisodes, totalisant 717 strips publiés de 1949 à 1951, sont écrits par Claude Dupré, pseudonyme que Paul Winkler avait imposé à Agnès Guilloteau, mais peut-être aussi à divers autres scénaristes travaillant pour l’agence Opera Mundi (« Nic et Mino » de Jean Ache portera plus tard la même signature ; voir D’Arabelle à Pat’Apouf : Jean Ache [deuxième partie]). (1)

Pilier de l’agence de Paul Winkler, Jacques Blondeau dessine dans « Lil » de superbes jeunes femmes et illustre, de son trait dynamique, ce strip qui n’a pas à rougir de ses concurrents américains.

Après quelques collaborations dans les magazines éphémères de l’après-guerre (comme O.K), Jacques Blondeau est embauché par Paul Winkler au sein de l’agence Opera Mundi où il signe, pour la presse quotidienne, des milliers de bandes horizontales ou verticales, dont des adaptations des aventures d’Arsène Lupin et de Maigret.On le retrouve aussi dans Lectures pour tous (« Les Grands Espions ») et, à partir de 1958, il collabore régulièrement au Journal de Mickey (sur « Lancelot », « Sans famille », « Tim la Brousse », « 20 000 lieues sous les mers »… ; voir 80 bougies pour Le Journal de Mickey [deuxième partie]). Souffrant d’une maladie incurable, il se donne la mort en 1968.Le 3 mai 1950, « Arabelle la dernière sirène », fait son entrée dans France-Soir. C’est grâce au riche chirurgien HGV Bimbleton qu’Arabelle la sirène devient une belle jeune femme pouvant se déplacer sur ses deux jambes. Accompagnée par Fleur-Bleue son éternel fiancé et par le singe Kouki, elle parcourt le monde, vivant des aventures à la fois sentimentales et mystérieuses. Après une série de 1 051 strips avec les textes placés sous les images, Arabelle adopte les bulles pour 2 499 nouvelles bandes, jusqu’à sa disparition des pages BD de France-Soir en 1962. Elle vivra d’autres aventures en d’autres lieux, dont Tintin. Jean Ache (1923/1985) illustre cette série d’un trait semi-réaliste, tout en campant bien d’autres personnages (voir D’Arabelle à Pat’Apouf : Jean Ache [première partie] et D’Arabelle à Pat’Apouf : Jean Ache [deuxième partie]).Le premier octobre 1954, quelques mois après l’arrivée de l’Américaine « Juliette de mon cœur » dans France-Soir, Mique la brune et élégante Parisienne fait ses premiers pas dans Le Parisien libéré. À l’époque, les deux quotidiens se disputent la première place sur le marché français, dépassant le million d’exemplaires.

Aussi séduisante qu’élégante, Mique Ragon est l’une des plus grosses héritières de Paris, dont les parents riches industriels n’ont qu’une idée en tête, la marier à Clément de Bussard, fils de bonne famille qu’elle connaît à peine.

Fuyant cette vie oisive avec la complicité de son frère Éric et d’Anne sa meilleure amie, la jeune femme entre comme dactylo à l’agence de publicité Albin. L’arrivée du beau et mystérieux Luc risque de mettre à mal les projets de mariage de son père…Écrites par Pierre Cobore, signature collective d’une équipe de scénaristes (dont Paul Winkler qui aimait placer quelques idées), les 706 bandes sont proposées jusqu’en décembre 1956. À noter qu’un ouvrage édité par Pressibus (2) en 1992 (mais seulement tiré à quatre-vingt-dix exemplaires, dont soixante signés par Robert Bressy) propose aussi les épisodes 1 et 2 de « Mique ».Le dessinateur Robert Bressy (3), né à Avignon le 5 septembre 1924 (90 ans l’an dernier !) débute alors une longue carrière à l’agence Opera Mundi où pendant trente ans d’activité il produira plus de 16 000 strips horizontaux et verticaux. Résistant à 19 ans, après avoir quitté les Beaux Arts de Marseille, il gagne Paris à la Libération où il débute comme animateur au studio des Gémeaux de Paul Grimault, travaillant sur « Le Voleur de paratonnerre », « Le Diable et la poupée » et « La Bergère et le ramoneur ».

Une bande verticale de Robert Bressy dans L'Aurore.

L’animation battant de l’aile, il se lance dans la presse quotidienne publiant ses premiers strips au quotidien Ce Soir (« Le Capitaine Fracasse » et « Les Pardaillan »), via l’agence Paris-Graphic.

C’est en 1952 qu’il entre à Opera Mundi dont il va devenir le collaborateur le plus prolifique.

Il adapte des dizaines d’œuvres célèbres avec les textes placés sous les images de strips horizontaux (« La Petite Mionne », « Les Millions de Monsieur Joramie », « La Brigade des enfants perdus », « L’Appel de la forêt », « Le Pacte du silence »…), travaille pour les divers concepts présentés par l’agence en bandes verticales (« Les Grandes Égéries », « L’Histoire de la semaine », « Les Grandes Erreurs judiciaires », « Destins hors série », « Les Reines tragiques », « Aventures exotiques »…), tout en créant des séries de longue haleine : « Docteur Claudette », « Fu-Manchu » — voir Le retour de Fu-Manchu, et de Pressibus… ! —, « Le Pacte du silence », « Noële aux quatre vents »…

Digne élève des grands maîtres américains (Alex Raymond, Leonard Starr, Stan Drake…), son trait réaliste et élégant se repère au premier regard. Alors qu’il travaille encore sur « Mique », Paul Winkler propose à Robert Bressy de se lancer dans un nouveau strip destiné au quotidien L’Aurore, lequel souhaite, lui aussi, offrir les aventures sentimentales d’une jeune femme à ses lecteurs. La romancière Juliette Benzoni, collaboratrice régulière de l’agence, imagine « Docteur Claudette » dont le premier strip est publié à partir du 7 mars 1955. Entre son cabinet et l’hôpital, la blonde Claudette Gaborit trouve le temps de vivre quelques aventures amoureuses avant d’épouser Gilles, l’amour de sa vie. Afin de ne pas vexer le quotidien concurrent Le Parisien, Robert Bressy signe du pseudonyme d’Yves Sayol les 70 strips qu’il dessine, avant de passer la main à Jacques Blondeau pour les 250 suivants. Publiée en 1955 et 1956, cette première série totalise 321 strips.

Il faudra attendre le 3 février 1966 pour retrouver le docteur Claudette, en tant que mère de famille, exhumée à l’occasion du lancement du quotidien 24 Heures par Marcel Dassault. Projet complètement délirant de l’avionneur qui publie déjà Jours de France, où les nombreuses bandes dessinées sont proposées dans un format géant. Faute de lecteurs, le journal cesse de paraître quelques mois plus tard, mais le docteur Claudette poursuit ses aventures dans L’Aurore, le quotidien de ses débuts (mais aussi dans La Dernière Heure en Belgique, L’Union de Reims…), bénéficiant toujours de scénarios de Juliette Benzoni et reprises graphiquement par Robert Bressy qui cette fois-ci signe de son nom. Qu’importe si son quotidien est désormais banal, ce sont les aventures extramédicales de ses patients qui sont évoquées au fil des épisodes. Docteur Claudette aidera ses patients à résoudre leurs problèmes de santé et surtout sentimentaux jusqu’en 1974, cette seconde série totalisant 2 578 bandes.

Citons aussi « Cécile », série qui met en scène une jolie brune aux cheveux courts employée par le couturier Darcourt et qui devient l’un de ses mannequins vedettes.

Entre aventures amoureuses et rivalité avec la blonde Olga, Cécile invite les lectrices (et lecteurs) du Parisien libéré à entrer dans le monde fascinant de la haute couture.

C’est le dessinateur espagnol José Larraz (1928/2013 – voir L’étonnante carrière de José Ramón Larraz —), plus habitué aux histoires de brousse comme « Jed Foran », « Hommes et bêtes » ou « Capitaine Baroud » qu’aux aventures sentimentales, qui anime les 851 strips de cette série réalisée pour Opera Mundi, entre 1957 et 1960.

Quittons provisoirement l’agence Opera Mundi pour le quotidien France-Soir dont le patron Pierre Lazareff souhaite ajouter aux aventures américaines de Juliette Jones celles d’une jeune fille bien de chez nous.

Jacques et François Gall, deux frères grands reporters, romanciers et éternels voyageurs, imaginent Françoise Morel, jeune fille sage vivant au 13 rue de l’Espoir avec son père ébéniste, seul depuis le décès de sa femme. Madame Ménard la concierge, Bibi son fils facétieux, le couple Boulais aux scènes de ménage mémorables, sont le quotidien de Françoise, jolie fleur bleue riche en aventures sentimentales.

Publié de 1959 à 1972 cette série compte 4 139 strips superbement mis en images par Paul Gillon. Il existe une réédition de l’intégralité en deux gros volumes brochés publiés par les Humanoïdes associés en 1981 et 1982 (mais qui sont épuisés depuis bien longtemps).

Strips originaux de « 13 rue de l’Espoir ».

Après avoir débuté à Vaillant où il devient incontournable, Paul Gillon (1926/2011),

« Mam’zelle Minouche ».

est considéré par beaucoup comme le meilleur dessinateur réaliste de sa génération, signant des ouvrages incontournables

(« Fils de Chine », « Les Naufragés du temps », « La Survivante »…) tout au long d’une carrière prolifique dont « 13 rue de l’Espoir » est un des fleurons : voir En hommage à Paul Gillon.

Le quotidien communiste L’Humanité songe lui aussi à proposer à ses lecteurs les aventures d’un personnage féminin. Le 11 septembre 1961, la série « Mam’zelle Minouche » rejoint les quatre bandes quotidiennes du journal.

Un strip de « Mam’zelle Minouche » dessiné par Raymond Poïvet.

À la fois policières et sentimentales, les histoires de Roger Lécureux sont illustrées par Raymond Poïvet (voir Raymond Poïvet [1ère partie] et Raymond Poïvet [2ème partie].

Le duo qui anime « Les Pionniers de l’Espérance » dans Vaillant propose ici les aventures d’une petite secrétaire qui vit en banlieue chez son oncle et sa tante, avec son frère Fifi.

La blonde et jolie jeune femme est l’unique collaboratrice de l’Agence X dirigée par le séduisant Gustave Mansard. Raymond Poïvet illustre de belle manière les 979 premiers strips [16 épisodes], jusqu’en 1964.

« Mam’zelle Minouche » revient à la demande des lecteurs pour vivre neuf autres aventures publiées de 1964 à 1976, sur 937 strips. La mise en images est assurée par Pierre-Léon Dupuis, dessinateur au trait dynamique, bien connu à l’époque par les amateurs de pockets [Olac, Erik le viking, Titan, Cap 7...].

Ce sont encore les éditions Pressibus [chez Alain Beyrand, 141 rue de la Fuye, 37 000 Tours] qui ont réédité « Mam-zelle Minouche » en albums : une partie des épisodes dessinés par Raymond Poïvet en deux volumes au format à l’italienne.

Intermonde Presse, autre agence de presse [mais moins prestigieuse qu’Opera Mundi], crée « Chère Pauline » en 1968 pour Le Parisien libéré.

Épouse d’un artiste peintre séduisant, Pauline est une jeune et jolie femme, propriétaire d’une auberge. Mêlé à des affaires mystérieuses et sentimentales, le couple invite ses lecteurs à découvrir les coulisses du monde de l’art.

Le scénario documenté de François Gratier est illustré par Roland Garel. « Chère Pauline » disparaît en 1971, après la publication de 1 092 bandes. Né en 1930, Roland Garel [qui est bien connu pour son action syndicale] a mené une carrière discrète et néanmoins conséquente dans le monde des pockets [avec la série « Galax », « Les 4 as »] et de la presse jeunesse : d’Ima à Triolo, en passant par RecordLisetteFormule 1Fripounet

            Autre production d’Intermonde Presse : « Maître Dominique », série créée en 1971 et dont les aventures sont publiées en avant-première par Le Parisien libéré. Jeune avocate blonde et séduisante, Maître Dominique partage son temps entre son métier et les rencontres sentimentales imaginées par François Gratier pour le vétéran Robert Rigot [1908/1998].

            Plus connu pour ses nombreuses collaborations aux journaux des éditions de Fleurus depuis l’avant-guerre, Robert Rigot a également été dessinateur juridique. La blonde avocate termine ses aventures en 1973 après seulement 407 strips.

            Dernière grande création dans le créneau sentimental, « Janique Aimée » qui apparaît en 1971 dans les pages du Parisien libéré. Elle est l’héroïne de l’un des premiers grands feuilletons télévisés dont l’auteur, Paul Vendor, n’est autre que Paul Winkler.

C’est à sa demande que Juliette Benzoni en signe l’adaptation dessinée. Jeune et brillante journaliste du quotidien La Gazette, Janique Aimée partage son temps entre sa carrière et sa vie de mère de famille.

L’Argentin Walther Fahrer, alors collaborateur régulier de l’agence Opera Mundi, en signe les 200 premiers strips. Son compatriote Juan Carlos Aznar assure les 300 suivants,mais c’est Angelo Di Marco qui prend le relais dessinant les 3 200 autres strips, jusqu’à la conclusion de la série en 1983.

Strips originaux de « Janique Aimée » par Angelo Di Marco.

Di Marco [né en 1927], illustrateur mythique des faits divers [dans Radar, Détective, France Dimanche...] et auteur de BD [comme « Capitaine Ardant », Ivanohé », « Nasdine Hodja »…] se révèle très à l’aise dans la mise en images de ce strip qui signe la fin du genre, au début des années quatre-vingt.

Chassées des quotidiens par économie et injustement oubliées aujourd’hui, ces histoires étaient lues, chaque jour, par des millions de lecteurs. Quelle série contemporaine peut en dire autant ? Espérons qu’un jour, un éditeur bien inspiré permettra de faire revivre ces petites merveilles, témoignages précieux sur la vie au quotidien des Français d’après-guerre.

Henri FILIPPINI

mise en pages, notes et diverses vérifications : Gilles Ratier

(1) Les sources d’Henri Filippini sont ses propres souvenirs de l’époque où il fréquentait souvent, grâce au patron de l’agence, Gérald Gauthier, les caves d’Opéra Mundi et leur responsable : « un bonhomme sympa qui veillait sur cette véritable caverne d’Ali Baba. Pour lui, Cobore et Dupré étaient des fantômes à plusieurs têtes. »

De son côté, l’érudit Dominique Petitfaux qui a découvert que derrière la signature de Claude Dupré se cachait Agnès Guilloteau [dans un article publié dans le n° 45 du Collectionneur de bandes dessinées, en décembre 1984] précise : « Je tenais cette info de Jean Ache. Il ne se souvenait que du nom de famille et du nom de la rue de Paris où elle habitait. J’ai trouvé le n° de téléphone dans l’annuaire et j’ai téléphoné. Je suis tombé sur le mari, qui m’a dit que sa femme faisait des achats dans des magasins. J’ai demandé quel était son prénom, il a hésité une seconde, et m’a répondu : Agnès ! Mais il en effet vraisemblable que Claude Dupré soit un pseudonyme commun à plusieurs scénaristes ; il me semble même me souvenir que Jean Ache m’avait dit que le prénom Claude avait été choisi [par Paul Winkler, je crois], car il était aussi bien masculin que féminin. » 

Par la même occasion, Dominique Petitfaux nous annoncé que les ayants droit de Jean Ache ont donné leur accord pour que les éditions du Taupinambour éditent les « Pat’Apouf » de Jean Ache [les éditions du Triomphe n’étant pas intéressées] : bonne nouvelle pour les amateurs !

« Nic et Mino », autre série de Jean Ache écrite par Claude Dupré, dans Le Journal de Mickey.

[2] Alain Beyrand, le responsable des éditions Pressibus, est l’auteur d’une indispensable encyclopédie sur les strips quotidiens de la presse française [mais pas facile à trouver aujourd’hui] qui nous a bien servi pour illustrer dignement ce « Coin du patrimoine » : « De Lariflette à Janique Aimée : catalogue encyclopédique des bandes horizontales françaises dans la presse adulte de 1946 à 1975 ».(3) Le numéro 143 de Hop !, annoncé pour février 2015, consacrera un copieux dossier à Robert Bressy [Hop !, chez Louis Cance, 56 boulevard Lintilhac, 15000 Aurillac].

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Une réponse à French Soap (deuxième partie : les créations françaises)

  1. Francois Pincemi dit :

    et bien, Monsieur Filippini, je vois que vos connaissances ne se limitent pas aux domaines de la BD érotique ou pornographique, genre auquel vous avez consacré des ouvrages de belle tenue. La BD sentimentale a parfois attiré des dessinateurs de grand talent, mais pourquoi ce genre a t’il quasiment disparu? Question de mode, peut-être. Et moi qui m’imaginais que l’Amour était éternel….

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