Depuis 2021, chaque année, Tiburce Oger rassemble une belle équipe de dessinateurs et dessinatrices pour évoquer l’Ouest américain à travers des personnages authentiques – le Far West, donc – et l’exploitation de ces territoires par des individus qui oubliaient, bien souvent, qu’ils n’étaient que des colonisateurs assoiffés de richesses…
Lire la suite...« Les Reportages de Lefranc T6 : La Bataille des Ardennes » par Olivier Weinberg, Alain Maury, Yves Plateau, Jacques Martin et Isabelle Bournier
Dans la profusion d’albums initiée en parallèle des commémorations de la Première et de la Seconde Guerre mondiale, la série documentaire des « Reportages de Lefranc » tient une place d’exception. Relancée en 2011 chez Casterman après trois précédents albums des « Voyages de Lefranc » consacrés à l’histoire de l’aviation, cette série a le grand mérite de bénéficier du précieux concours d’Isabelle Bournier (directrice culturelle et pédagogique du Mémorial de Caen). Cette dernière livre dans l’actuel « La Bataille des Ardennes » l’enchaînement précis des faits survenus il y a 70 ans, depuis le déclenchement de la contre-offensive allemande (dans la nuit du 15 au 16 décembre 1944) jusqu’au reflux de la mi-janvier 1945, en passant par les épisodes tragiques du massacre de Malmédy ou le siège de Bastogne. Illustré par Olivier Weinberg (secondé par Alain Maury et Yves Plateau), l’ensemble est d’une indéniable grande richesse… comme le démontre chaque visuel de couverture !
Pourvu d’une très grande imagination, Jacques Martin (1921 – 2010) avait créé le personnage du journaliste-reporter Guy Lefranc en 1952, dans « La Grande menace » : cet album, rappelons-le, fut réalisé suite à une visite de l’auteur au sein d’anciens tunnels vosgiens, que les Allemands avaient aménagé comme rampe de lancement pour les V1, destinés à terroriser Paris durant la Seconde Guerre mondiale. Au milieu des années 2000, Martin lance donc la série documentaire « Les Voyages de Lefranc », qui vient compléter « Les Voyages d’Orion » puis surtout « Les Voyages d’Alix » (lancés en 1990 et 1996 ; période antique) et sera complétée par « Les Voyages de Jhen » pour le Moyen Âge (2005), « Les Voyages de Loïs » pour le XVIIe siècle (2006) et « Jacques Martin présente… » pour la période napoléonienne (2007).
Rebaptisée « Les Reportages de Lefranc » en 2011 pour recoller avec le métier du héros, la série se lance donc avec force dans le suivi des grandes opérations liées à la Seconde Guerre mondiale : paraîtront successivement « Le Mur de l’Atlantique » en avril 2011 (par Olivier Pierson, Olivier Weinberg et Isabelle Bournier), « Le Débarquement » en mai 2014 (O. Weinberg et I. Bournier) puis « La Bataille des Ardennes » (octobre 2014), avant un ultime « La Chute du Reich » (O. Weinberg, Y. Plateau et I. Bournier), annoncé – comme il se doit – pour mai 2015. Un riche travail de recomposition documentaire pour Oliver Weinberg, combiné aux textes, témoignages et photographies d’époque. Rappelons en outre qu’Olivier Weinberg réalise layouts et storyboards pour de nombreux dessins animés ou films d’animation, dont « Ernest et Célestine », primé aux Césars en 2013 et nommé dans la catégorie du Meilleur film d’animation aux Oscars 2014.
De manière assez évidente, chacune des couvertures composées pour cette fresque historique viendra souligner un moment phare du conflit au travers d’une image elle-même symbolique. À l’attente angoissée des défenseurs allemands du Mur de l’Atlantique répondra l’assaut allié puis leur pénétration en territoire ennemi, face à l’implacable machinerie du Troisième Reich, heureusement à jamais anéantie en 1945, mais dans les prémices de la Guerre froide. Mise côte à côte, les 4 visuels des « Reportages de Lefranc » racontent ainsi l’histoire humaine dans l’Histoire des grands événements. L’illustration du premier plat du « Mur de l’Atlantique », remaniée, sera empruntée à l’un des plus célèbres plans du film « Le Jour le plus long » (Ken Annakin, Andrew Marton, Bernhard Wicki, Gerd Oswald et Darryl F. Zanuck, 1962), lorsque l’acteur allemand Hans Christian Blech constate dans ses jumelles que 5 000 navires alliés lui font face ! Pour l’anecdote, en acteur habitué de ce rôle archétypal, Blech rejouera précisément un autre soldat allemand désabusé dans le film « La Bataille des Ardennes », de nouveau réalisé par le Britannique Ken Annakin en 1965.
Pour « Le Débarquement », c’est un flot d’images (photographies, affiches, timbres (voir exemple) ou couvertures) qui peut être mis en perspective de l’illustration de couverture, tant le sujet aura été montré durant des décennies sous cet angle (le pas décisif et offensif des G.I. sur la plage d’Omaha Beach lors de l’Opération Neptune). À l’inverse, et en parallèle de l’exemple introductif du film « Il faut sauver le soldat Ryan » (S. Spielberg, 1998), plusieurs albums mettront en scène une perception anti-héroïque : l’angoisse avant l’appontage, le tir croisé ennemi, le soldat immergé (photo de Robert Capa : « The Face in the Surf ») ou la mise en scène de l’enfer du combat en seront les nouveaux ingrédients emblématiques.
Concernant « La Bataille des Ardennes », le visuel de couverture a été dessiné par Olivier Weinberg d’après l’un des dessins d’Alain Maury, qui aurait dû être l’auteur complet de cet ouvrage (voir interview suivante). L’on peut comparer de manière très instructive cette illustration avec celles composées en leurs temps par Didier Comès pour « Dix de der » (Casterman, 2006 ; relire l’analyse consacrée à cette couverture sur la page : http://bdzoom.com/70326/patrimoine/%C2%AB-dix-de-der-%C2%BB-par-didier-comes/) et par Willy Harold Vassaux pour « Nuts! La Bataille des Ardennes », initialement paru au Lombard en 1984 (rééd. Joker éditions depuis 2009). Dans chacun des cas, l’attente des troupes américaines est manifeste : notamment bloqués par l’ennemi dans les vallées escarpées des Ardennes et sous les frondaisons de la forêt de Hürtgen, les Alliés devront de plus faire face, en décembre 1944 et janvier 1945, à des conditions atmosphériques épouvantables : abondance de neige et températures très basses (- 20°C) contraignent à faire tourner régulièrement tous les moteurs pour que l’huile ne gèle pas, alors que les réserves en carburant des deux camps sont épuisées… Enterrés ou rampants, les G.I. tentent ici de riposter à coup de mortier et lance-roquette antichar contre les puissants blindages des Panzer Panther et Tiger, parés de peintures de camouflage adéquates.
Songeons que l’aube de la victoire fut lente à se lever. Pendant plusieurs semaines, les populations rurales vécurent dans des conditions épouvantables, au milieu des ruines, dans le froid et la neige, avec un minimum de ravitaillement. La présence de l’ennemi rendait l’attente encore plus angoissante, sans compter les diverses exécutions sommaires. 2 500 civils Belges périront au total, tandis que les troupes américaines perdront 30 000 hommes (47 000 blessés) et 1 600 blindés et avions…
Pour témoigner de leur reconnaissance, les Belges ont érigé à Bastogne un énorme monument sur la colline de la ville appelée Mardasson. Au cœur de ce mémorial en forme d’étoile à 5 branches (emblème des États-Unis), on peut lire la phrase latine « Populus belgicus memor liberatoribus americanis » (Le peuple belge se souvient de ses libérateurs américains). Le 16 juillet 1950, lors de l’inauguration, le président de la cérémonie ajouta : « Puisse cette inscription dans la pierre, l’être également dans les mémoires ».
Achevons cet article avec une longue interview détaillée (concernant l’ensemble de la série), accordée aimablement par Olivier Weinberg, que nous remercions vivement :
Pouvez-vous nous en dire plus sur les origines de cette série documentaire (initiée par Jacques Martin lui-même dès 2004), vos relations avec le comité Martin et – bien sûr – vos échanges avec Isabelle Bournier ?
Olivier Weinberg : « Le premier album des « Voyages de Lefranc » est paru en 2004. Initialement, Jacques Martin voulait faire une série sur l’histoire de l’aviation, de ses balbutiements jusqu’à la conquête de l’espace. Il voulait reprendre un peu l’idée des chromos de Tintin (« Tintin raconte… : l’Histoire de l’aviation – Guerre 1939-1945 », paru chez Dargaud en 1953). Les maquettes des trois premiers albums dessinés par Régric s’en inspirent d’ailleurs fortement. Régric est ensuite passé sur la série BD de Lefranc. En 2008 Jimmy Van Den Hautte, directeur des collections Martin, m’a donc contacté pour dessiner l’album « Le Mur de l’Atlantique ». Avec ce nouvel opus, « Les Voyages » deviennent « Les Reportages », terme plus dynamique et plus approprié à la nouvelle maquette mise en place. »
« J’ai eu plusieurs contacts avec Jacques Martin, mais l’essentiel des rapports se font avec le comité. Le comité est composé des enfants de Jaques Martin : Frédérique et Bruno, de Simon Casterman et de Jimmy Van Den Hautte. Ils se réunissent à peu près tous les quinze jours pour faire le point sur les différents projets en cours. En ce qui concerne mes albums, le comité me laisse une liberté quasi totale. Au début d’un projet, je présente une base de maquette, avec quelques idées de dessins…
Je la présente également à Isabelle Bournier (responsable pédagogique au Mémorial de Caen), qui, à partir de ce canevas, va écrire les textes de l’album. Lorsque ceux-ci sont terminés et validés par le comité, j’affine mes sujets de dessins : j’ajoute et je supprime quelques idées. J’envoie chaque dessin au Comité et à Isabelle pour d’éventuelles corrections graphiques et historiques.
L’aide d’Isabelle est vraiment très importante : je lui demande beaucoup de documentation et la questionne sur de nombreux points historiques… Elle a beaucoup de patience avec moi ! Jusqu’à la fin de la réalisation de l’album, c’est un échange permanent entre le comité, Isabelle et moi. »
Quelles sont vos sources documentaires sur le sujet ? Vous êtes-vous par ailleurs « contraint » à visiter certains lieux historiques ou à écouter/lire les témoignages d’anciens combattants ou témoins des événements ?
O.W. : « Je lis beaucoup d’ouvrages et de documents, je visionne aussi pas mal de films…. Isabelle Bournier et le Mémorial de Caen m’aident également beaucoup. Je suis effectivement allé sur les lieux même des différents épisodes historiques. Pour « Le Mur de l’Atlantique » et « Le Débarquement », j’ai visité quasiment toutes les places fortes allemandes de la côte atlantique : bases de sous-marin, batteries, etc. J’ai visité de nombreux musées en Normandie. Pour « La Bataille des Ardennes », j’ai visité quelques musées à Bastogne. La visite des lieux ne sont pas une contrainte. Il me semble important d’y aller pour mieux comprendre les faits et ressentir certaines atmosphères. Outre certains directeurs de musées, je rencontre également des spécialistes, comme par exemple Alain Chazette, grand technicien des bâtiments militaires allemands. »
« Comme la collection s’appelle à présent « Les Reportages de Lefranc », j’ai voulu inclure dans ces albums des interviews de vétérans et de témoins de l’époque, essayant de coller ainsi à un style journalistique qui inclue des témoignages directs. Grâce à l’aide d’Isabelle Bournier et de Jimmy Van den Hautte, j’ai pu avoir des interviews de vétérans du débarquement de Normandie et des témoignages de personnes ayant vécu la bataille des Ardennes.»
Quid du travail du coloriste Bruno Wesel ? Y’a t-il des aspects spécifiques à la réalisation de ces albums, par rapport à d’autres travaux à priori similaires, de la réalisation des décors à la mise en couleurs ?
O. W. : « Cette collection didactique est basée sur l’Histoire. J’essaye donc de dessiner au mieux les faits qui se sont réellement passés. Je transmets toutes les infos nécessaires à Bruno, pour que la mise en couleur soit la plus proche possible de la réalité. Je lui donne des références couleurs pour les uniformes, les véhicules et l’ambiance des lieux.
Pour « Le Débarquement », j’avais des demandes très précises. J’indiquais à Bruno si c’était une scène de jour ou de nuit… Et même l’heure et la météo ! Pour certains dessins des plages, je lui disais à quelle heure la scène se passait et l’état de la mer ! Toujours dans le but d’être le plus réaliste possible.
Quelques historiens m’ont d’ailleurs remercié d’avoir replacé le débarquement dans son vrai contexte : mauvais temps, parfois mer déchaînée. »
Vous travaillez à la tablette graphique avant encrage sur papier de manière traditionnelle : comment cette technique aide-t-elle ou influence-t-elle vos réalisations ?
O. W. : « Le travail sur tablette graphique me fait gagner du temps dans la construction d’un dessin. Grâce à l’outil informatique, je peux rapidement créer, déplacer, corriger, modifier des scènes. Pour le premier album, « Le Mur de l’Atlantique », je faisais tout cela avec des photocopies, des découpages et collages papiers… Ce qui me prenait un temps fou !
A présent, je fais presque tous mes crayonnés et mes croquis sur tablette. Je peux alors créer des scènes assez compliquées. »
Précisément, certaines illustrations sont impressionnantes : cadrages, centaines de soldats et de détails, recréations des armes et structures militaires : combien de temps mettez-vous pour réaliser ces vastes plans détaillés ?
O. W. : « Malgré l’aide informatique, je peux passer deux ou trois semaines sur un grand dessin. D’abord, je dois réunir toute la documentation nécessaire, ce qui me prend parfois plusieurs jours si le sujet est pointu. Puis je fais un crayonné assez précis sur ma tablette graphique. Cela peut m’occuper une semaine : construire les bâtiments et les véhicules avec des points de fuites précis, placer les détails… Puis j’imprime en couleur bleue mon crayonné sur papier à dessin que j’encre ensuite de manière « classique » : un mélange d’encre de chine et de feutres. »
En couverture, et à la différence des « Voyages d’Alix », Lefranc ne peut pas se glisser partout et servir ainsi de « témoin-clin d’œil » au lecteur : un choix réfléchi avec le comité Martin ?
O. W. : « A vrai dire, avec le comité, nous n’en avions jamais parlé. Il était toutefois difficile de représenter Lefranc en uniforme allemand dans l’album du « Mur de l’Atlantique ». Pour la couverture du « Débarquement », le personnage central ressemble un peu à Lefranc, mais comme la collection s’appelle « Reportages », je voulais au minimum donner l’impression que l’album était un reportage réalisé par le héros lui-même. Toutes ces couvertures racontent au final une histoire : je voulais représenter des évènements clés et symboliques de cette période. »
Celle du « Débarquement » est très frontale, inversement à de nombreuses couvertures sur le sujet qui montrent la perspective inverse (exemple : soldats dans une barge se dirigeant vers la plage) : ce choix est-il fait pour remettre en lumière la force et de l’énergie héroïque des combattants, bien que la légende sur ce point ait été entretenue longtemps, notamment par la fiction hollywoodienne ?
O. W. : « Je voulais faire écho à la couverture du « Mur de l’Atlantique » : montrer ce que l’Allemand voyait dans ses propres jumelles ! Et effectivement, je voulais également mettre en lumière une certaine force, un certain déterminisme, un combat héroïque. Bien qu’ayant fait de nombreux entraînements, les soldats ne savaient pas vraiment ce qui les attendait, et malgré la peur, ils sont allés au combat. J’ai eu la chance de rencontrer des vétérans du débarquement : pour moi, ce sont de véritables héros. »
Alain Maury devait signer ce récent album sur « La Bataille des Ardennes »: pourquoi ce passage de relais et donc, avait-il déjà aussi croqué la couverture ?
O. W. : « Alain Maury avait commencé à travailler sur quelques croquis de la « Bataille des Ardennes », mais pas sur la couverture. Au fil des jours, il s’est rendu compte que ce genre d’ouvrage didactique était assez lourd à produire. Il faut en effet rechercher de la documentation, comprendre les évènements, assimiler une certaine manière de travailler et faire des dessins très techniques. Alain fut découragé par l’ampleur de la tâche.
Je l’avais aidé au début à trouver une méthode de travail, mais finalement il a abandonné. Le comité m’a alors demandé de reprendre l’album. Les délais étaient très courts, c’est pour cela que j’ai demandé à Yves Plateau de m’aider pour trois crayonnés.
Pour la couverture, je me suis inspiré d’un dessin qu’Alain avait fait pour cet album. Je voulais créer une attente, retranscrire la difficulté et l’arrêt des troupes alliées en Ardennes. Les soldats américains sont cloués au sol et ont du mal à avancer, face aux terribles chars allemands. »
Vos trois premières couvertures semblent narrer une histoire : l’attente, l’arrivée puis le « voyage » des G.I. plus avant contre l’ennemi, avant le grand final à Berlin dans « La Chute du Reich » : là encore, était-ce un pur hasard ou l’objet d’une réflexion ? Avez-vous eu d’autres idées pour ces dernières couvertures ?
O. W. : « C’est vrai qu’elles racontent une histoire… À travers ces couvertures je voulais représenter des évènements clés et symboliques de cette période de l’Histoire. Le but était de trouver des images fortes liées à ces différents évènements. À chaque fois la question était : « Si je te dis : le mur de l’Atlantique (ou le Débarquement), à quoi penses-tu ?… »
Ce fut la même question pour « La Chute du Reich ». Là encore, c’était une idée de Jimmy Van Den Hautte… Il faut dire qu’il est passionné par cette période de l’Histoire ! »
D’autres projets liés à la Seconde Guerre mondiale ?
« Pour le moment, je termine « La Chute du Reich » avec Yves Plateau. Nous travaillons ensemble sur ce projet car les délais de réalisation sont assez courts : l’album doit sortir en mai 2015. Ensuite, il y a d’autres idées sur d’autres époques contemporaines, mais rien n’est encore décidé… »
Philippe TOMBLAINE
« Les Reportages de Lefranc T6 : La Bataille des Ardennes » par Olivier Weinberg, Alain Maury, Yves Plateau, Jacques Martin et Isabelle Bournier
Éditions Casterman (12,90 €) - ISBN : 978-2-203-05822-4
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