Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Porcelaine T1 : Gamine » par Chris Wildgoose et Benjamin Read
Inutile de tourner autour du pot : il y a longtemps que je n’avais pas eu un coup de cÅ“ur aussi affirmé pour un comic au sein des nombreuses créations contemporaines qui sont publiées en VF. « Porcelaine » est une merveille, un petit bijou d’intelligence sensible et de poésie… Une Å“uvre portée par le remarquable talent de deux Britanniques assez jeunes dans le métier (mais très prometteurs !) qui a ce petit quelque chose de plus que bien d’autres n’ont pas… Une très belle découverte.
Certes, les auteurs emploient eux-mêmes ce terme pour définir leur Å“uvre (« a gothic fairy tale »), et çà et là , assez mécaniquement, les critiques reprennent cet adjectif de « gothique » pour parler de « Porcelaine ». Mais « Porcelaine » n’est pas qu’une histoire gothique, loin de là  ! Car il y a bien de la féerie, dans ce comic, mais aussi, plus fondamentalement, une dimension du merveilleux où s’imbriquent steampunk, histoire d’amour et extraordinaire. On parle beaucoup de Dickens, de Carroll, aussi ; mais seules les toutes premières pages s’inscrivent dans un univers dickensien, et Carroll vient ensuite plus en écho qu’en réelle influence… Bref, à force d’identifier et de définir cette Å“uvre, on la réduit à ce qu’elle n’est pas – pas seulement. Personnellement (et étrangement), ce comic me fait penser au film « Les Yeux sans visage » de Georges Franju, mais il s’agit certainement là d’un hasard de résonances entre des univers créatifs… « Porcelaine » est une Å“uvre à la fois classique et profondément originale, acquérant son caractère unique par le ton qui la pétrit, d’une incroyable justesse. Nous sommes dans le merveilleux mais tout sonne vrai, les personnages semblent vivre sous nos yeux, leurs mots et leurs attitudes reflètent et expriment remarquablement la nature humaine, et le style semi-réaliste du dessinateur, tout en nuances et pourtant puissamment présent, engendre un climat où chaque chose, chaque être s’incarne réellement. L’alliance entre Read et Wildgoose crée ici un petit miracle, superbement complété par la mise en couleurs d’André May et Alexa Rosa.
Benjamin Read et Chris Wildgoose, accompagnés de l’illustratrice Linda Trinder, ont créé le collectif et studio indépendant Improper Books en 2009 afin de pouvoir publier leurs projets personnels. Read et Wildgoose avaient déjà travaillé ensemble, mais sur des adaptations de films (« True Grit » et « Super 8 ») : « Porcelaine » est donc leur vraie première création d’auteurs, exactement ce pour quoi ils ont créé leur structure. Et pour une première Å“uvre commune, c’est un coup de maître ! J’insiste, mais « Porcelaine » est pétrie d’une sincérité de ton, de propos, d’intention très forte ; chaque mot, chaque image exprime la sincérité des auteurs, et en cela nous ne pouvons qu’être touchés par cette création… Le ressenti de la lecture offre de nombreux et subtils sentiments, du plus discret au plus intense, entre émerveillement, tristesse, amusement, le sentiment d’étrangeté, de fantastique, n’entamant en rien la réalité sensible de l’histoire et de ses protagonistes. Le fait que les deux personnages principaux soient les seuls à ne pas avoir de nom (la gamine est dénommée « Gamine », tout simplement, et le porcelainier « oncle », selon le statut qu’il choisit lui-même d’avoir auprès de sa petite protégée) ajoute au sentiment d’identification possible, ces protagonistes étant aussi particuliers qu’universels.
L’histoire débute donc par une scène à la « Oliver Twist », avec une bande de gosses des rues qui entreprend de franchir le mur d’une immense propriété pour aller voler de l’argenterie… C’est Gamine qui est envoyée afin de commettre le larcin, mais une fois à l’intérieur de l’enceinte du domaine, deux molosses blancs aux allures d’automates la tiennent en respect ; chose encore plus étrange, ils semblent faits de porcelaine… Le maître des lieux vient à la rencontre de l’intruse, et de cette rencontre va naître une grande histoire d’affection. Contre toute attente, au lieu de prévenir la police de cette intrusion, l’imposant homme va recueillir la fillette et lui proposer de rester avec lui dans cette immense maison où il vit seul. La pauvre enfant, seule et affamée, va accepter, et découvrir que son bienfaiteur a bien des secrets… Se disant artificier, porcelainier, mais aussi alchimiste, celui qui va devenir son « oncle » est en effet entouré de domestiques ayant les mêmes attributs que les molosses, automates en porcelaine semblant avoir reçu le don de vie… Sont-ce des robots, des êtres vivants ? Au fil du temps passé en ces lieux qui s’avèrent être une cage dorée, Gamine va découvrir l’incroyable et terrifiante réalité, jusqu’au drame…
La grande qualité des dialogues restitue avec une acuité exceptionnelle la personnalité et le caractère des deux protagonistes, rendant les situations très crédibles. Gamine, avec son caractère bien trempé et son toupet monstre, reste néanmoins une petite fille blessée par la vie, ayant de grandes failles affectives, et son culot n’est qu’une carapace, un moyen de se défendre face à la dureté de l’existence. L’oncle, quant à lui, est un homme foncièrement bon mais taciturne, écartelé entre un idéal et une solitude qui l’ont mené sur des chemins de traverse sans jamais trouver la quiétude du cÅ“ur et de l’esprit. Sa quête personnelle a fait de lui une sorte de savant fou dont le calme apparent cache un grand désarroi. Ce sont donc deux personnages tout en contrastes qu’ont créés les auteurs, attachants et vrais. Les dessins de Wildgoose offrent à cette histoire et à ces personnages une incarnation graphique de toute beauté ; le trait est fin, ciselé, dans des pleins et déliés superbement exécutés, et si le style semi-réaliste est assez répandu dans les comics, celui de Wildgoose a indubitablement quelque chose de plus qui le démarque des autres, indéfinissable et fascinant. C’est vraiment très très beau…
« Porcelaine » est une Å“uvre qu’on n’oublie pas, restant longtemps dans l’esprit du lecteur après l’avoir lue. On en ressort ému et troublé, conscient qu’une part de nous a été touchée en profondeur par ce récit et ces images, comme un vrai cadeau ; et ça c’est assez rare… Lorsqu’on lit la préface de Benjamin Read, on devine la bonté et l’intention sincère des auteurs, ainsi que l’importance qu’a « Porcelaine » à leurs yeux : ce n’est pas que « leur BD », c’est leur enfant, leur beau et premier grand projet personnel, et dès lors on ne s’étonnera pas d’y trouver autant de qualités… En fin d’album, une galerie de croquis commentés témoigne aussi du talent et du travail des auteurs, et ce qu’on y découvre est véritablement séduisant. « Porcelaine » a été envisagé comme une trilogie, chaque tome constituant une période de la vie de Gamine : d’abord enfant, puis femme, puis mère… Le deuxième tome paraîtra en 2015, le troisième en 2016 : on attend ça avec une grande impatience. En attendant, on pourra lire et relire ce premier opus dont les richesses narratives et graphiques semblent inextinguibles… Mister Read, Mister Wildgoose, bravo, merci, vous avez réalisé là quelque chose de beau et de rare, d’une grande humanité, d’une belle générosité, qui redonne foi en les hommes et les comics…
Cecil McKINLEY
« Porcelaine T1 : Gamine » par Chris Wildgoose et Benjamin Read
Éditions Delcourt (15,95€) – ISBN : 978-2-7560-5446-9