Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« L’Homme de l’année T7 : 1894, l’homme à l’origine de l’affaire Dreyfus» par Florent Calvez, Fred Duval, Manchu et Fred Blanchard
En 1894, la France dévoile une âme rongée par l’antisémitisme, les scandales financiers et un esprit revanchard lié à la Guerre de 1870. C’est dans ce cadre vicié que l’espion Esterházy va être découvert, lorsqu’une femme de ménage livre aux services secrets français les morceaux d’un bordereau qu’il a écrit et envoyé aux Allemands. Pourtant, le traître ne sera pas inquiété. Car l’État-major préfère alors accuser et condamner injustement un officier juif : Alfred Dreyfus… Entre ombres et lumières, vérités et mensonges, une silhouette s’avance en couverture.
Que savons-nous au juste de la célèbre « Affaire Dreyfus » ?
À la fin de l’année 1894, le capitaine de l’armée française Alfred Dreyfus, polytechnicien, et juif d’origine alsacienne, est accusé d’avoir livré aux Allemands des documents secrets. Dans un contexte général de trouble et d’insécurité (la Troisième République vacille une nouvelle fois avec l’assassinat du Président Sadi Carnot le 24 juin 1894), Dreyfus devient le bouc-émissaire idéal, en collusion avec ce farouche ennemi qu’est l’Empire allemand (annexion de l’Alsace et d’une partie de la Lorraine en 1871). Dégradé (05 janvier 1895) et condamné au bagne à perpétuité pour trahison, il est déporté sur l’île du Diable (mars-avril 1895), où il tombera malade. À cette date, l’opinion comme la classe politique française est unanimement défavorable à Dreyfus, mais sa famille lutte pour prouver son innocence. Enfin, en 1897, les Dreyfusards, aidés de personnalités tels les écrivains Émile Zola et Anatole France, les socialistes Léon Blum et Jean Jaurès, ou encore Georges Clemenceau, réussissent à retourner l’opinion, notamment en démasquant Esterházy… qui est pourtant jugé et acquitté ! Après le fameux article « J’accuse… ! », écrit par Zola en une de L’Aurore (13 janvier 1898), toutes les failles de l’accusation sont mises en évidence. Quelques mois plus tard, la révision du cas Dreyfus (ramené de l’île du Diable en juin 1899 et présent au procès de Rennes en août 1899) sera suivie de sa grâce immédiate. Sa tardive réhabilitation par la Cour de cassation aura lieu le 12 juillet 1906.
Présent lors des affrontements de la Première Guerre mondiale, Dreyfus décédera le 12 juillet 1935, à l’âge de soixante-seize ans, dans l’indifférence générale.
Comme le suggère la couverture de « L’Homme de l’année : 1894 », l’intrigue s’intéresse plus aux sombres méandres de l’Histoire qu’à sa face officielle. « L’Homme à l’origine de l’affaire Dreyfus » sera donc insidieusement « autre », sans que son nom ne soit donné, son identité graphiquement précisée ou son visage illuminé. Homme de l’ombre cependant habitué des lieux illuminés et huppés, Ferdinand Walsin Esterházy fut effectivement un personnage du Tout-Paris de la IIIe République. Comme le suggère cette fois-ci la couverture du périodique livré en guise de supplément illustré dans l’album, Esterházy pourra être perçu tour-à -tour comme « escroc, héros, espion ou traître » : sa triste réalité (comte illégitime, investisseur malheureux, joueur et espion malhabile, train de vie indécent) ne laissera cependant pas augurer du meilleur…
En 1894, criblé de dettes, il contactera l’attaché militaire d’Allemagne, Maximilien von Schwartzkoppen, afin de lui proposer une copie du projet de Manuel de tir de l’artillerie de campagne française ainsi qu’une note sur le frein hydraulique du canon de 120. Cet acte de trahison renvoie de manière un peu plus romanesque au monde de l’espionnage entre fiction et réalité, un genre romanesque naissant (« Joseph Balsamo » par Alexandre Dumas en 1846, « Le Traité naval » par Conan-Doyle en 1893, « Kim » par Kipling en 1901) éclatera sous le feu et les missions plus ou moins discrètes liées aux deux guerres mondiales. En couverture de « L’Homme de l’année 1894 », l’esthète, mystérieux et quelque peu inquiétant aristocrate Esterházy procède – en miroir faussé ou trompe-l’œil… – d’une lignée de personnages plus ou moins contemporains : ce kaléidoscope mêlera aussi bien Rodolphe (héros des « Mystères de Paris » en 1842) et Arsène Lupin (créé par Maurice Leblanc en 1905) qu’une préfiguration des vils antagonistes de James Bond. Précisons que le décor nocturne et partiellement maritime du casino mauresque de Nice (présent en arrière-plan ; Esterházy fréquentera aussi celui de Dieppe, inauguré en juin 1886) pourra faire penser, exotisme et Promenade des Anglais obligent, à son double de fiction (le casino de Royale-les-Eaux), imaginé par Ian Fleming des décennies plus tard, en 1953.
Le lecteur pourra certainement s’étonner – ou se questionner – sur le rapport exact à établir entre le visuel de couverture et la monstration usuelle de « l’Affaire Dreyfus » (par exemple la dégradation, illustrée en une du Petit Journal le 13 janvier 1895). Toute de clair-obscur, la première de couverture imaginée par Manchu cherche à l’évidence à souligner les rapports filés entre grandeur et décadence, faiblesse et puissance, richesses et bassesses matérielles ou morales d’un monde sur le chemin de la perdition et qui souffle le froid et le chaud. On pourra ainsi établir un parallèle entre le chemin nocturne sur lequel avance Esterházy et l’avènement, fin XIXe siècle, de ces jeux de l’oie « d’opinion », tantôt sérieux et tantôt satiriques : en 1898, L’Aurore publiera une variante intitulée « Jeu de L’Affaire Dreyfus et de la vérité », dans lequel les oies ont été remplacées par une vérité sortant toute nue du puits, qu’on retrouve à la case 63.
Une couverture entre ombres et lumières et en clair-obscur, avons-nous dit, où les lumières lointaines peinent à cerner la réalité des noirs contours de l’âme humaine. De 1880 à 1886, le peintre suisse Arnold Böcklin composera 5 versions de son « ÃŽle des Morts », vue dans laquelle un mort est amené au coucher du soleil dans une embarcation guidée par Charon, le guide des morts. Dans cet ailleurs inconnu ou inaccessible, ce sont bien la mort et la solitude qui déterminent le destin du personnage : de même, avec Esterházy, personnage ambigu autant saisi par un improbable et infortuné destin que demeuré – contre toute attente – insaisissable de la justice des temps…
Clôturons l’Histoire : en août 1899, alors que s’ouvre le procès de Rennes, qui condamne de nouveau Dreyfus à dix ans de prison avec « circonstances atténuantes » (il sera finalement gracié en septembre), Esterházy ne sera étrangement pas convoqué. De 1903 à 1906, il est le correspondant en Angleterre du journal antidreyfusard La Libre Parole, puis il s’installe en 1908 dans la ville de Harpenden, dans l’est de l’Angleterre. Il y dissimule son identité sous le nom du comte Jean de Voilemont et y meurt en 1923… sans avoir jamais été condamné.
Philippe TOMBLAINE
« L’Homme de l’année T7 : 1894, l’homme à l’origine de l’affaire Dreyfus» par Florent Calvez, Fred Duval, Manchu et Fred Blanchard
Éditions Delcourt (14,50 €) - ISBN : 978-2-7560-6312-6