Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Jérôme K. Jérôme Bloche T24 : L’Ermite » par Alain Dodier
Mine de rien, l’éternel grand adolescent qu’est Jérôme K. Jérôme Bloche fêtera en 2015 ses 30 ans d’existence éditoriale chez Dupuis ! En attendant ce futur anniversaire, Dodier a de nouveau concocté cette année un one-shot remarquablement mené avec « L’Ermite », 24ème aventure du détective féru d’Humphrey Bogart. Mandaté par un notaire pour remettre une lettre à un vieil homme domicilié dans un village officiellement disparu, Jérôme va devenir, sans le vouloir, le messager d’un drame intime et familial encore à vif. Accompagné de Babette, Jérôme va découvrir, fragment par fragment, l’histoire tragique d’une famille broyée et d’un homme hanté par la culpabilité.
Apparu pour la première fois en album en 1985 avec « L’Ombre qui tue », le personnage du détective amateur Jérôme K. Jérôme Bloche s’est depuis quelque peu professionnalisé, sans rien perdre de sa maladresse ni de son âme artistique. Initié en compagnie des scénaristes Pierre Makyo et Serge Le Tendre jusqu’au tome 3 (« À la vie, à la mort »), le héros est depuis 1986 l’œuvre complète de Dodier.
Le titre du présent album nous renverra à la définition de celui qui fait le choix d’une vie retirée du monde, dans la solitude et le recueillement spirituel. Dans notre monde contemporain, le terme d’ermite est devenu un mixte assez négatif entre marginalité, insociabilité, pauvreté et « naufragé de la société ». Bref, l’ermite a beaucoup perdu de son sens religieux pour le grand public, et n’est plus vraiment considéré comme le sage vénérable d’antan ; on ne s’étonnera donc pas de retrouver en couverture de l’édition classique les personnages dans une situation tendue. En haut d’un escalier en bois, Babette et Jérôme semblent traqués par un vieil homme barbu, armé d’une carabine de chasse à lunette et accompagné d’un chien de grande taille (patou des Pyrénées). Le rapport de force et de valeurs est volontairement et subtilement inversé : le couple est dans l’ombre mais en hauteur, tandis que l’homme et son chien (un autre couple donc, rappelant notamment Robinson Crusoé et son chien, sans parler des renvois au « Sans Famille » d’Hector Malot en 1878) est armé et dans la lumière. Entre raison et violence, isolement et amitié, l’on peut comprendre que Jérôme K. Jérôme Bloche va devoir éclaircir le destin de ce personnage inconnu et à priori antipathique. Plus encore, le titre est replacé dans la perspective de l‘enquête et de l’aventure : l’ermite de fait, n’est pas totalement seul et semble être maître des lieux (Babette et Jérôme ayant effectivement été hébergés chez lui pour la nuit…). Symbolique du chemin à parcourir pour atteindre un niveau de connaissance supérieur, en particulier dans la compréhension de l’autre, l’escalier fait le lien entre trois niveaux (rez-de-chaussée, premier et second étages) dont un (le plus élevé) nous reste encore inconnu : attention donc aux apparences et aux idées préconçues, récit policier oblige !
Notons que la composition générale de ce visuel, couleurs du polar comprises (ici le bleu, le noir, le jaune et le blanc) est assez proche thématiquement de celle réalisée par Dodier pour le tirage de tête de « Post mortem » (tome 23, en 2012).
Pour la version de la couverture accompagnant le tirage de tête Dupuis (version signée numérotée et limitée à 999 exemplaires), c’est un tout autre plan qui est dévoilé aux lecteurs. Ces derniers découvrent en effet le lieu de villégiature du fameux ermite : un village – nommé Villard-le-Vieux – noyé sous la retenue d’un barrage, dans le cadre montagnard du pays grenoblois ! Outre un ciel en partie menaçant (nuages noirs et atmosphère orageuse), c’est la quasi-totalité du paysage qui semblera ici enserrer les personnages (vu en légère plongée dans un plan d’ensemble) dans une ambiance oppressante. Rochers nus et imposants, forte à perte de vue, horizon barré par la cime des montagnes et clocher émergeant seul des flots silencieux imprègnent en effet la composition d’un sentiment mortifère. Et pour cause, quand le lecteur aperçoit enfin (en haut à gauche) le bout d’un canon de carabine visant nos héros : au verso, la quatrième de couverture dévoilera une autre partie du dessin, sans pour autant montrer l’identité de l’ermite et laissant donc sa place au suspense.
La mythologie contemporaine liée aux barrages est riche de drames (la rupture du barrage de Malpasset en 1959, voir http://bdzoom.com/72608/lart-de/%C2%AB-malpasset-causes-et-effets-d%E2%80%99une-catastrophe-%C2%BB-par-horne-et-eric-corbeyran/), de mémoires oubliées et d’édifices symboliques engloutis (la chartreuse de Vaucluse en 1968 dans le Jura). Sans compter d’innombrables récits de fiction, dont « La Patrouille des Castors T8 : Le Hameau englouti », signé par Charlier et MiTacq en 1961 (Dupuis). Pour cette nouvelle histoire, mûrie pendant près de vingt ans, Dodier avouera de son côté s’être inspiré du barrage du Chevril/de Tignes : ce dernier sera inauguré en Savoie en 1953, après l’évacuation forcée de 387 habitants et le dynamitage des maisons de l’ancien village. Là encore, le lecteur interprétera donc le visuel de « L’Ermite » dans une logique déductive : à l’instar du clocher émergeant, un voyage (flashback) est peut-être encore possible entre passé et présent, visible et invisible, mystère et révélation, au terme d’une piste néanmoins parsemée d’embûches… Le sentier de l’ermite, comme les randonneurs savoyards le savent bien, demeure toujours le meilleur moyen de faire des découvertes et de se ressourcer.
Philippe TOMBLAINE
« Jérôme K. Jérôme Bloche T24 : L’Ermite » par Alain Dodier
Éditions Dupuis (12,00 €)
ISBN : 978-2800157580