Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Fraternités T1 : 1792, l’ordre guillotiné » par Ramon Rosanas, Ronan Toulhoat et Jean-Christophe Camus
Préfacé par Didier Convard, ce premier tome de la série « Fraternités » ouvre une collection qui sera – comme on peut en préjuger avec la couverture – toute entière tournée vers l’Histoire et la franc-maçonnerie. Chacun des 5 tomes prévus s’intéressera à un récit chronologique à part, narrant jusqu’à la Seconde Guerre mondiale les diverses péripéties vécues par la famille Baudecourt, ceci à plusieurs années ou décennies d’intervalles. Dans « 1792, l’ordre guillotiné », le scénariste Jean-Christophe Camus (auteur notamment avec Michel Dufranne et depuis 2008 d’une version de « La Bible » en bande dessinée) s’est associé au dessinateur espagnol Ramon Rosanas (on lui doit le 4ème volume de « WW 2.2 », paru en mars 2013 chez Dargaud) pour plonger dans les tourments révolutionnaires de la Terreur.
Cet album de 64 pages (complété d’un petit dossier documentaire revenant sur certains points et figures historiques) débute en septembre 1792, lorsque s’ouvre le procès du roi Louis XVI, devenu le simple citoyen Capet. Dans ce cadre tendu, où même Philippe Égalité (ex Philippe duc d’Orléans et cousin du roi) votera pour la guillotine, la franc-maçonnerie devient l’objet de sombres intérêts, un jouet politique aux mains de comploteurs, avides de tirer dans l’ombre les ficelles du pouvoir. Sur les pas de Gaston Baudecourt, initié, homme de conviction et patron du journal nommé Fraternités, le lecteur mène l’enquête dans les rues de Paris…
Si la Franc-maçonnerie a souvent fait fantasmer les amateurs de complots et de sociétés secrètes, Jean-Christophe Camus recadre ici au mieux une époque troublée au cours de laquelle l’Ordre a beaucoup souffert des rumeurs, accréditant l’idée (selon la thèse du complot lancée par l’abbé Lefranc) que les Francs-Maçons étaient à l’origine de la Révolution. Malgré un nombre important de personnages et d’intérêts divers, le récit demeure fluide, puisque la fiction s’appuie sur de solides bases historiques. On retrouvera en particulier la fameuse loge des Neuf Sœurs (fondée en 1776), qui intronisât Voltaire, Mirabeau et même Guillotin, et joua un rôle actif en soutenant l’Indépendance américaine.
La couverture, réalisée par Ronan Toulhoat, s’inscrit d’office dans la veine du sombre thriller historique ou ésotérique, dans la lignée de séries ou de romans à succès comme « Le Triangle secret » (Didier Convard, André Juillard, Denis Falque, Pierre Wachs, Gine et Gilles Chaillet), « Le Rituel de l’ombre » (Éric Giacometti et Jacques Ravenne, 2005 ; premier volume de la série adaptée en bd sous le titre « Marcas, maître franc-maçon ») et « Le Symbole perdu » (Dan Brown, 2009). Nous renvoyons du reste tous les lecteurs amateurs de ces thématiques passionnantes au récent ouvrage d’analyse intitulé « Bande dessinée, imaginaire et franc-maçonnerie », de Joël Gregogna et Manuel Picaud (328 pages ; éditions Dervy, 2013).
Le visuel illustre directement la période visée en mettant en opposition une violence exacerbée, coupable de tous les extrêmes (guillotine et têtes coupées visibles en ombres chinoises) et de tous les déchirements, face aux feuillets journalistiques prônant la « fraternité ». Jetées au sol, sous un titre menaçant et le long d’un ruissèlement de sang, ces pages semblent tomber directement de la liasse encore tenue sous le bras droit du principal protagoniste, armé de sa seule plume. Soutenu par un abbé et une femme arborant la cocarde tricolore, ce héros aux allures aristocratiques renvoie aussi aux trois ordres (Noblesse, Clergé et Tiers-état) de l’organisation sociale hérités de la période féodale.
La construction du visuel aux teintes noires et rouges (sombres et sanglants instants !) est chapeautée d’un compas éminemment symbolique des idéaux maçonniques puisque, comme ici, en général associé à l’équerre. Résumons ces derniers en précisant que si la dualité compas/équerre se retrouve représentée sur bien des frontons, des stèles ou des monuments comme outils indispensables aux grands bâtisseurs et à leurs ouvriers (des pyramides égyptiennes jusqu’aux palais de la Renaissance et aux châteaux de l’ère moderne), elle n’est pas réduite à cette vision profane. Car équerre et compas symbolisent également le lent voyage de l’Initié, inscrit entre justice, droiture, devoir, amour fraternel et universel. Mobile et immobile, entre doute et raison, l’homme se transforme ainsi en usant de deux outils eux-mêmes porteurs de sens distincts mais convergents : rien, donc, dans ce visuel, ne sera à saisir de manière isolée ou innocente. Chacun sera porteur de faute, de violence ou d’espoir, entre réflexion, engagement et action parfois meurtrière. L’ordre, guillotiné en 1792, n’en produit donc pas moins ces idées, en une voie plus ou moins harmonieuse pour construire le Temple de l’humanité.
Nul doute que ces pistes réflexives et ces codes se retrouveront dans le volume suivant, « Fraternités T2 : La Voix de la vérité », se déroulant en novembre 1804 sous le régime napoléonien (à paraître fin 2014).
Laissons, comme nous le faisons dès que la chose est possible, les derniers mots de cet article à Ronan Toulhoat, qui précise donc les modalités de la genèse de son visuel :
« Lorsque Thierry Joor m’a contacté pour réaliser la couverture de « Fraternités T1 : 1792, l’ordre guillotiné », j’avais un mot d’ordre : être dans l’esprit de la série « Borgia » de Canal Plus, mâtiné de « Tudors »… Sachant qu’en plus le sujet traitait de Franc-maçonnerie !
J’ai donc tout de suite axé ma composition autour d’une représentation en pied de nos personnages principaux. Avec, de plus, un jeu sur le fond qui posait l’ambiance. Comme Il s’agit d’une saga familiale, avec plusieurs tomes se déroulant à différente époque successives, il me fallait également marquer chaque époque sur la couverture.
Ce tome-ci se passe pendant la Révolution : c’est tout naturellement que la couleur rouge sang est venue. J’ai donc décliné cet arrière-plan avec plusieurs idées : le neutre (l’arcade), la guillotine, et le peuple en ombres chinoises. Enfin, et surtout, le symbole de l’ordre franc-maçon s’est également fortement imposé à moi dès le début. D’où l’idée d’inscrire l’époque dans le symbole, et placer la famille en avant-plan.
Quand je travaille une couverture, je raisonne toujours par le vide : une bonne couverture ne doit surtout pas être trop chargée, et le regard doit être tout de suite attiré vers le détail qui l’intrigue et qui l’attire. Et en même temps il doit respirer. C’est pour ça que j’aime aller à l’épure. Et surtout, une telle couverture à plus de chance d’être repérée dans les rayonnages ! »
Philippe TOMBLAINE
« Fraternités T1 : 1792, l’ordre guillotiné » par Ramon Rosanas, Ronan Toulhoat et Jean-Christophe Camus
Delcourt (14,95 €) – ISBN : 978-2-7560-2883-5