Depuis 2021, chaque année, Tiburce Oger rassemble une belle équipe de dessinateurs et dessinatrices pour évoquer l’Ouest américain à travers des personnages authentiques – le Far West, donc – et l’exploitation de ces territoires par des individus qui oubliaient, bien souvent, qu’ils n’étaient que des colonisateurs assoiffés de richesses…
Lire la suite...« Fritz the Cat » par Robert Crumb
Fritz the Cat… Un nom qui sonne comme une légende… puisqu’il en est une ! Personnage emblématique du grand Robert Crumb, Fritz est aussi un cas unique dans l’histoire de la bande dessinée, tué par son auteur dans les pages même de ses comics en réaction à une adaptation cinématographique jugée calamiteuse… En France, « Fritz the Cat » a connu une histoire éditoriale qui s’apparente à une traversée du désert. Cornélius répare enfin ce manque incompréhensible en publiant cette année une intégrale en un volume des péripéties de ce vilain matou. Un événement.
« Fritz the Cat » fait partie de ces figures majeures de la bande dessinée qui sont invraisemblablement restées dans les oubliettes des éditeurs français durant des décennies. Les chiffres et les dates sont imparables – et édifiants. En 1972, le magazine Actuel sortit un numéro hors-série de 62 pages que l’on peut considérer – à l’extrême rigueur, en étant permissif et large – comme un album souple, mais qui ne contenait qu’un choix de planches, pas une intégrale. 23 ans plus tard (rien que ça), en 1995, donc, c’est Philippe Ouvrard qui proposa enfin le premier volume d’une intégrale de « Fritz the Cat » au sein de sa maison d’édition Anthracite (trois histoires sur 60 pages). L’album est beau, mais restera malheureusement sans suite, faute de succès (il faut croire que les lecteurs de BD aiment quémander mais ne sont pas pour autant au rendez-vous lorsqu’il le faut…). Nous étions néanmoins quelques-uns à nous sentir tristes, attendant en vain la suite de la publication de cette intégrale, un peu orphelins… Ce qui veut dire qu’en 40 ans, « Fritz the Cat » n’eut droit en France qu’à deux publications partielles : une misère, voire une honte.
Aujourd’hui, les éditions Cornélius sortent enfin un album qui rend justice à cette création mythique, proposant l’intégralité des planches et autres strips et illustrations de cette Å“uvre historique : il était temps ! 126 pages de bonheur cynique à dévorer sans modération en miaulant de plaisir…
Cet album reprend donc l’intégralité des histoires de Fritz the Cat, de sa première à sa dernière apparition, entre 1964 (avant même que le personnage ne paraisse pour la première fois en janvier 1965 dans Help !) et 1972. Fritz ne vécut donc que 9 ans, même si Crumb dessinait ce chat depuis son adolescence pour son amusement et celui de ses proches, Fritz s’appelant alors Fred. Cet album intégral permet donc aussi de constater l’évolution graphique de Crumb durant cette petite décennie fondatrice, celle où Crumb devint le « pape » de l’underground via Zap !. On entend souvent dire à propos des toutes premières histoires de « Fritz the Cat » que Crumb n’avait pas encore trouvé son style, celui si reconnaissable qui a fait sa renommée plus tard, à la fois velouté et hachuré. Même si je ne peux que constater cette évolution comme tout un chacun, je ne peux aussi m’empêcher de dire combien je trouve ce style des débuts tout sauf malhabile ou frêle, ou naïf. En effet, il y a une véritable beauté intrinsèque dans le trait libre de Crumb à cette époque, ses lignes tremblantes, ses droites qui se tordent mollement, ses hachures à l’emporte-pièce qui cohabitent effrontément avec ses espaces contrastés de ligne claire et d’à -plats profonds. C’est vraiment très beau, et cet album nous permet de renouer avec cette période graphique de Crumb que beaucoup ont oublié.
Comme le dit justement Jean-Pierre Mercier dans sa préface, c’est vrai que la plupart des gens connaissent le nom de Fritz the Cat surtout par rapport à l’adaptation cinématographique qu’en fit Ralph Bakshi en 1972, et que ce film ne reflète pas vraiment la vraie personnalité du personnage tel que le créa Crumb. Un énorme succès auprès du public, mais plus qu’une déception pour Robert Crumb qui se sentit si trahi par cette adaptation qu’il décida donc de trucider son matou de papier l’année même de la sortie du film, espérant clore toute nouvelle appropriation calamiteuse de son personnage. Pour ceux qui ne connaîtraient Fritz the Cat que par le long-métrage d’animation de Bakshi, cet album est une aubaine et sera une révélation, aidant à comprendre le sentiment de trahison de Crumb. Dans le film de 72, Fritz apparaît comme un chat plutôt roublard et sympathique, jouisseur, qui finit par basculer à cause de mauvaises fréquentations ; mais dans l’œuvre de Crumb, Fritz n’a pas besoin de mauvaises fréquentations pour s’avérer infréquentable, plus arriviste, superficiel, obsédé sexuel, mythomane et profiteur que réellement innocent et drogué. Non seulement il n’est pas un héros sympathique, mais il stigmatise et incarne tout ce que Crumb ne supportait pas dans le mouvement hippie où souvent le trip cachait l’inconséquence et où des petits bourgeois hagards se prenaient pour les nouveaux poètes de l’Amérique : Fritz est un personnage-charge et non un symbole ingénu. Reflet de la vision acérée d’un auteur sur une époque qui le déçoit et le désespère par bien des côtés, « Fritz the Cat » constitue un magnifique exemple d’une Å“uvre aussi passionnante sur le fond que sur la forme, météore libertaire et critique ironique longtemps incomprise mais dont le nom résonne encore dans l’inconscient collectif. Un album à ne surtout pas louper, donc…
Cecil McKINLEY
« Fritz the Cat » par Robert Crumb
Éditions Cornélius (22,50€) – ISBN : 978-2-36081-052-9