Du Métal sonnant et trébuchant : entretien avec Bernard Farkas

Le quatrième Humanoïde Associé est un homme discret. Caché derrière les noms prestigieux de Dionnet, Moebius et Druillet, l’administrateur général Bernard Farkas n’assura pas moins l’intendance éditoriale des 23 premiers Métal hurlant et albums publiés par la toute jeune maison d’édition, assurant tour à tour les rôles de comptable, de responsable marketing, de conseiller juridique ou simplement de quatrième larron humanoïde de sortie. Après deux ans aux Humanoïdes Associés, Farkas quitte la société et fait fortune en lançant… le Rubik’s Cube ! On le retrouve ensuite comme actionnaire de nombreuses sociétés (parmi lesquelles Majorette, Apollo Invest, Abar S.A., Ab Cool…).

L’interview a été conduite par téléphone le 27 juillet 2001, toujours pour l’ouvrage américain « Heavy Metallurgy » que devait publier Jon Cooke pour TwoMorrows Publishing. L’auteur tient à remercier chaleureusement Bernard Farkas pour sa disponibilité malgré un emploi du temps surchargé.

Bdzoom.com : Etes-vous un fan de bandes dessinées ?

Bernard Farkas : Oui, bien sûr… Enfin, par certains aspects, moins qu’avant car je ne suis plus actif dans ce domaine-là ; j’ai d’autres activités… En revanche, en tant que lecteur, je continue à  acheter, à accumuler (rires) ! Quand je suis aux États-Unis, je profite toujours de l’occasion pour acheter des vieux comics…

 Bdzoom.com : Avez-vous des auteurs préférés ?

Bernard Farkas : Oui, bien sûr. Les Grands Anciens – je ne sais pas si on peut les nommer ainsi – enfin, ceux qui font partie de ma culture, des gens comme Frazetta, qui pour moi est un dieu, ou Robert Crumb, d’un autre côté. On va tomber dans l’ultra-classique. Je ne vais pas faire preuve d’une grande originalité !

 Bdzoom.com : Comment avez-vous rencontré messieurs Dionnet, Giraud et Druillet ?

Bernard Farkas : J’étais déjà très intéressé, très impliqué dans les bandes dessinées, dans le milieu artistique. En même temps, j’avais une amie qui travaillait dans le secteur littéraire de l’édition. À cette époque, j’y travaillais moi-même mais dans le secteur enfantin, chez Nathan. J’étais très jeune ; en 1975, j’avais environ 24 ans… Cette amie connaissait particulièrement Dionnet. Elle a été amenée à le rencontrer et était en contact avec lui parce qu’il est avant tout journaliste-écrivain. Comme elle me connaissait, je lui avais dit : « Et bien, écoute, si on le croise, montre-le moi ». C’est comme cela que nous sommes rentrés en contact et qu’a germé l’idée de faire un magazine de bandes dessinées qui n’était pas encore Métal hurlant. Travaillant chez Nathan, j’étais un petit peu l’ambassadeur d’une grosse société qui faisait beaucoup d’impression, qui connaissait tout ce qui était papier, photogravure, etc… On voulait essayer de se faire aider par ce gros groupe…

Caricature de Jean-Pierre Dionnet dans Pilote.

Bdzoom.com : Les contacts furent-ils tout de suite bons entre vous ?

 Bernard Farkas : Oui, plus ou moins…

 Bdzoom.com : Quel était votre rôle exact au sein du magazine Métal hurlant ?

 Bernard Farkas : J’étais ce qu’on pourrait appeler la tentative de gestion… Eh oui… On a tout appris ensemble sur le tas ! Moi, je n’avais ni le talent de dessinateur ou de créateur comme Moebius ou Druillet, ni de talent d’écrivain ou d’expert-connaisseur tel que Dionnet. J’étais plutôt le membre de l’équipe qui était censé organiser les comptes, négocier. C’était aussi un de mes rôles chez Nathan, où, à cette époque, j’étais toujours parallèlement, tout au moins au début…

Bdzoom.com  : Très vite, vous vous décidez à ne travailler que pour les Humanoïdes Associés. Autour de quel numéro avez-vous franchi le pas ?

 Bernard Farkas : Au début, le magazine était trimestriel. Cela a duré 5 numéros. Et puis… Je ne sais plus vraiment ! Vous me posez une colle ! C’était au bout de quelques mois, 6 ou 9, quelque chose comme cela. Je me suis retrouvé aux Humanos…

Bdzoom.com  : On trouve votre nom sur le logo en colonne des Humanoïdes Associés. Mise à part l’organisation de Métal Hurlant, quel était votre rôle exact pour les Humanos ?

Bernard Farkas : Vous savez, nous étions quatre autour d’une table. Nous étions à la fois le comité de discussion, le comité pour boire des coups (rires), l’assemblée générale puisque 100% du capital était réuni, l’assemblée rédactionnelle (où l’on décidait ce que l’on faisait, comment on le faisait, ce qu’on éditait)… Enfin, il n’y avait pas d’organisation au sens strict entre nous. Il y avait une répartition des rôles, car Moebius et Druillet n’avaient vraiment aucune envie de s’occuper des chiffres, des comptes, des chéquiers et autres… Personne ne se battait pour cela !Bdzoom.com : Quelles étaient les parts respectives de chacun dans le capital des Humanoïdes Associés ?

Bernard Farkas : Tout le monde était à égalité entre les trois créateurs et moi, j’en avais un petit peu moins… Au début, ils avaient songé à faire la société entre eux trois, uniquement entre créateurs. J’étais venu en tant qu’associé, mais pas sur leur projet, parce qu’à l’époque, j’étais le seul à avoir réellement un travail. Et cela a un petit peu basculé. Il avait été considéré que les trois créateurs devaient avoir quelque chose comme 80% du capital, mais à parts égales. Moi, je n’avais que 15-20%, donc moins que chacun d’entre eux. Ils étaient donc majoritaires à eux trois et à égalité…

Jean-Pierre Dionnet à l'époque.

Bdzoom.com  : Dans le Métal hurlant n°50 (avril 80), il y a des photographies du voyage à New York où vous êtes partis début 77 pour vendre le journal au National Lampoon. Avez-vous des anecdotes amusantes concernant cet épisode ?

 Bernard Farkas : Pas vraiment… Lors du premier voyage, il n’y avait que Dionnet et moi. Pour prendre contact avec eux, nous étions descendus dans un petit hôtel miteux, sans le savoir, près de la 42ème rue. Quand nous leur avons donné l’adresse de l’hôtel pour qu’ils viennent nous chercher, ils ont dit : « C’est pas vrai, vous n’êtes pas dans cet hôtel-là ? You should not be in this hotel ! » (rires). Nous avions simplement pris un hôtel pas cher qui soit également dans un endroit central. Nous n’étions pas dans un hôtel de passe, mais c’était dans une rue crasseuse et insalubre. Quand nous sommes arrivés au National Lampoon, pour Dionnet comme pour moi, c’était la première fois que nous étions dans une boite américaine, en tant que « publishers », avec l’ambiance américaine, les grosses moquettes, etc… Ça avait beau être le National Lampoon, c’était très business ! On n’avait pas suffisamment d’expérience de ce genre d’accords internationaux, en plus en anglais… On s’est fait bouffer tout cru (rires) ! On ne peut pas dire que l’on ait fait une négociation magnifique ! Mais nous étions tellement contents…

Bdzoom.com  : L’enthousiasme de la jeunesse…

Bernard Farkas : Voilà ! On avait en face de nous un directeur général du National Lampoon (Leonard Mogel) qui devait avoir 45-50 ans, au moins. Il connaissait toutes les ficelles du métier et il nous a vus arriver en se pourléchant les babines ! (rires)

Bdzoom.com : L’accord s’est fait uniquement sur le titre et Dionnet a malgré tout fait les maquettes des premiers numéros américains d’Heavy Metal.

Bernard Farkas : Oui… On s’est aperçu très vite qu’ils avaient tiré la couverture à eux et qu’ils avaient pris tout ce qu’ils pouvaient prendre comme idées, comme planches, en s’assurant qu’ils n’auraient pas de procès. Ce que la société des Humanos a reçu en retour n’était que des miettes, par rapport à ce qu’on aurait pu recevoir. On était trop tendres pour ce genre de situation…

Bdzoom.com : Vous disparaissez de Métal hurlant après, environ, 2 ans de collaboration. On retrouve votre nom dans le dossier rétrospectif du numéro 50 (où vous êtes rebaptisé « Scareface » !). Pour quelle raison avez-vous quitté les Humanoïdes Associés ?

Bernard Farkas : Quand je suis parti, avec le succès, Métal hurlant était passé mensuel [à partir du numéro 9, sept. 76. Le nom de Farkas n’apparaît plus au sommaire du numéro 23, nov. 77]. Il y avait des livres de publiés par les Humanos… Dans une certaine mesure, le succès était certain, mais d’un autre côté, les besoins d’argent n’étaient pas négligeables. C’est clair, certaines erreurs d’édition, de gestion étaient faites, et il y avait à certains moments besoin d’argent frais. D’autre part, plus il y a de succès, plus il faut acheter de papier, plus il faut que les fournisseurs fassent des conditions, etc… C’est ce que l’on appelle le « Besoin en Fond de Roulement ». Malgré tout, les Humanos était une société qui avait été montée entre 4 personnes jeunes et sans fonds propres réels. On ne pouvait pas rester comme cela avec une société de type S.A.R.L. à 20.000 francs, qui brassait à ce moment-là des millions. Il a fallu à un moment donné se poser réellement la question des fonds propres [le capital est amené à 22 000 francs à partir du numéro 11, nov. 76]. Il n’y avait pas assez de capitaux par rapport à l’ampleur de la société, ampleur que personne n’aurait pu imaginer un an et demi avant…

Bdzoom.com : C’est donc une crise de croissance ?

Bernard Farkas : C’est une crise de croissance, avec une crise de besoins financiers… Du côté de la gestion, j’ai dû prendre des contacts pour trouver des partenaires, des gens pour nous aider. Ça a d’abord été très difficile, parce qu’on nous voyait arriver très jeunes, très enthousiastes  – c’était un peu comme au National Lampoon – mais sans expérience, donc les gens essayaient de tout nous piquer ! C’était le premier aspect. Pour le deuxième aspect, quand on pouvait éventuellement rentrer dans des façons de voir qui pouvaient me satisfaire en tant que « gestionnaire », ou, en tout cas, trouver des solutions à nos soucis parfois très difficiles à vivre, avec crise de trésorerie intense, les créateurs n’étaient pas forcement d’accord. D’un autre côté, ils avaient créé les Humanos pour justement ne pas avoir de patron, pour ne pas avoir de comptes à rendre et se sentir chez eux, complètement libres et excités. Ils avaient raison, mais à ce moment, il n’aurait pas fallu que l’entreprise prenne ces dimensions-là. Il aurait fallu rester avec un journal trimestriel, tranquille à se faire vraiment plaisir, et ne pas sortir d’albums, pas faire un mensuel, etc…

Bdzoom.com  : Il y a donc eu un clash ?

Bernard Farkas : Oui… À un moment donné, il y a eu quelque chose comme cela. Peut-être pas un clash – enfin, je ne m’en souviens pas comme cela et je ne sais pas comment eux s’en souviennent maintenant – mais une séparation. On s’est dit : « Ça ne tient pas ». On avait appris tous ensemble, sur le tas. Jean-Pierre Dionnet, qui avait lui aussi suivi le trou du compte de Résultat, a dit : « Je reprends ». J’étais tout à fait d’accord. Je suis parti en revendant mes parts. De toute façon, la situation d’après m’a malheureusement donné raison…

Bdzoom.com : Ils ont effectivement fait faillite par la suite…

Bernard Farkas : Toute la force créative des Humanos, tout l’aspect formidable est très longtemps resté, c’était le principal ! Quand je dis que l’avenir m’a donné raison, d’un point de vue financier c’est certain, mais pas forcément sur le plan créativité. Le journal a continué… Avec ça, on se retrouve vite à un âge, la trentaine, où il faut faire sa vie professionnelle et personnelle – on commence à avoir des enfants, en ce qui me concerne en tout cas ! -, donc la trajectoire à ce moment-là se fait différente. Ce n’est pas parce que ma trajectoire avait varié que je n’étais pas de tout cÅ“ur avec Métal hurlant.

Bdzoom.com : Après Métal hurlant, vous avez fait une très belle carrière financière. Vous êtes resté dans l’univers de l’enfance, en quittant le monde de la bande dessinée pour aller dans celui du jouet.

Bernard Farkas : On peut le dire… Quand j’ai commencé chez Nathan, je voulais être éditeur. J’ai continué dans une certaine mesure à être éditeur, mais plus de livres. Dans le fond, la création de jouets est extrêmement similaire, puisque, à part de rares exceptions dans le jouet ou dans mes autres activités comme le vêtement pour enfant, je fais de l’édition. À quelques exceptions près, dans ce monde-là, on ne fabrique pas ou très rarement, on crée plutôt des idées, des concepts, on fait du design, on connaît le marketing, la publicité et autre, puis seulement la fabrication est lancée. Cela s’apparente à l’édition, comme quelqu’un qui crée un livre, qui l’édite mais qui n’a pas d’officine de fabrication. Ce n’est pas lui qui va le fabriquer…

Bdzoom.com : Avez-vous participé à des productions pour le cinéma ?

Bernard Farkas : J’ai participé à la production et au lancement de certains dessins animés télévision, « Iznogoud », « Lucky Luke »…, mais jamais pour le cinéma…

Bdzoom.com : Rétrospectivement parlant, comment revoyez-vous vos années à Métal Hurlant ?

Bernard Farkas : Je les revois avec un bonheur total ! Il y avait les relations, même si elles étaient par moment un peu tendues. Tout le monde était plein de volonté – les quatre avaient des ego non négligeables – mais il fallait ça pour faire Métal. C’était également un bonheur de vie, de plaisirs de toutes sortes… On ne s’en rendait pas compte – surtout eux – mais on était en train de créer quelque chose…

Bdzoom.com : Est-ce que le businessman international que vous êtes devenu serait susceptible d’investir à nouveau dans la BD, dans une nouvelle mouture de Métal hurlant, par exemple ?Bernard Farkas : Ça demande réflexion… À l’époque, la vie était difficile – pour preuve, les crises de trésorerie et je ne parle même pas du business ! -, mais elle était quand même beaucoup plus facile qu’aujourd’hui… Aujourd’hui, ça ne pardonne pas. Donc, on ne peut pas se lancer sans une réflexion réelle, qu’ils n’avaient pas faite à l’époque et qui ne soit pas seulement une question de création, de créativité (indispensable, au demeurant !). À l’époque, il y avait aussi un aspect marginal qui pouvait déboucher sur un véritable marché à créer. On pouvait penser cela sans être pour autant mécène. Ça pouvait marcher… Aujourd’hui, la bande dessinée est devenue incontournable, la même chose serait plus difficile…

Jean DEPELLEY

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4 réponses à Du Métal sonnant et trébuchant : entretien avec Bernard Farkas

  1. Li-An dit :

    C’est la première fois que je lis une interview de Farkas. En tant que fan de Métal – première période – c’est rudement intéressant. Le personnage m’avait toujours paru mystérieux… puisqu’il n’avait jamais l’occasion de s’exprimer.

  2. GPoussin dit :

    Cher Jean, eh bien, vu le matériel accumulé, puisque les Américains n’en ont pas voulu, peut-être qu’un éditeur français courageux pourrait s’y coller, genre Mosquito, PLG ou… CInéfil-Aston Villa Concept, mmm ? :-) Ça mérite le support papier tout ce boulot…

  3. Salut Jean !
    Nous avons eu le bonheur de manger ensemble à Angoulême (certes, un sandwich debout !), et je suis heureux de te retrouver aux manettes de cette interview de Farkas, vraiment intéressante !

    C’est bien le petit Phil Manoeuvre, en bas à droite sur la photo de groupe, juste au-dessus de la couv de « Les Armées du Conquérant » ?

    Je souscris pleinement aux propos des deux commentaires précédents.

    A bientôt !

  4. Jean Depelley dit :

    Merci pour vos commentaires !
    Effectivement, Bernard Farkas est homme discret. Les relations avec les autres Humanos se sont terminées assez sèchement… D’où sa réticence initiale a répondre à mes questions… Depuis, de l’eau a coulé sous les ponts, bien entendu !
    Je suis ouvert à toute proposition d’édition, concernant mes interviews sur Métal hurlant… L’auto édition (avec Cinefil) ne me parait pas assez sérieuse…
    Laurent, c’était un vrai plaisir de te rencontrer au salon ! J’ai lu avec bonheur ton Garçon renard, qui m’a rappelé tout ce que j’aime dans les comic books des seventies à aujourd’hui ! Et je suis parfaitement sincère… Bravo, donc !
    Oui, c’est bien le petit Philippe sur la photo, du temps où il écoutait Mireille Mathieu…

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