Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« P’tit Joc » d’André Joy et Jean Ollivier
L’édition d’un recueil des aventures de « P’tit Joc » d’André Joy et Jean Ollivier, aux éditions Hibou (1), nous donne l’occasion de revenir sur cette série publiée dans Vaillant (l’ancêtre de Pif-Gadget), à partir du n°355 du 2 mars 1952, et qui a marqué toute une génération de lecteurs de cet hebdomadaire d’obédience communiste :
« Je suis entré dans cette boîte en même temps que Jean-Claude Forest, et j’ai dessiné « P’tit Joc » pendant cinq ans, jusqu’au n°638 du 4 août 1957, pratiquement sans interruption. J’ai commencé cette série avec une demi-planche par semaine : le dessin n’était pas très bon, mais ça plaisait aux gosses… J’ai d’ailleurs foutu tous les originaux à la poubelle ! Le dessinateur de bandes dessinées de l’époque était très différent de ce qu’il est maintenant… En plus, nous étions, par la force des choses, obligés de réaliser des dessins pour les enfants…» (2)
L’album broché proposé aujourd’hui par les éditions dirigées par Marc Impatient reprend un petit supplément détachable de huit pages en sépia (« Le Cavalier sans tête » paru dans le n°551 de Vaillant, le 4 décembre 1955) et deux récits complets de dix planches chacun : des aventures totalement inédites de ce jeune jockey blond aux yeux clairs. « En 1969, il y a eu un essai de reprise : deux histoires complètes qui n’ont d’ailleurs jamais été publiées. Á l’époque, Vaillant voulait changer de formule (il allait devenir Pif Gadget) et Jean Ollivier m’avait écrit des textes ; mais il a eu la mauvaise idée de faire courir « P’tit Joc » dans des courses au trot : on perdait donc complètement l’idée du cavalier faisant corps avec le cheval. Bref, ça n’a plu ni à moi ni à la rédaction… ».
Nos camarades de Période Rouge (3) vous le confirmeront, même si, dès l’origine, Vaillant prend le parti de créer des séries originales réalisées par des auteurs du cru, les bandes dessinées qu’il propose s’inspirent nettement des créations américaines du moment : ainsi, « Les Pionniers de l’Espérance » doivent beaucoup à « Flash Gordon », « Yves le loup » à « Prince Valiant », « Lynx Blanc » à « Jungle Jim », « La Pension Radicelle » à « The Katzenjammer Kids » et « P’tit Joc » à « Rusty Riley ».
Cette série de Frank Godwin (aux dessins) et Rod Reed (aux scénarios), distribuée par le King Features Syndicate, fut publiée aux États-Unis du 26 janvier 1948 au 1er novembre 1949 ; quant à la planche dominicale, elle était rédigée par Harold Godwin, le frère de Frank.
En France, ce daily strip fut rebaptisé « Jo Lumière » dans Spirou (entre 1948 et 1953), « Bob Rilet » dans Donald (de 1948 à 1953), dans Samedi Jeunesse (en 1958) ou dans le petit format Creek (en 1959), et « Bobby et Nanette » dans Le Journal de Mickey (en 1955 et 1956) : il est donc évident que la rédaction de Vaillant connaissait bien cette série qui était alors très populaire ; on retrouve aussi « Rusty Riley », plus épisodiquement, dans la grande presse (dans Le Parisien Libéré de 1948 à 1957, dans France-Soir de 1954 à 1955, et dans Tiercé en 1962), mais aussi dans Hop ! qui consacre son n°81 à Frank Godwin et qui y traduit l’un des premiers épisodes : planches du dimanche datant du 27 juin au 19 septembre 1948.
Ceci dit, attention, s’il s’agit effectivement d’habiles démarquages de ces célèbres strips « made in USA », les scénaristes de Vaillant, en particulier Roger Lécureux et Jean Ollivier (bien implantés à la rédaction), insufflent un tout autre esprit, beaucoup plus humaniste car défendant souvent la démocratie, le progrès et la laïcité, à leurs créations qui rendent justement hommage aux héros qui les ont charmés pendant leur jeunesse. D’ailleurs, si « P’tit Joc » évolue, comme la série américaine qui lui sert de modèle, dans le monde des haras et des chevaux, en mettant en scène nombre de magouilleurs, de mauvais garçons ou de propriétaires véreux (en alternant péripéties sportives et policières), notre jeune héros est jockey professionnel ; ce qui n’est pas le cas de « Rusty Riley » qui est plutôt un amoureux de la nature et des chevaux, et qui ne participe, qu’occasionnellement, à quelques courses.
Il est vrai, aussi, que la technique de dessin sur « P’tit Joc » (surtout au début) ne semble guère éloignée du style détaillé et hachuré de Frank Godwin, même si André Joy s’en défend ardemment : « Frank Godwin est un dessinateur que je détestais profondément. Celui qui m’a influencé, c’est Raeburn Van Buren, le dessinateur de l’excellent strip quotidien « Abbie an’ Slats » (4) qu’il illustra, dès 1937, sur des scénarios d’Al Capp (le créateur de « Li’l Abner »). Je reprochais à Frank Godwin d’employer des trucs qui étaient toujours les mêmes : ainsi, quand il dessinait un personnage, celui-ci avait des positions à peu près identiques. »
« Moi, je voulais donner à mes dessins, quelque chose de différent à chaque fois : je n’y arrivais pas tout le temps, du reste, mais j’essayais. Frank Godwin avait un procédé de hachures qui ne me convenait pas du tout ; le procédé que j’avais trouvé était essentiellement tiré de photos : sur lesquelles je m’appuyais pour ombrer mes personnages… Je fus d’ailleurs le premier, dans la grande presse, à me servir d’un acteur de cinéma pour créer un personnage de bande dessinée… ». Il s’agissait de James Dean, lequel prêtait donc ses traits à un jeune américain, second rôle d’une dernière intrigue se déroulant aux USA et qui permit, à « P’tit Joc », de se retrouver en tête du référendum qui sondait annuellement les lecteurs de l’hebdomadaire !
Le procédé photographique est d’ailleurs fréquemment utilisé par André Joy puisque la charmante Luce, la petite copine de « P’tit Joc » (laquelle n’hésite jamais à voler à son secours et à lui sauver la mise dans bon nombre d’occasions, comme la fois où elle monte son cheval à la place de notre héros devenu aveugle), est une très belle fille proche physiquement de l’actrice Audrey Hepburn ! « J’avais réuni toutes les photos que je trouvais d’elle : j’avais même sculpté son visage… On est obligé de rentrer à l’intérieur du personnage, dans son esprit (et pas uniquement de faire les traits), d’étudier son attitude, son système de jeu, son expression… : tout entre en ligne de compte. C’est plus que de la copie, c’est de la création… ».
Quoi qu’il en soit, les repreneurs graphiques de la série (que ce soit Juan B. Miguel Muñoz ou Claude-Henri Juillard) ne parviendront jamais à être aussi convaincants : André Joy ayant, manifestement, mis toutes ses tripes pour hisser cette bande dessinée au top, avant de quitter Vaillant, se sentant trahi dans ses convictions politiques après les événements de Budapest en 1956 !
Juan B. Miguel Muñoz (rien à voir avec José Antonio Muñoz, le dessinateur d’« Alack Sinner ») était un dessinateur espagnol émigré en France, après la prise de pouvoir franquiste dans son pays d’origine, comme bien d’autres de ses compatriotes qui travaillaient aussi pour Vaillant (José Cabrero Arnal, Francisco Hidalgo, Ramon Monzon…). Il signait J. B. M. à ses débuts puis, deux semaines plus tard, J. B. Miguel et, dans le numéro suivant, se contentait d’un simple Miguel. Il ne fut le responsable du dessin que de deux aventures de « P’tit Joc », de 18 et 22 planches, parues du n°692 (17.08.58) au n°709 (14.12.1958) et du n°765 (10.01.1960) au n°788 (19.06.1960), avec une planche annonce dans le n°691 (10.08.1958).
Quant à Claude-Henri Juillard, c’était un prolifique dessinateur de différentes séries comme « Captain Tornade » dans Zorro, les enquêtes de « Charles Oscar » dans 34 Caméra et « Hourrah Freddi » ou « Lynx Blanc » dans Vaillant. Il signait de son seul double prénom et n’avait aucune parenté avec André Juillard (le dessinateur des « Sept vies de l’Épervier » et l’actuel repreneur de « Blake et Mortimer »). Lui aussi n’a mis en images que deux courtes aventures de « P’tit Joc » : du n°852 (10.09.61) à 867 (24.12.1961) et du n°868 (31.12.1961) à 881 (01.04.1962).
Aucun d’eux ne retrouva donc la magie narrative des précédents épisodes, malgré des textes dus à Jean Ollivier, le créateur scénaristique de la série : ce dernier ne fut d’ailleurs pas le seul scénariste à travailler sur cette série emblématique qu’André Joy avait abandonnée en pleine gloire. « J’ai toujours été persuadé qu’une des histoires complètes que j’avais réalisée, un peu avant pour Vaillant, avait guidé Jean Ollivier dans le choix des personnages : il en a repris, par exemple, un gros type pour le personnage de Centaure, le manager de « P’tit Joc ». Je n’aimais pas toujours ses textes mais il faut reconnaître qu’il avait du métier : il faisait souvent ça sur le coin d’une table en un quart d’heure, juste avant de partir… Après deux longues aventures, en juillet 1953, la série l’a lassé ; et il a donné la suite (publiée à partir du n°428 du 26 juillet 1953) à Pierre Castex (5). Un jour, Castex m’a fait faux bond ; alors, j’ai demandé à Roger Lécureux (le rédacteur en chef de l’époque) l’autorisation de continuer seul les textes de « P’tit Joc ». C’est ainsi que j’ai repris entièrement l’histoire, à partir du n°519 du 24 avril 1955… J’en ai profité pour réutiliser le personnage de Luce en créant des liens sous-jacents entre elle et notre jockey… Mon vrai métier ce n’est pas seulement de dessiner, c’est aussi d’écrire. ».
Malgré ses innombrables qualités, « P’tit Joc » (qui fut aussi publiée en Belgique dans le quotidien Le Soir) ne fit longtemps l’objet d’aucun album, excepté le mystérieux « Le Cheval fantastique » que les spécialistes du 9ème art considéraient comme tel : alors que ce récit complet inédit de 11 planches (plus la couverture), paru dans le n°465 de Vaillant du 11 avril 1954, n’était qu’un supplément détachable de l’hebdomadaire…
Heureusement, aujourd’hui, la première aventure palpitante et pleine de charme de notre héros est enfin disponible aux éditions Triomphe, et ceci depuis 2001. En effet, les 68 premières demi-planches, où « P’tit Joc » est encore un jeune orphelin vivant dans un haras où il apprend à aimer les chevaux en attendant de devenir jockey, ont été rééditées en deux albums « colorisés » pour l’occasion : « Premiers galops » et « Première victoire ». Espérons que cet éditeur nous proposera un jour les 11 autres épisodes (soit 227 pages) dessinés par André Joy, malgré le peu de succès rencontré par ces deux premiers recueils : les amateurs nostalgiques ayant peut-être été déroutés en ne retrouvant pas le somptueux noir et blanc d’origine ?
Il faudra bien, aussi, qu’un jour, l’on approfondisse la carrière du dessinateur André Joy, de son vrai nom André Gaudelette ; lequel n’est autre que le père de Michel Gaudelette, autre dessinateur qui sévit régulièrement dans les pages de Fluide Glacial ou de Spirou (« Radada la méchante sorcière » avec Sauger ou « Pedro le coati » avec Manu Larcenet). Né le 19 juin 1925, c’est sous le pseudonyme d’André Joy que le dessinateur de « P’tit Joc » débute dans la bande dessinée, avec des récits complets aux éditions SAETL (Sélections Le Corsaire, Pic et Nic…) en 1947, puis aux éditions Vaillant (dans le pocket 34 Caméra) en 1949. On le retrouve, bien sûr, dans le journal Vaillant avec la série « P’tit Joc » en 1952 et avec « Jojo des rues » (également sur scénario de Jean Ollivier) (6) en 1956.
En désaccord avec la politique du parti communiste de l’époque qui soutenait alors l’invasion soviétique de la Hongrie, il quitte Vaillant et est embauché par Dargaud et Le Lombard pour reprendre l’héroïne « Line » dans le journal du même nom (en 1957), sous son vrai nom d’André Gaudelette et sur des scénarios d’un certain Charles Nugue. Par la suite, il publie dans des revues laïques comme Francs-Jeux (« L’Inconnu des Amériques » scénarisé par Jean-Marie Pélaprat en 1966), Nade ou Lisette (en 1967), « Amis Coop » (« Une Histoire de Paris » en 1975, scénarios de L. Denise), et dans les petits formats de la SEPP sous le pseudonyme de Proxima (Casse Cou, en 1975)…
Mais c’est surtout au groupe catholique Fleurus qu’il établit le plus gros de sa carrière, dessinant successivement « Frank et Siméon » (dans Cœurs-Vaillants en 1961, sur des scénarios d’Hervé Serre), « Les enquêtes de Nicole » (dans Âmes Vaillantes en 1962, sur des scénarios de Guy Hempay alias Jean-Marie Pélaprat), « L’Odyssée » (dans J2 Magazine en 1973, adaptation de Gabou), « Judy » (dans J2 Magazine en 1974) (7), « L’Agence Martineau » (dans Djin en 1974, encore avec Guy Hempay), ainsi que quelques albums didactiques sur « Les Grandes heures de l’église » et un nombre impressionnant de récits complets.
En 1987, André Joy prendra une retraite bien méritée mais, d’après Philippe Morin qui l’a de nouveau interviewé tout récemment (pour le PLG spécial 30 ans qui est en préparation où il y aura les deux Gaudelette, père et fils), il parait que notre dessinateur, qui a désormais bientôt 85 ans, trempe toujours avec autant de passion son pinceau dans l’encre de Chine pour réaliser de merveilleuses esquisses : incroyable, non ?
Gilles RATIER, avec Laurent TURPIN aux manettes
(1) A noter que les éditions Hibou/BDF (bdf@skynet.be), sises au 161 rue Théodore De Cuyper bte 36, 1200 Bruxelles (Belgique), et qui sont diffusées en France par Makassar, ont également publié une compilation d’histoires complètes dessinées par André Gaudelette, alias André Joy, et scénarisées par Yves Duval, dans le n°21 de leur collection « Les Meilleurs récits de… ».
(2) Tous les propos d’André Joy sont extraits de l’une de ses rares interviews : réalisée par Philippe Morin (que nous remercions d’ailleurs pour nous avoir donné l’autorisation d’en reprendre quelques morceaux essentiels) et Frédéric Blayo. Elle est parue dans P.L.G.P.P.U.R (futur PLG) n°9 et 10 de l’automne 1981 et du printemps 1982 : deux numéros complètement introuvables aujourd’hui ! Par contre, on peut trouver beaucoup plus facilement le n°95 de Hop ! (septembre 2002) où non seulement André Joy se confie largement, mais où on trouve sa bibliographie complète et la reprise d’un court épisode de « P’tit Joc » paru uniquement dans Caméra, en 1956 : il faut simplement écrire à Louis Cance (56 boulevard Lintilhac, 15000 Aurillac) ou envoyer un mail à marc-andre.limoges@laposte.net.
(3) Pour tout savoir sur Vaillant et son successeur Pif Gadget, il faut absolument lire Période Rouge, journal gratuit (il suffit d’envoyer un courriel à perioderouge@orange.fr ou à vaillantcollector@orange.fr pour le recevoir, en pdf, dans votre boite mail) ; ce dernier s’évertue, avec passion, à rendre hommage aux collaborateurs de la grande aventure des éditions Vaillant, de janvier 1942 à septembre 1973. D’ailleurs, merci à Richard Médioni pour ses nombreux renseignements et pour avoir pris la peine de nous scanner les versions de « P’tit Joc » par Miguel et Claude-Henri, ainsi que l’autoportrait d’André Joy paru dans le n° 632 de Vaillant (le 23 juin 1957).
(4) La formidable mais trop méconnue série « Abbie an’ Slats », qui met en scène un jeune provincial de l’Amérique profonde et sa vieille tante puritaine, ceci jusqu’en 1971 (les scénarios étant repris, à partir de 1946, par Elliot Caplin, le frère d’Al Capp), fut traduite en France sous le titre de « P’tit Zef, poids mouche » dans Junior, avant-guerre, puis sous la forme d’un recueil souple édité par la SPE en 1939 : un fascicule très recherché aujourd’hui (il côte 250 euros au BDM). On retrouve cette bande, bien plus tard, dans des revues comme Quinze ans, Johnny et Rétro B.D., avant que les éditions Futuropolis ne compilent les premiers épisodes dans l’un de leurs beaux albums de la mythique collection « Copyright ».
(5) Pierre Castex en profite alors pour faire intervenir un autre personnage de Vaillant : « Dynamite Rousse », alias le journaliste Leslie Mac Millan, que dessina Gérald Forton, le temps d’une seule aventure publiée en 1958.
(6) Un album regroupant ces 31 planches de deux bandes a été publié en 2002 aux éditions du Triomphe.
(7) Le n°105 de Hop ! détaille tous les épisodes oniriques de « Judy » (dont la dernière aventure toute en couleur, « Judy et le collectionneur », vient d’être rééditée, en novembre 2008, dans un album cartonné au format à l’italienne, aux éditions du Taupinambour). Le fanzine de Louis Cance reprend aussi un récit complet de cinq planches (« Judy et les 3 esthètes », paru dans Djin, en 1980) où André Joy, seul aux commandes du scénario, se moque gentiment de trois célèbres chroniqueurs, historiens et spécialistes de la bande dessinée de l’époque !