Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Emma » – Collection Latitudes – T01 par Kaoru Mori
À l’instar des éditions Casterman avec leur label Écritures, les éditions Ki-oon lance une sélection de livres de leurs auteurs phare dans un format plus prestigieux : la collection Latitudes. C’est Kaoru Mori qui a l’honneur des premiers titres. En 2012, cette mangaka a remporté le prix intergénération à Angoulême pour « Bride Story ». C’est donc ce titre ainsi que sa précédente série « Emma », sortie un peu inaperçue en 2007 chez Kurokawa, qui ressort à temps pour les fêtes de Noël.
La collection Latitudes se présente plus comme un livre de lecture haut de gamme et non comme un manga traditionnel. Première chose qui saute immédiatement aux yeux, c’est la taille conséquente du livre au format de 17 x 24 centimètres. Chaque tome contenant l’équivalent de deux volumes complets de l’édition poche. La couverture est soignée avec un pelliculage mat rehaussé par un vernis sélectif brillant. L’illustration est sobre et tranche avec les couleurs bigarrées habituellement utilisées dans le monde du manga, ainsi que dans les autres éditions de chaque série. En fond de page, un simple trait de peinture fait apparaître un décor emblématique du lieu de l’action, l’héroïne en pied trône au centre de la page dans un superbe dessin, le tout relevé par un fond blanc cassé où figure, en haut, le titre sans fioritures supplémentaire. Une manière de se donner un brin de respectabilité et donc viser un public très différent p lus adulte, ayant les moyens d’investir dans de beaux livres et, surtout, les mains assez grandes pour porter un tel ouvrage. À noter que la jaquette amovible a disparue au profit d’une couverture souple rigidifiée par un rabat intérieur. Il y a de nombreuses années, la jaquette était là pour protéger la véritable couverture d’un livre, souvent en cuir. Aujourd’hui, avec les techniques modernes d’imprimerie, son rôle s’amenuise grâce au pelliculage, cette feuille de plastique servant de protection contre les doigts moites.
Si j’ai longuement parlé avec enthousiasme de « Bride Story » sur bdzoom.com, ce n’est pas le cas de « Emma », le précédent succès de Kaoru Mori. Succès au Japon avec l’obtention du prestigieux « Prix d’excellence » au « Japan Média Art Festival » en 2005. Par contre, en France, ce titre est passé assez inaperçu. C’est sûrement dû à son exotisme très limité, pour nous européens, puisque l’action se situe en Angleterre, au début du siècle dernier. Kaoru Morie s’est pourtant parfaitement documenté sur cette période et a su retranscrire l’effervescence de Londres à l’arrivée de l’industrialisation, de l’automobile et de la tenue de l’exposition universelle de 1851 encore debout au moment des faits.
« Emma » c’est l’histoire d’une jeune fille embauchée comme femme de chambre au service d’une dame de la bourgeoisie à la retraite. Elle a eu une enfance très dure, loin de sa famille, mais a réussi, à force de ténacité et de travail, à s’en sortir sans tomber dans des plans sordides. L’histoire débute alors que William Jones rend visité à son ancienne préceptrice. Il est un peu maladroit et doit faire face aux obligations liées à son rang. Sa famille possède un standing élevé du fait de ses affaires florissantes dans le commerce international. William a tout de suite remarqué la jolie Emma, il faut dire qu’elle lui a presque fracassé le nez en ouvrant énergiquement la porte d’entrée. Emma a beau être une femme de chambre, elle est convoitée par de nombreux hommes, du facteur au barman à côté de chez elle, tout le monde l’a remarquée. William est différent, il ne fait pas d’avances directes, il a plus de style et avance en toute discrétion. Cela va émouvoir la jeune fille qui pour une fois n’a pas immédiatement éconduit son prétendant. Le problème viendra du père de William. Monsieur Jones n’apprécie pas que son fils fréquente autre chose que des filles bien nées. Il va essayer de lui arranger un mariage en se rapprochant d’une famille noble dont la fille, Eléanore, a le même âge que lui. William ne l’entend pourtant pas de cette oreille et compte bien prendre son destin en main. Il en sera autrement, car la vie d’Emma va basculer le jour du décès de sa patronne…
Contrairement à « Bride Story », le trait de Kaoru Mori est ici bien plus épais. Proche de la ligne claire, elle n’a pas encore la finesse et le souci du détail, notamment dans les vêtements, que nous lui connaissons aujourd’hui. Néanmoins, pour une première Å“uvre, c’est un travail impressionnant de réalisme et indéniablement bien documenté. Même si elle utilise le minimum de trait pour représenter ses protagonistes, aucun ne se ressemble et ils sont immédiatement identifiables, aussi bien de face comme de dos. Le fait de les revoir dans un grand format est appréciable. Le dessin n’est pas surchargé, mais contrairement à la plupart des mangas, les décors sont nombreux. Pas seulement dans de grandes cases contemplatives, mais également en fond de case lorsque la situation le permet. C’est ce souci de cohérence entre les individus et l’environnement alentour qui rend crédible cette histoire. Kaoru Mori n’enjolive pas son dessin d’effets larmoyants ou grandiloquents. Elle relate les faits avec sobriété et pudeur. Du coup, « Emma » se dévore comme un roman bien écrit, tout en se rapprochant un peu de la bande dessinée franco-belge, la couleur en moins.
Si cette édition est destinée à un public adulte du fait de son prix élevé, elle peut également intéresser les jeunes enfants qui y trouveront une source de culture indéniable. Que ce soit sur l’univers de la bourgeoisie, l’Angleterre victorienne et les relations coloniales et commerciales que ce pays entretenait, avec le reste du monde, il y a un peu plus d’une centaine d’années. La justesse des propos de l’auteur, sa documentation et la qualité de la narration rendent ce récit captivant.
À l’époque, lorsque Kurokawa a édité les dix volumes de cette série, elle n’a pas su toucher son public. Le sujet n’intéressait sûrement pas les amateurs de mangas, plus habitué aux tribulations asiatiques qu’à l’air brumeux de Londres. Le public ciblé par cette collection Latitudes étant différent, plus adulte, cette nouvelle édition en cinq volumes devrait retrouver une nouvelle jeunesse bien méritée.
Gwenaël JACQUET
« Emma » – Collection Latitudes – T01 par Kaoru Mori
Éditions Ki-oon (18 €) – ISBN : 978-2-35592-451-4
© 2002 Kaoru Mori