Depuis 2021, chaque année, Tiburce Oger rassemble une belle équipe de dessinateurs et dessinatrices pour évoquer l’Ouest américain à travers des personnages authentiques – le Far West, donc – et l’exploitation de ces territoires par des individus qui oubliaient, bien souvent, qu’ils n’étaient que des colonisateurs assoiffés de richesses…
Lire la suite...COMIC BOOK HEBDO n°54 (13/12/2008)
Cette semaine : l’amour, la mort, et tout le reste avec STRANGERS IN PARADISE et MARVEL ZOMBIES…
STRANGERS IN PARADISE vol.12 : LE CÅ’UR SUR LA MAIN (Kymera)
On ne soulignera jamais assez le rôle des « petits » éditeurs si passionnés qu’ils sont de vrais grands éditeurs… On se souvient du Téméraire et de Reporter, par exemple, qui ne sont malheureusement plus en lice alors que leur ligne éditoriale était vraiment magnifique, permettant aux lecteurs français de lire des comics tout simplement indispensables, de purs chefs-d’Å“uvre…Mais tous n’ont pas disparu, heureusement ! les éditions Kymera sont encore là et bien là , proposant des Å“uvres que d’autres n’osent pas publier, dans une cohérence d’esprit tout à fait remarquable. Bryan Talbot, Terry Moore, James A. Owen : c’est tout un pan d’une certaine production, engagée et exigeante en qualité, qu’Éric Bufkens s’évertue à faire découvrir à un public envieux d’accéder à des Å“uvres importantes et atypiques. La pierre angulaire des éditions Kymera, c’est bien sûr Strangers in Paradise de Terry Moore, dont le douzième volume vient de paraître, continuant cette aventure courageuse d’éditer la suite de ce comic au long cours qui ne peut résolument laisser indifférent, une Å“uvre éminemment attachante qu’on ne peut oublier sitôt qu’on a mis le nez dedans, signe évident n’appartenant qu’aux grandes Å“uvres, nous marquant presque malgré nous, dans une évidence limpide et sincère.
Strangers in Paradise est une Å“uvre particulière, alliant avec une rare acuité la chronique intime, l’intrigue policière, l’histoire d’amour et la comédie, mais aussi des moments d’émotion et de drames exprimés avec beaucoup d’humanité et de justesse… Terry Moore a réussi avec cette Å“uvre à instaurer un vrai climat, entre violence et burlesque, créant un véritable thriller affectif, étonnamment proche de nous, de nos sentiments humains les plus évidents, et pourtant complètement fantasque, plein de fantaisie et d’inventions, ce qui en fait un comic à part, un vrai regard sur ce qui nous anime, comme un écho fantasmé. Et ce qui aurait pu n’être qu’une histoire gnangnan regorgeant de bons sentiments et de clichés devient sous la plume de Moore une épopée du quotidien passionnante, fine, drôle, intelligente, prenant au fur et à mesure des numéros une dimension toujours plus prégnante et riche à laquelle il est bien difficile – voire impossible – d’échapper (et pourquoi s’en échapper, d’ailleurs : on en redemande, on veut se plonger dedans, encore et encore). Ce qui transcende le sujet assez simple de Strangers in Paradise, c’est – au-delà de la finesse d’esprit et du savoir faire graphique de Moore – le talent de ce dernier pour la narration. Moore sait faire de la bande dessinée, et à l’instar de Talbot (mais dans un autre esprit), il met en place différents niveaux narratifs, mélangeant les genres et les identités. Ce douzième tome est un exemple resplendissant de l’art de Moore, atteignant de très beaux sommets. Images, textes, photos, dessins et musique se complètent et se répondent, dans des correspondances passionnantes et remarquablement mises en Å“uvre. Au-delà de la composition mêlant différents médiums picturaux et écrits, Moore explore son sujet par une narration en elle-même passionnante, allant même jusqu’à réaliser une scène du récit sous forme de dialogues de théâtre à gauche de la page, illustrés par des vignettes placées à droite (sorte de scénario révélé aux yeux du lecteur), ou bien des pages de textes plongeant instantanément dans le récit littéraire (cette fois-ci il n’est aucunement question de scénario déguisé mais bien de roman parcellaire), ou encore des partitions, des espaces de blanc ou de noir, insufflant un vrai rythme, une respiration contrastée se définissant petit à petit par différentes facettes d’une même réalité. Récompensée en 1996 par un Eisner Award pour la meilleure série, Strangers in Paradise est une Å“uvre qui a eu le temps de mûrir, d’évoluer, de se connaître, puisqu’elle s’étale sur 90 numéros parus entre 1993 et 2007 chez plusieurs éditeurs dont le propre label de Moore : Abstract Studio. Un succès mondial traduit en sept langues et vendu à des millions d’exemplaires, attirant tout un lectorat féminin qui trouve ici une Å“uvre sensible pleine de justesse, le frisson en plus…
Car les deux héros de Strangers in Paradise sont deux héroïnes : Francine, qui est assez douce, naïve, ayant une vie tranquille, trop tranquille, et puis Katchoo (Katina Choovanski), un sacré caractère, impulsive, au passé sulfureux. Deux jeunes femmes au parcours différent, à la personnalité différente, des amies d’enfance qui finissent par tomber amoureuses l’une de l’autre, mais passé, présent et avenir vont se jouer de cette apparemment simple histoire d’amour. Car il y a David, l’homme qui aime Katchoo, Brad, le mari de Francine, et puis les autres personnages de cet univers intimiste et joliment déjanté, comme Freddie, Tambi, Casey… Ce douzième tome contient des épisodes clé de la série, une période charnière. Effectivement, Francine a quitté son mari pour envisager de vivre avec Katchoo, tandis que celle-ci voit son passé la rattraper de manière concrète et violente. Katchoo a fait des conneries. Ancienne call-girl de luxe au sein des Parker Girls, elle s’est tiré avec un gros paquet de fric. Et outres les sbirettes de Darcy Parker et autres personnages intenses, c’est aussi l’inspecteur Walsh qui mène l’enquête. Un vrai flic. Ancienne école. L’étau se resserre. David se perd complètement. Et Francine et Katchoo découvrent qu’elles ne sont peut-être pas encore prêtes pour vivre ensemble. Encore une fois, l’alchimie opère, et c’est tout simplement fabuleux de lire dans le même album une planche où Robert Crumb lui-même – perdu dans des pensées misanthropes – manque de se faire renverser par une Katchoo déchaînée au volant, le tout dans un style cartoon assez crumbien, mais aussi lire le récit intense d’un bon vieux polar, ou encore de se sentir irrémédiablement touché par telle ou telle situation où les sentiments sont mis joliment et justement en exergue, comme ce si beau passage où Katchoo, enfouissant sa tête dans le creux de l’épaule d’une Francine apparemment très émue, finit par lâcher : « Je suis prête à me battre pour toi, Francine… Mais j’ai besoin de savoir… que, au plus profond de toi… c’est ce que tu veux. »
Que voulez-vous que je vous dise après ça ?
Quelle belle Å“uvre…
MARVEL ZOMBIES 2 (vol.3) : LE GOÛT DE LA MORT (Panini Comics, 100% Marvel)
Après les bisous dans le cou, voici venir les crocs de l’horreur plongeant dans la gorge des victimes pétrifiées d’effroi ! (Ah oui, je sais, ce genre d’entrée ça fait toujours son p’tit effet… Hein ? Qui a dit « c’est tout pourri » ?) Pourri comme l’âme en désolation de nos super-héros zombifiés dont j’ai déjà longuement parlé ici… Inventés par Mark Millar dans Ultimate Fantastic Four à l’automne 2005, les Marvel Zombies sont les super-héros d’une Terre parallèle où un virus alien a transformé toutes nos idoles encapées en morts-vivants affamés. Brrrr ! Fabuleusement dessinés par Greg Land dans UFF, ces Marvel Zombies tombèrent seulement quatre mois après entre les mains du très talentueux Sean Phillips pour les dessins et de l’excellent scénariste Robert Kirkman, bien connu pour son goût des récits d’horreur incisifs – on a pu le remarquer dans Walking Dead, par exemple… Ce duo reprit alors magnifiquement le concept génial de Millar pour développer une série entièrement consacrée à ces super-morts-vivants, en instaurant un style noir et caustique, très en phase avec cette nouvelle vague de l’horreur puisant son inspiration principalement dans les chefs-d’Å“uvre des sixties. Courant 2007 paraîtra un crossover avec Evil Dead que je trouve assez décevant, Layman et Neves n’arrivant pas à la cheville de Kirkman et Phillips pour amener une vraie dimension au concept : cela ressemblait plus à une blague potache qu’autre chose, le vénéneux ayant alors disparu… Mais, évidemment, il restait tout de même les très très supergénialfantastiqueincroyablehallucinantes couvertures d’Arthur Suydam qui a réalisé l’intégralité de celles-ci pour ce gros succès de la Maison des Idées. Suydam, avec son style hyperréaliste et hypnotique, a littéralement transcendé l’identité visuelle de l’Å“uvre (à l’instar de Dave McKean pour Sandman), propulsant les ventes du titre pour le plus grand bonheur de tous (ces couvertures sont vraiment des chefs-d’Å“uvre, c’est… fascinant !). Mais même si le style de Phillips ne ressemble en rien à celui de Suydman, ce dessinateur réussit à nous fasciner aussi par son côté à la fois abrupt et fin, exprimant tour à tour le désespoir, l’horreur en action, en passant par l’humour décadent… Une vraie réussite, avec pour épine dorsale une histoire et des dialogues carrément jouissifs. Je pense que Millar n’aurait pu rêver mieux pour ses enfants morbides…
De juillet 2007 à février 2008 parurent un épisode spécial intitulé Dead Days, ainsi que la suite des aventures en cours des Marvel Zombies : enfin ! Ce sont ces épisodes qui sont rassemblés dans ce troisième volume tant attendu. À la fin du premier volume, nous avions quitté nos zombies sans foie ni loi après qu’ils eurent dévoré le Silver Surfer et Galactus : mamma mia, quel appétit ! La digestion fut musclée, puisque les super-zombies se retrouvaient maintenant affublés de l’énergie et des pouvoirs cosmiques de ces sidérants personnages. Et les voici lâchés dans le cosmos, prêts à dévorer tout ce qui bouge sur leur passage, plus puissants que jamais. Mais très vite, la puissance et l’omnipotence sont bien amèrement vécues face à cette faim qui n’en finit jamais et qui les ronge atrocement, jusqu’à en devenir fous. La chair, oui. La faim, oui. Mais le peu de cerveau qui leur reste se bat entre l’animalité et la dignité, vainement, puisque l’écÅ“urant arrive quoi qu’on fasse. Après avoir boulotté la plupart de ce qui existait de vie en cette univers, les Marvel Zombies décident finalement de retourner sur Terre, afin de faire un élevage d’humains avec le peu de vivants restants afin de s’assurer un garde-manger. Aïe, sale temps… Car ils sont déjà là … et sur Terre tout reste compliqué. Je ne vous raconterai rien de plus, évidemment, vous invitant plutôt à lire cet ouvrage avec un féroce appétit de rire et de trembler. L’épisode spécial Dead Days qui ouvre l’album nous raconte plus précisément comment la propagation du virus a eu lieu, et comment tout a très vite dérapé : c’est terrible ! Oui, en général, cette série lève un tabou, celui de la violence réellement vécue et dessinée sous nos yeux. Jusque-là , chez Marvel, même dans les combats les plus âpres, les tensions les plus meurtrières, les dommages physiques et la souffrance restaient comme abstraites. Ici, un crâne scindé en deux est scrupuleusement envisagé et dessiné comme tel. Et l’on voit au fil des pages, médusés, nos héros (oui, je sais, nos héros « parallèles ») se faire dégommer comme des grands, découpés en long, en large et en travers, décapités, démembrés, entre deux grands rires bêtes : du grand guignol, assurément, et un spectacle des plus étonnants… Oui, étonnant, car comme par miracle la substance est là , le récit offrant même des strates de pensée très intéressantes. En fin de volume vous pourrez encore halluciner sur les couvertures de Suydam qui reprennent les couvertures les plus mythiques de l’histoire Marvel pour les zombifier magnifiquement. J’adore.
Cecil McKINLEY