Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
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Notre sélection de la semaine : ? Magasin général T.4 : Confessions ? par Jean-Louis Tripp et Régis Loisel, ? Lulu femme nue T.1 ? par Etienne Davodeau et ? Paroles d’étoiles : mémoires d’enfants cachés, 1939-1945 ? collectif.
? Magasin général T.4 : Confessions ? par Jean-Louis Tripp et Régis Loisel – Editions Casterman (14 Euros)
On a certainement déjà tout dit sur cette touchante et langoureuse saga paysanne à l’ambiance si paisible, ainsi que sur la performance du duo graphique et scénaristique qui en est responsable. En effet, que dire de plus que c’est encore grâce à une accumulation de bonne humeur et de toutes ces petites choses qui nous procurent un bien-être fou que ce quatrième tome prolonge notre plaisir : on y retrouve tous ces personnages attachants, toujours en quête du bonheur, et qui sont isolés dans un bucolique petit village québécois où le temps semble immobile, pendant les années 1920. Et ils sont d’ailleurs en passe de le trouver, ce bonheur ! Serge le cuisinier, celui qui parle comme un Français de France, pour y avoir fait un long séjour durant la première guerre mondiale, est même désormais accepté par tous. L’ennui, c’est qu’il vit toujours sous le toit de cette jolie veuve de Marie, laquelle ne cache pas ses sentiments pour l’élégant moustachu. Les mauvaises langues vont même bon train et voudraient bien que ces deux-là officialisent leur union… Abordant avec sensibilité le fait que les braves gens acceptent difficilement l’homosexualité de l’autre, l’association, basée sur la complémentarité de leur savoir-faire, entre Jean-Louis Tripp et Régis Loisel, fait une nouvelle fois merveille ! Ceci sans oublier l’apport indispensable des savoureux dialogues du cru revus par l’autochtone Jimmy Beaulieu et de la sensible mise en couleurs du non moins québécois François Lapierre…
? Lulu femme nue T.1 ? par Etienne Davodeau – Editions Futuropolis (16 Euros)
Etienne Davodeau est un grand maître de la narration en bandes dessinées ! Chacun de ses albums nous transporte, nous fait voyager, nous émeut… Que ça soit dans ses bandes dessinées reportages dont on n’en finit pas de vanter les mérites (« Les mauvaises gens », « Rural ! » ou « Un homme est mort ») ou dans ses pures fictions toujours ancrées dans le quotidien (« Chute de vélo », « Ceux qui t’aiment » ou ce formidable « Lulu femme nue »), son art du dialogue, du découpage et de l’illustration atteint souvent un paroxysme : et c’est , bien entendu, encore le cas ici ! La bonne idée narrative de cette première partie d’un diptyque dont on attend fiévreusement la suite, c’est de faire raconter l’histoire de cette mère de famille modeste, par ses proches, lors d’un dîner en soirée. A plus de 40 ans, elle a passé ses meilleures années à s’occuper de son foyer et cherche maintenant à reprendre son travail de secrétaire de direction. Complètement dépitée après un nième entretien d’embauche qui ne lui laisse aucun espoir, elle décide de tout abandonner et de prendre des vacances au bord de la mer : une parenthèse dans sa vie de servitude qui déroute et questionne ses amis, sa grande gueule de mari alcoolique et ses trois enfants. Un livre joyeux et intelligent qui peint, avec tact, un étonnant portrait d’une femme bien ordinaire (et de toute une galerie de personnages secondaires tous plus émouvants, plus ambigus et plus humains les uns que les autres), sans glorification ni misérabilisme…
? Paroles d’étoiles : mémoires d’enfants cachés, 1939-1945 ? collectif – Editions Soleil (19,95 Euros)
Suite au succès des « Paroles de poilus » et des « Paroles de Verdun » (également mis en bandes dessinées chez Soleil), voici une nouvelle adaptation d’un ensemble de témoignages recueilli récemment, à partir de 2002, à l’initiative du directeur des éditions de Radio France : en effet, Jean-Pierre Guéno avait, cette fois-ci, lancé un appel à témoin avec le concours de l’association des « enfants cachés » (créée seulement en 1992) et avait rassemblé puis classé ces différents témoignages (écrits, photos) pour en faire le livre « Paroles d’Etoiles » que vient de mettre en BD le talentueux scénariste Serge Le Tendre (oui, oui, celui de « La quête de l’oiseau du temps » !). Cet ouvrage, qui participe au travail de mémoire que chacun d’entre nous se doit d’accomplir et qui se veut un message d’espoir destiné aux nouvelles générations, s’inscrit dans la continuité de cette collection dans laquelle les plus grands artistes du 9ème art mettent en images des récits et des témoignages historiques majeurs. Ce qui frappe d’emblée en ouvrant ce bel objet, c’est que ces souvenirs (la plupart du temps amers et douloureux) d’enfants juifs séparés de leurs parents et qui ont dû apprendre à mentir et à se cacher, pour échapper à l’occupant allemand, sont remarquablement interprétés graphiquement par des dessinateurs qui donnent souvent, du moins ici, le meilleur d’eux-mêmes. Que ceux soient les habituels complices de Serge Le Tendre (Servain soutenu par sa compagne Algésiras, Lidwine ou Franck Biancarelli), des collaborateurs occasionnels (comme Thierry Démarez, Guillaume Sorel, Thierry Martin ou Erik Arnoux, dont on aimerait voir prolonger leur collaboration sur des projets plus longs, tellement elle est éblouissante) ou exceptionnels (comme l’Anglais David Lloyd, le Danois Teddy Kristiansen ou l’Américain David Mack), tous abordent ce sujet grave et universel avec un trait et un ton tout à fait adéquat : bref, voici un collectif qui a vraiment du sens !
Gilles RATIER