Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
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Cette semaine, trois albums signés du Président du Festival de Blois 2008 : « Nouvelles du monde invisible », la réédition de « Quelques mois à l’Amélie » et la biographie illustrée « Harry Belafonte : Calypsos »
L’actualité très riche de Jean-Claude Denis (qui signe ses ouvrages, le plus fréquemment, d’un sobre et élégant Jean-C. Denis) évolue entre musique, nouvelles, exposition et, bien entendu, bandes dessinées : d’où l’idée de lui consacrer un « Plus de lectures » exceptionnel !
Cet explorateur des sens, né le 1er janvier 1951 à Paris, fait partie de ce mouvement qui a défendu une bande dessinée dite d’« auteur », bien avant qu’arrive cette génération prolifique qui réalise indifféremment textes ou dessins pour des bandes dessinées bien souvent expérimentales chez des éditeurs indépendants (les Trondheim, Sfar, David B., Guibert, Larcenet, Blain, Blutch et autres Satrapi) ; en effet, dès les années 1980, des personnalités comme Edmond Baudoin, Baru, Philippe Dupuy et Charles Berbérian, Farid Boudjellal, Martin Veyron ou Jean-C. Denis ont été les premiers, en langue française, à réaliser ce que l’on appelle désormais des romans graphiques, à l’instar de ceux réalisés aux USA par Will Eisner ou Art Spiegelman.
Admis dès 1971 à l’École nationale supérieure des Arts décoratifs de Paris (où il rencontre Martin Veyron et André Juillard), Jean-Claude Denis en sort trois ans plus tard avec un diplôme de communication visuelle en poche, lequel le prédispose à la publicité et à l’illustration. Il commence alors à réaliser quelques publicités, de nombreuses couvertures de livres, et un conte illustré pour enfants (« Oncle Ernest et les Ravis ») au sein du groupe Imaginon qu’il crée avec Caroline Dillard et Martin Veyron Il publie ses premières bandes dessinées dans Pilote (« André le Corbeau », en 1978) et dans Le Figaro (« Cours tout nu », repris en album, en 1979, aux éditions Futuropolis dirigées alors par Etienne Robial). C’est d’ailleurs chez ce même Futuropolis que notre dessinateur compilera aussi les premières aventures de « Luc Leroi », sorte d’anti-héros bohème, maladroit et attachant apparu, à partir de 1980, dans le mensuel (A Suivre). Et c’est aussi chez Futuropolis (mais cette fois-ci chez le nouveau, celui coordonné par Sébastien Gnaegig pour le compte des éditions Gallimard et Soleil) que l’on trouve sa petite merveille de dernier album :
? Nouvelles du monde invisible ? – Editions Futuropolis(19 Euros)
Ici, c’est de l’odorat dont notre explorateur des cinq sens va nous parler, par petites touches délicates, au détour de onze nouvelles (dont une, « A vue de nez », ne comporte aucune image), réussissant le tour de force de nous faire sentir ces odeurs familières auxquelles nous prêtons rarement attention et qui font pourtant, souvent, le sel de l’existence. En se mettant lui-même en scène, Jean-C. Denis entrouvre, avec pudeur, les portes de son intimité, ceci afin de nous permettre de percevoir les mécanismes de la création en bande dessinée… Avec son écriture tout en nuances et son dessin tout en élégance, il nous entraîne dans de délicates volutes furtives, se jouant de la mémoire et de nos souvenirs, tout en nous prouvant, au bout des contes, qu’il a quand même du nez !
Jean-C. Denis reviendra souvent sur le thème de la création (littéraire, narrative, musicale ou picturale) dans ses meilleures histoires : que ça soit dans la reprise de « Luc Leroi » pour de plus longs métrages (publiés en albums, dès 1986, chez Casterman), dans « L’ombre aux tableaux » ou « Bonbon piment » (aux éditions Albin Michel, en 1991), « Le Pélican » (Albin Michel 1994), dans « La beauté à domicile » (Dupuis 2004), dans « Le sommeil de Léo » (Futuropolis 2007) et dans ce qui est assurément son chef-d’œuvre : « Quelques mois à L’Amélie ». Réalisé en 2002, les éditions Dupuis viennent de le rééditer dans un tirage de luxe, limité à 2500 exemplaires et enrichi d’illustrations inédites, à l’occasion des 20 ans de la collection « Aire Libre » :
? Quelques mois à L’Amélie ? – Editions Dupuis (18 Euros)
Avec ce récit intimiste sur la difficulté de la création et sur celle de vieillir, Jean-C. Denis livre une oeuvre dense et personnelle, tendre et émouvante, complexe et fascinante, où son trait se fait plus réaliste que sur certaines de ses précédentes réalisations (« Rup Bonchemin » en 1981 chez Casterman, « Les 7 péchés capitaux » en 1983 aux Humanoïdes associés ou « Drôles d’oisifs » en 1995 chez Albin Michel, par exemple), pour coller parfaitement au ton sentimental et mélancolique de cet incontournable du 9ème art franco-belge… À cinquante ans, Aloys Clark est un homme en rupture d’inspiration. Incapable d’écrire une ligne, l’écrivain sillonne la France, de bibliothèques en centres culturels, pour parler littérature. Il est aussi en rupture d’amour et de bonheur. Hanté par la mort de son père, l’homme cède à la dépression, jusqu’au jour où il exhume un livre d’un rayonnage poussiéreux : le livre d’un autre. Ce récit, en apparence autobiographique, respire la joie de vivre et Aloys décide de suivre les traces de son auteur…
Jean-Claude Denis n’est pas qu’un dessinateur talentueux, qu’un scénariste d’exception et qu’un romancier prometteur (son « Quelques mois à L’Amélie » a connu une version roman éditée chez PLG), c’est aussi un émérite musicien puisqu’il pratique la guitare, le plus souvent avec ses amis Charles Berberian et Philippe Dupuy (pour lesquels il a écrit le scénario d’« Un peu avant la fortune », paru chez Dupuis en ce début d’année), ou au sein des Hommes du Président. Ce groupe remplace les Dennis’ Twist, son ancienne formation où il côtoyait Philippe Poirier, Dodo, Denis Sire, Philippe Vuillemin ou Frank Margerin, et qui interpréta le tube « Tu dis que tu l’M », en 1986. Rien d’étonnant, alors, de retrouver Jean-Claude chez l’éditeur musical Nocturne lequel fait beaucoup pour les relations entre musique et bande dessinée, où il a sorti son propre CD avec Charles Berberain (« Nightbuzz : The Spell », en 2005) et où il a illustré un superbe livret accompagnant deux galettes consacrées à Harry Belafonte :
? Harry Belafonte : Calypsos ? – Editions Nocturne (19,90 Euros)
Dans les années 1950, avec des succès tels que « Matilda », « Island in the Sun » ou « Day-oh », le jamaïcain Harry Belafonte a vite été catalogué comme le « Roi du calypso ». Ce chanteur et acteur a tellement marqué les goûts musicaux de Jean-C Denis que ce dernier revient sur la carrière de cette star afro-américaine en lui consacrant une courte bande dessinée autobiographique : vingt superbes pages qui nous rappellent qu’Harry Belafonte fut aussi un personnage emblématique de la lutte pour l’égalité des droits civiques aux USA ! Et comme d’habitude aux éditions Nocturne, les enregistrements sont d’excellentes qualités et nous permettent d’apprécier, comme il se doit, une subtile compilation des œuvres de l’artiste : un plaisir pour les yeux, comme pour les oreilles…
Et comme Jean-C Denis a justement obtenu le « Grand Boum 2007 » décerné par le festival BDBoum de Blois, pour l’ensemble de son œuvre, il sera la vedette de la prochaine édition de cet incontournable festival citoyen qui se tiendra du 21 au 23 novembre : http://www.bdboum.com. Une grande exposition, dont le commissaire n’est autre que le minutieux encyclopédiste Patrick Gaumer, s’attachera à faire le tour de son œuvre, laquelle s’impose par son caractère intimiste et par son engagement pour une bande dessinée d’auteur !
Gilles RATIER