Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« American Tragedy : l’histoire de Sacco & Vanzetti » par Florent Calvez
Notre vocabulaire, hérité d’une longue histoire littéraire, est riche et particulièrement significatif : chaque lecteur de bande dessinée a en tête une « découverte », qu’il s’agisse ou non d’un titre faisant l’objet d’une importante « couverture médiatique ». Recouvert d’une aura particulière, cet album choisi sera très vite lu… et relu si le lecteur remet le couvert ! Né dans un monde ultra-colonisé par l’image sous toutes ses formes, le lecteur doit créer du sens dans ce parcours géographique qui va d’une page à l’autre, ou d’un écran à un autre. Il se cache bien des choses « sous » chaque image, mais bien des choses nous sont dites « avec » la couverture…
Avec « American Tragedy : l’Histoire de Sacco & Vanzetti », paru aux éditions Delcourt en avril 2012, Florent Calvez illustre le récit dramatique d’une partie de l’histoire des États-Unis. Suite à la montée du syndicalisme dans les années 1920, les USA sont en effet marqués par de violents soulèvements donnant lieu à une vague d’attentats anarchistes meurtriers dans plusieurs villes, comme Boston. Les masses populaires comme les dirigeants, dans un vaste amalgame, craignent les grévistes, les étrangers et « les Rouges ». C’est dans ce climat d’instabilité que Sacco et Vanzetti, deux immigrés italiens, sont condamnés à la chaise électrique, malgré un manque de preuves formelles et une mobilisation internationale intense.
On se souviendra naturellement de l’adaptation filmique du sujet par Giuliano Montaldo, (« Sacco et Vanzetti », 1971) doublement magnifié par la chanson « Here’s to you » de Joan Baez et la bande originale d’Ennio Morricone. L’affiche du film, très sombre, et où le visage en gros plan des deux protagonistes condamnés était séparé par une chaise électrique déjà en action, résonnait à l’évidence comme un plaidoyer contre la peine de mort. Dans un écho à l’actualité mondiale des années 1970, il faut rappeler que, de 1972 à 1976), la Cour Suprême américaine avait bloqué l’application de la peine de mort dans tout le pays, considérant qu’il s’agissait d’un châtiment cruel et exceptionnel (Cruel and Unusual Punishment), interdit par le VIIIème amendement à la Constitution.
La couverture imaginée par Florent Calvez adopte une autre voie ; plusieurs essais furent initialement tentés pour mettre en scène les grands thèmes contenus autour de l’affaire : sous le titre premier « Nicolas et Bart : une tragédie américaine » seront donc déclinés tour à tour la peine de mort, le procès, l’immigration aux Etats-Unis, la lutte des classes ouvrières ou la répression policière. Peu à peu, c’est cependant l’emprise de la ville américaine qui devient l’arrière-plan retenu pour le visuel final.
Dès la fin du XIXème siècle, les villes de la côte Est étaient en effet devenues les portes du Nouveau Monde, où les immigrants européens s’entassèrent dans des quartiers bien souvent insalubres (les tenements). Les nouveaux quartiers, surpeuplés, se transformèrent vite en ghettos. Dans cet univers surgi de la fin de la Conquête de l’Ouest, où, dès 1900, les citadins américains représentent 39,6 % de la population totale, l’urbanisme est stimulé par l’apparition des premiers gratte-ciel à New York et Chicago, par l’invention de l’ascenseur et par l’utilisation de l’acier et du béton. Les buildings reflètent la puissance d’entreprises capitalistes qui ont des atouts puissants dans tous les milieux.
Cette leçon d’histoire nous permettra de mieux saisir la portée éthique et philosophique du débat engagé autour de l’affaire Sacco et Vanzetti. Soupçonnés d’être les auteurs de deux violents braquages commis dans le Massachussets, les deux hommes, en dépit d’une mobilisation internationale intense et le report à plusieurs reprises de l’exécution, seront exécutés par chaise électrique dans la nuit du 22 au 23 août 1927, à la Prison de Charlestown (banlieue de Boston), suscitant une immense réprobation. Leur innocence sera reconnue bien plus tard…
Dans un visuel en partie inspiré par l’affiche d’ « Il était une fois en Amérique » (S. Leone, 1984), Å“uvre qui décrit la période de la Prohibition et l’avènement du gangstérisme dans les années 1920, la couverture d’ « American Tragedy » place donc Sacco et Vanzetti au centre d’un univers particulièrement aliénant et dénué de toute humanité. L’architecture, ici rendue totalitaire de par sa verticalité écrasante, rappellera le plan en damier de la ville américaine, où, tels des pions anonymes, deux silhouettes étrangères attendent un improbable destin. Bien loin du rêve américain, voici par conséquent deux êtres ignorés (toutes les fenêtres sont soient fermées soient de simples cadres sans identités), perdus dans un contexte où la menace est déjà diverse : leur solitude les expose à une mort certaine, ce que laissent déjà présager la noirceur de leurs costumes, le mot « tragedy » ou les divers câblages électriques passant au dessus de leurs têtes. Tels des héros promis à un destin fatal, Sacco et Vanzetti sont deux personnages en transition, porteurs entre deux époques et deux mondes de nos cauchemars comme de nos idéaux.
Laissons le fin mot de cette analyse à Florent Calvez lui-même, qui revient sur la genèse de ce visuel :
« Petit à petit, on est passé de la représentation de Sacco et Vanzetti (visages en gros plan, au bureau de police…) à une posture plus contextuelle : disons que les montrer cernés par les immeubles de briques rouges, sans espoir de sortie, parlait plus de l’album. On ne voit le ciel que dans les reflets des vitres (une sorte de miroir aux alouettes), l’horizon est bouché…
Les affubler de valises, c’est aussi les montrer toujours étrangers.
Les montrer immobiles, de face, c’est à la fois les « coincer » entre les murs (on renforce le côté « souricière ») et les statufier (en tant qu’icônes).
Ils sont les seuls êtres vivants de l’image, ils sont pris au piège d’un système… ».
Ainsi va la marche de Sacco et Vanzetti :
« Maintenant Nicolas et Bart
Vous dormez au fond de nos cœurs
Vous étiez tous seuls dans la mort
Mais par elle vous vaincrez. »
Philippe TOMBLAINE
http://couverturedebd.over-blog.com/
« American Tragedy : l’histoire de Sacco & Vanzetti » par Florent Calvez
Éditions Delcourt (14, 30 €) – ISBN : 978-2-7560-1584-2