Depuis 2021, chaque année, Tiburce Oger rassemble une belle équipe de dessinateurs et dessinatrices pour évoquer l’Ouest américain à travers des personnages authentiques – le Far West, donc – et l’exploitation de ces territoires par des individus qui oubliaient, bien souvent, qu’ils n’étaient que des colonisateurs assoiffés de richesses…
Lire la suite...COMIC BOOK HEBDO n°42 (20/09/2008)
Cette semaine, retour sur deux ouvrages indispensables consacrés au duo mythique qui a fait explosé le Silver Age : Stan Lee et Jack Kirby.
STAN LEE (Panini Comics ; Marvel Deluxe)
En créant durant les sixties des personnages tels que les Quatre Fantastiques, les X-Men, les Vengeurs, Spider-man, Daredevil, Hulk et bien d’autres super-héros aujourd’hui super-stars, Stan Lee a donné matière pour inaugurer une nouvelle ère de l’histoire des comics, une facette inhérente à l’émergence du Silver Age. Presque rien, quoi, une peccadille… Juste une révolution.
On dit souvent que Lee et Kirby ont tout inventé de la mythologie Marvel. Mais comme le souligne justement Roy Thomas dans sa jolie préface, avant eux il y eut Martin Goodman. N’oublions pas que si Goodman n’avait pas été là, il n’y aurait peut-être jamais eu de Lee ou de Kirby. Cet éditeur, en créant Timely Comics à la fin des années 30, posa la première pierre d’une des aventures éditoriales américaines les plus remarquables. En effet, les auteurs et dessinateurs qui travaillaient pour Timely s’appelaient Burgos, Everett, Kirby, ou Simon, les premiers à avoir réagi de manière forte aux héros de chez National/DC en signant des séries telles que Captain America, The Human Torch ou encore The Sub-Mariner : toute une mythologie en devenir ! La venue du jeune Stan au sein de l’équipe Timely allait marquer le début de collaborations épiques et historiques qui – après le creux des années 50 – allait ressurgir avec force en 1961. Mais je m’éloigne un peu bien que restant dans le sujet.
Ce livre couvre une période allant de 1941 à 1995 (eh oui, ça donne une idée du parcours du bonhomme), et en plus d’une introduction passionnée et de quelques inédits géniaux, les épisodes des grandes séries à succès des 60s et 70s ont été choisis avec passion et intelligence. Certes, il y a bien quelques classiques archi-connus, comme le premier épisode de Spider-Man ou le mariage de Red et Jane Richards dans Fantastic Four, mais dans l’ensemble on ne peut que se réjouir de cette belle mosaïque pleine d’heureuses surprises. Reprenons dans l’ordre.
On débute avec une pièce HISTORIQUE ! La première histoire écrite par Stan Lee pour Timely ! Deux pages d’un texte à l’intrigue simple mais déjà efficace, illustré par deux dessins signés Simon et Kirby. Il est ainsi amusant de voir que cette œuvre première scellait déjà l’association de Lee et Kirby. Se doutaient-ils que 20 ans plus tard ils feraient tout péter par leur travail commun ? C’est peu probable ! Après cette pièce d’anthologie, nous avons droit à un épisode de Captain America absolument extraordinaire, fabuleux, sublime, surprenant et puissant. Un vrai coup de cœur, une révélation, et je suis sûr que je ne serai pas le seul à vibrer ardemment face à ce bijou qui donne envie d’une édition des épisodes de l’Âge d’Or côté Timely tant ce patrimoine est passionnant à lire et à regarder aujourd’hui (qu’en pensez-vous, Panini ?). Datée de novembre 1942, cette histoire de 24 pages dessinée par Al Avison est un chef-d’œuvre où l’on assiste à une confrontation entre Captain America et son ennemi légendaire Crâne Rouge. Jamais je n’avais vu de dessins de Crâne Rouge aussi impressionnants que ceux d’Avison : anatomiquement réaliste mais secoué de rictus dignes du théâtre du Grand Guignol ou du train fantôme, le crâne de ce vilain nazi provoque une fascination et une frousse implacables, renforcées par un trait caricatural et assez effrayant (même pour le dessin des héros). Il y a dans les dessins d’Avison une force extraordinaire, une puissance d’évocation pratiquement expressionniste, un sens du contraste et de la mise en scène remarquable. Est-ce Stan Lee ou Al Avison qui s’est occupé de la conception graphique des planches (peut-être les deux) ? Je ne sais pas, mais c’est tout simplement génial : les personnages et les bulles dépassent parfois des cases dans un sens de la composition si aigu qu’il engendre des points d’articulation, de force, dans l’esthétique générale de la planche tout en accentuant les nœuds du récit. Encore plus génial, les intercases ne sont que très rarement droits, prenant les formes les plus atypiques, se déformant en adéquation avec l’émotion véhiculée par le contenu des cases adjacentes. Zébrés, ondulés, tremblants, sinueux, ils apportent une dynamique incroyable au niveau visuel, mais aussi au récit. Le résultat est hallucinant. Ah, si Marvel voulait, si Panini pouvait… Suivent deux bandes courtes, l’une de 1953 (Le Fou Furieux, une réponse de Lee pleine d’humour et de culot aux accusations de la psychanalyse américaine de l’époque qui attaquait la moralité des comics) et l’autre de 1962 (La Complainte du Fantôme, un conte fantastique typique de ces années-là, savoureux). On aurait aimé encore plus d’œuvres de ces époques et de cette espèce, mais les sixties sont déjà là…
Viennent donc les grands classiques comme Spider-Man par Ditko ou Fantastic Four par Kirby, ainsi qu’un épisode de Daredevil dessiné par le grand Wallace Wood. Puis l’avènement de Buscema sur Silver Surfer et de Gene Colan sur Daredevil : deux maîtres, deux géants, deux personnages exceptionnels. Des épisodes d’une grande beauté, d’une grande profondeur, montrant que Lee sait faire bien autre chose que de délirer sans fin dans les moments les plus ludiques des productions Marvel. On continue en fanfare avec trois épisodes de Thor dessinés par Jack Kirby puis Neal Adams (1970), et un épisode de Docteur Strange qui a bénéficié du trait hypnotique et suave de Barry Windsor Smith (1972). Le travail d’Adams et de Smith sur les scénarios de Lee est magnifique ; des épisodes assez rares pour qu’on les déguste à leur juste valeur. Avouez que c’est quand même un sacré programme, non ? De grands artistes, de passionnantes histoires symptomatiques de la faconde d’un Stan Lee toujours plus inventif, parfois déchaîné, toujours passionné. On finit enfin par une histoire plus récente, datée de 1995 : un épisode court de Spider-Man dessiné par Darick Robertson et encré par George Pérez. En plus d’un mini épisode humoristique sur l’atelier Marvel et des croquis de recherche de Lee pour le logo des Quatre fantastiques, vous pourrez lire un document historique lui aussi puisqu’il s’agit du synopsis écrit par Stan Lee pour Fantastic Four #1 !
Les fans de longue date trouveront dans cet album des moments de lecture proustiens ou rares, et les jeunes générations auront là l’occasion de s’initier à des classiques qui leur feront découvrir la genèse de ce qu’on appelle l’Âge Marvel… Si vous ajoutez le volume consacré à Jack Kirby dont je vais vous parler juste après cette phrase, vous voilà avec cet album en possession de tout un pan de l’histoire des comics: in-dis-pen-sa-ble !
JACK KIRBY (Panini Comics ; Marvel Deluxe)
Vous parler de Jack Kirby, pour moi, c’est un peu comme attaquer l’Everest à la petite cuillère… Un défi cosmique, par Odin ! Par où commencer ? Un demi-siècle de créations graphiques décisives pour le genre tout entier, plus de 600 personnages crées ou dessinés, plus de 20 000 planches exécutées : western, aventure, science-fiction, guerre, fantastique, parodie, historique, policier… que n’a pas dessiné Kirby tout au long de sa carrière ? Car on parle automatiquement de Captain America en 1941 et des Fantastic Four en 1961 pour évoquer l’importance de ce dessinateur mythique, mais cela reste malgré tout une vision très incomplète de ce qu’a créé Kirby, de ce qu’il représente. La force de ses dessins, ses inventions et ses audaces, son influence gigantesque sur des générations d’artistes et de lecteurs en font une légende… Kirby n’a pas tout inventé, il a « seulement » révolutionné le monde des comics. Si vous êtes de celles ou ceux qui pensez que le dessin « primitif » de Kirby ne vaut pas la renommée qu’on en a fait (nous verrons cela juste après) et donc que je pousse le bouchon un peu loin, alors écoutez el senior John Romita qui a dit de lui : « Je ne peux mesurer l’influence qu’il a eue. Il a été d’une créativité inégalée. Les idées qu’il lançait d’un jet étaient meilleures que celles issues pour d’autres de toute une vie de réflexion. C’était un génie. » Pour le coup, le bouchon s’en retrouve ultra poussé.
Élément rarement évoqué à sa juste importance, il faut rappeler que Jack Kirby (de son vrai nom Jacob Kurtzberg) débuta à l’âge de 18 ans en tant qu’intervalliste aux studios de Max Fleisher ; c’était en 1935. Collaborant notamment sur des dessins animés tels que Popeye et Betty Boop (mmmmmm… Betty ! I love you !), Jack Kirby dessina donc de très nombreux mouvements cinématographiques fragmentés et arrêtés dans le temps du papier : il y a fort à parier que cette première expérience fut décisive pour Kirby et qu’elle le marqua profondément dans sa manière d’aborder le geste, l’action et le dynamisme dans son dessin. Résultat : son art du mouvement dépassa de loin nombre de créations dont la cinétique s’en retrouvait grippée par comparaison. Sa puissance poussa les artistes à envisager sous un autre jour leur capacité et leur talent à rendre un récit dynamique ; on comprend dès lors que de nombreux dessinateurs américains furent influencés par le King et que beaucoup de grandes signatures – du Silver Age à aujourd’hui – se réclament de cet artiste immense.
Immense, car ne parler que de son efficacité brute et de son sens du mouvement est bien réducteur. Il faudrait aussi évoquer son art du contraste, son génie de l’étrange, sa remarquable interprétation de l’esthétique féminine, son sens de la théâtralité, son invention débridée dans des créations de mondes cosmiques ou de monstres en tout genre, son goût pour les délires technologiques. Ce tout dernier point est très important car il nous plonge dans une autre facette du génie de Kirby. Dès les aventures des 4 Fantastiques, on sentit un appétit grandissant de Kirby pour l’art de dessiner les machines, les armures, les objets technologiques, en poussant toujours plus loin l’exubérance dans l’invention esthétique. Ce processus ne fera que prendre de l’ampleur avec le temps, amenant Kirby à des paroxysmes visuels où chaque morceau de métal devient le lieu d’un décorum-délirium qui laisse souvent le lecteur pantois devant tant de folie organisée (relire Captain Victory ou The Eternals). Kirby est un artiste de la flamboyance.
On pourrait aussi parler d’une poésie épique certaine, d’une rapidité d’exécution inhumaine (on inventa même une « échelle Kirby » pour mesurer le nombre maximum de planches qu’un dessinateur peut exécuter en une journée). On pourrait se lancer dans de passionnants discours sur des séries aussi géniales que New Gods, Mister Miracle, sa très belle adaptation en petits épisodes de 2001 A Space Odyssey ou bien Sandman avec son vieux compère Joe Simon, ainsi que Kamandi ou le magnifique Machine Man… On pourrait bien entendu reparler de son travail de précurseur avec Stan Lee, jetant ensemble les bases de tout l’univers des super-héros Marvel dans les années 60 : The Fantastic Four, Thor, The Avengers, Silver Surfer, Hulk, X-Men, etc, etc… Ou encore revenir dans les années 40 où il dessina (souvent accompagné de Joe Simon au scénario) Blue Beetle, The Lone Rider, Captain Marvel Adventures et bien sûr Captain America qu’il reprendra en 1964. Mais nous ne le ferons pas. Car nous avons à nous pencher sur l’album qui nous intéresse aujourd’hui.
Demandez le programme !
-La première création de Kirby dans Red Raven Comics #1 : Mercury in the 20th Century (1940) où l’on pressent déjà certaines caractéristiques de l’esprit de Kirby que l’on retrouvera bien plus tard dans ses autres œuvres de science-fiction et de super-héros, à savoir les relations entre des dieux mystiques et l’humanité en proie à la folie destructrice. Le dessin se cherche encore, mais le souffle est déjà là.
-Puis vient un très bel épisode de The Vision, paru dans Marvel Mystery Comics #13 de novembre 1940. Une petite merveille qui résonne tout spécialement dans le cœur de celles et ceux qui ont été fortement marqués par la présence d’un étrange membre des Vengeurs à partir de la fin des années 60 : La Vision, synthozoïde créé par le robot Ultron à partir de l’androïde désactivé de la première Torche Humaine (ce qui nous ramène encore aux années 40 !). Même si ce n’est pas le même personnage, la même histoire, les mêmes pouvoirs, il est impossible de ne pas faire le parallèle entre les deux héros, le premier semblant être l’ancêtre du second. En effet, leur aspect physique est assez proche : visage énigmatique, corps puissant, grande cape, gants, large ceinture, vert et rouge de sa silhouette. Mais il y a aussi le côté tangible/intangible du personnage qui s’exprime de manière différente et pourtant troublante à presque 30 ans d’intervalle.
-Captain America, super-soldat créé par Joe Simon et Kirby pour participer à l’effort de guerre des héros de papier face à la montée du nazisme, se devait bien évidemment d’être présent dans cet ouvrage : rien de moins que le tout premier épisode paru dans le Captain America Comics #1 de mars 1941 !
-I Defied Pildorr, the Plunderer from Outer Space est l’un de ces délicieux récits courts de science-fiction qui ont inondé les comic books et les petits formats dans les années 60. Délicieux car naïfs tout autant qu’inventifs, très sérieux et pourtant pleins de malice. La présente création, parue dans Strange Tales #94 en mars 1962, est une pure merveille où le goût de Kirby pour les faciès de monstres extraterrestres et la technologie s’exprime allègrement.
Puis vient l’ère des mythiques super-héros Marvel, largement représentés dans la suite de l’ouvrage.
-Tout d’abord Origines de Hulk ! où dans un souci de raccourci historique le titan passe du gris au vert en trois pages (1963).
-Ensuite Spider-Man contre la Torche !, rare incursion de Kirby dans le monde de Ditko qui a tout de même encré l’épisode (1964).
-Captain America rejoint les Vengeurs : disparu du paysage éditorial en 1949, le super-soldat symbole de l’Amérique revint toujours aussi jeune quinze ans après par le miracle de l’hibernation et deviendra un membre très important des Vengeurs (1964).
-En ce qui concerne Fantastic Four, nous aurons à nouveau le plaisir de relire les épisodes 48 à 51 datés de 1966, dont les historiques Voici Venir Galactus et L’Incroyable Saga de Silver Surfer : gigantisme, visions cosmiques (dont un des fameux photomontages de Kirby, véritables audaces graphiques parfois décriées mais qui restent – avouons-le – de purs moments de bonheur kitch), dessins d’énergie pure, sentiments et apocalypse, la fameuse zone négative, l’apparition de Galactus et de Silver Surfer ainsi que la présence du Gardien font que ces épisodes demeurent de très grands classiques.
-Pour Thor, trois épisodes géniaux et emblématiques de 1966 (grande année !) puisqu’on y découvre la saga magnifique des Chevaliers de Wundagore et du Maître de l’Evolution dans une contrée d’Europe Centrale où Vif-Argent et La Sorcière Rouge cherchent leurs origines. Ce contexte est sans doute l’un des plus brillants imaginés au sein de la Maison des Idées, vision mystico-technologique de L’Ile du Dr Moreau de Wells (en 1979, David Micheline et John Byrne revisiteront cette histoire avec maestria dans The Avengers). Magnifique, onirique, fantastique, un pur chef-d’œuvre où encore une fois le style de Kirby explose à chaque case.
-Deux épisodes courts des Inhumains (1970) et un de Captain America (1976) nous montrent un Kirby dans la plénitude de son art.
-Vous pourrez également admirer un sublimissime récit issu des Eternels, série où Kirby a laissé son goût pour les recherches graphiques liées aux technologies extraterrestres confiner au délire. Chaque casque, chaque masque, chaque armure est prétexte à élaborer des formes et des motifs exubérants tout autant que raffinés et puissants. Mise en scène tragique, cadrages extravertis, images-choc, The Eternals est l’une des plus belles réussites de Kirby, une folie baroque si intense qu’elle flirte parfois avec l’abstrait.
-Enfin, deux cerises sur le gâteau en guise de curiosités : Vous avez dit Synopsis (1967), trois pages malgré tout assez célèbres où Jack Kirby se moque de lui-même et de son acolyte Stan Lee dans un esprit qui rappelle celui de Mad. Et un épisode particulièrement décalé de la série des What if daté de 1978 et intitulé Et si les 4 Fantastiques étaient la Team Marvel des Origines ? : Stan Lee est Mister Fantastic, Jack Kirby est La Chose, Sol Brodsky (vice-président de Marvel) devient la Torche humaine, et Flo Steinberg (la secrétaire de Marvel Comics) incarne la Femme Invisible. L’aventure est complètement délirante et évite la simple parodie pour constituer un véritable récit Marvel.
Que dire après tout ça ? Si vous ne connaissez pas Jack Kirby, cet album est l’ouvrage idéal pour appréhender son art et son univers. Et pour ceux qui le connaissent, c’est l’occasion de découvrir quelques raretés et inédits, et de passer à nouveau de grands moments de lectures complètement dingues.
Kirby est mort, Vive Kirby !
Cecil McKinley