Depuis 2021, chaque année, Tiburce Oger rassemble une belle équipe de dessinateurs et dessinatrices pour évoquer l’Ouest américain à travers des personnages authentiques – le Far West, donc – et l’exploitation de ces territoires par des individus qui oubliaient, bien souvent, qu’ils n’étaient que des colonisateurs assoiffés de richesses…
Lire la suite...Spécial « DMZ » chez Urban Comics
Après la relance de « 100 Bullets », de « Fables » et en attendant celle de « Scalped », Urban Comics reprend intégralement « DMZ », l’une de mes séries américaines préférées, l’une de celles qui m’ont le plus marqué ces dernières années. « DMZ » est un comic de tout premier ordre, symptomatique de l’après 11 septembre 2001 ; une Å“uvre intelligente, forte et courageuse, brillantissime. À lire absolument.
Je vous ai déjà parlé ici même et à maintes reprises des interactions de plus en plus nombreuses entre réalité et fiction dans l’univers contemporain des comic books. Ainsi, je ne vois pas comment chroniquer « DMZ » sans reparler un tant soit peu de la production américaine post-Nine Eleven. Non, « DMZ » n’est pas une bande dessinée sur le 11 septembre 2001, pas plus que « Civil War », « Ex Machina », « Pride of Baghdad » ou « Secret War », mais envisager ces œuvres en ignorant cette date fatidique revient à n’en pas comprendre les racines ni l’intention. Car comme dans « Ex Machina » (où néanmoins une seule des deux tours jumelles s’est effondrée dans cette réalité réinterprétée), le spectre de l’attentat qui a traumatisé les États-Unis est physiquement et moralement présent dans cette œuvre – où l’on mentionne nommément le « Ground Zero ». C’est bien l’horreur d’une guerre et de ses conséquences intra-muros qui hantent « DMZ ». C’en est même le sujet. Une guerre sale. Comme toutes les guerres. Vous me direz, un futur proche où New York (ou bien une autre mégapole emblématique) est devenue le théâtre d’affrontements d’une population transformée en hordes agressives ou agissant au sein de réseaux de résistance humanistes n’est pas nouveau, cela a même été un thème fétiche d’un certain cinéma américain qui a explosé durant les seventies. Mais aujourd’hui, après ce qui s’est passé en 2001 (et qui est repris comme élément sous-jacent du contexte que développe Wood), la lecture d’une œuvre comme « DMZ » ouvre une sorte de brèche dans notre perception et notre acceptation d’un monde en proie à certains chocs devenus bien trop insupportables pour nombre de cervelles sensibles.
La seconde guerre civile américaine a éclaté il y a déjà cinq ans, lorsque le récit de « DMZ » commence. Un soulèvement né au Montana a déclenché une suite d’hostilités toujours plus violentes en déclarant l’existence d’états libres au sein de l’Amérique fédérale. S’ensuivit le début d’une guerre entre « États Libres » et « États-Unis d’Amérique », guerre qui s’enlise et perdure. « DMZ » se penche plus précisément sur une situation unique et ô combien symbolique du conflit : l’existence d’une zone neutre, coincée entre les États Libres du New Jersey & Inland et les États-Unis d’Amérique de Brooklyn/Queens/Long Island. Cette zone démilitarisée (la fameuse « DMZ »), c’est bien sûr l’île de Manhattan, autrement dit New York. Une zone démilitarisée qui subit néanmoins de plein fouet les ravages du conflit puisque sa position géographique en fait un rempart bien fragile face aux attaques croisées des deux camps et à la curiosité médiatique. Que se passe-t-il dans la DMZ depuis ces cinq ans ? Comment les gens y vivent-ils ? Qui sont-ils ? Est-ce le chaos ? Un no man’s land déguisé ? Ou bien encore un vivier de forces dont il faut se méfier ? Le reste des États – Libres ou Unis – se pose la question et voit en la DMZ le lieu de toutes les possibilités afin de faire basculer le conflit en jouant sur la portée historique et symbolique de New York. Ainsi, à la pointe de la DMZ, Ground Zero est sous protection exclusive des États-Unis d’Amérique, ce lieu étant trop important humainement et politiquement aux yeux du gouvernement américain pour que ce dernier le laisse aux mains de n’importe qui.
La chaîne de télévision Liberty News a décidé de profiter d’un cessez-le-feu pour envoyer Viktor Ferguson (un grand journaliste qui a déjà reçu le prix Pulitzer) dans la DMZ afin qu’il ramène une série de reportages témoignant de ce qu’est la vie des civils dans cette zone si méconnue, devant aussi intervenir de manière quotidienne sur la chaîne afin de dévoiler au reste du monde le vrai visage de la ville. Une ville démilitarisée mais non dénuée de dangers, loin de là . Dans les basques de Ferguson pour cette mission médiatique de tous les dangers, il y a Matthew Roth, un jeune photographe stagiaire apparemment inexpérimenté mais dont le père est un homme influent. Malheureusement, dès leur arrivée, les choses tournent mal et Matthew se retrouve seul en plein inconnu, livré à lui-même dans un univers de gravats où l’insécurité semble omniprésente.
« DMZ » est l’histoire de ce jeune homme qui découvre la réalité de la guerre, au quotidien, dans une ville prise en étau entre deux armées et elle-même en proie à tous les débordements possibles… Mais, contre toute attente, la vie dans la DMZ est possible. Elle s’est réorganisée, elle s’est adaptée… « Tant qu’il y a de la vie » disait l’autre. Vivre avec les autres, se cacher, manger, dormir, cultiver, agir, aimer, se défendre, aider, se soigner, travailler, converser, et même aller à un concert ou manger au resto… Autant de faits et gestes de la vie courante qui n’ont pas disparu, mais dont la valeur s’en est retrouvée transformée… par la force des choses. Et puis il y a les gens, leur parcours, leur histoire : la vraie moelle de cette Å“uvre culottée et incroyablement talentueuse qui – sans cette approche humaine toute en nuances et pleine de justesse, d’émotion, de sentiments remarquablement exprimés – serait ambiguë ou casse-gueule. Une Å“uvre sur la guerre qui creuse des émotions intenses et nous pousse à une meilleure compréhension de ce que peut être une vie sous les bombes. Une Å“uvre qui ne se place pas du côté des bons ni des méchants pour mieux disséquer tous les cas de figure qui peuvent poindre en chacun de nous lorsque le choix n’est plus une envie mais une nécessité ultime afin de continuer à exister. La vie comme un luxe, mais pas non plus l’enfer à tous les coins de rues, l’humanité étant toujours pleine de ressources et ayant soif de légèreté.
Dès le premier tome, nous faisons connaissance avec quelques-uns des personnages qui traversent l’histoire, rencontrés selon des circonstances souvent tragiques. Il y a bien sûr la pétulante Zee, infirmière punkette dévouée corps et âme au soin des blessés et de tous ceux qui souffrent, comme ces enfants mutilés par un bombardement. Il y a aussi Soames, le chef des « Ghosts » (une faction quelque peu extrême qui s’évertue à préserver la diversité de la faune et de la flore sous Central Park), l’étrange Wilson et ses innombrables petits-enfants, Jamal, l’ami de Zee, ou encore les dangereux membres de la FSA, armée de libération renégate. Dans le deuxième tome, nous continuons d’explorer le parcours de chacun des personnages, leurs pulsions de vie et les choix qu’ils font au gré d’épisodes violents et perturbants.
Le talent de Brian Wood est d’avoir su dépeindre une société en constante reconstruction et réappropriation de soi dans un contexte de guerre civile dure, évitant d’en faire un récit de guerre basé sur l’action pure ou une simple galerie de portraits simplistes. « DMZ » procède d’une alchimie subtile et profonde qui réussit à parler d’une globalité de sens en l’exprimant seulement par les différentes visions et le vécu des personnages, s’attachant à la personnalité de chacun des protagonistes pour dresser un tableau sensible d’une humanité complexe pouvant faire preuve à la fois de folie et de sagesse sans que cela change vraiment l’attitude de ceux qui font la guerre. Parabole, métaphore ? Que nenni, rien de tout ça. Juste un compte-rendu vu de l’intérieur de ce qu’il advient des êtres humains lorsqu’ils se retrouvent dans de pareilles situations. La préface du deuxième tome, signée D.Randall Blythe (le chanteur du groupe de hard rock Lamb of God), met à jour avec une fausse malice et un vrai sentiment d’indignation ce qui est révélé dans « DMZ », à savoir ce que certains médias ne révèlent plus, travestissant le drame humain en dépêches à sensations. Mais il nous faut pourtant reprendre conscience que la guerre n’est pas une suite d’images sur nos écrans de télévision, ni l’annonce d’une famine subie entre deux programmes, mais bien le ventre de cet homme qui se tord de douleur à cause de l’eau croupie, le ventre de cet autre qui a explosé sous le feu d’un attentat, cet enfant qui n’a plus ni bras ni œil, et celui-ci qui devient fou, celui-là qui se clochardise, et partout le réflexe de se mettre à l’abri, la chance de trouver un lieu où dormir enfin en sécurité. Bien sûr, l’intrigue se déploie selon des rebondissements et une histoire bien ficelée, mais ce qui prime avant tout est cette grande humanité qui transperce chaque planche, chaque case, avec une acuité qui laisse songeur. Wood est aidé en cela par les très bons dessins de Riccardo Burchielli, un jeune artiste italien qui a fait avec « DMZ » ses premiers pas dans le monde du comic book. Premiers pas plus que réussis. Un style très efficace, formidablement bien mis en couleurs par Jeromy Cox. Bravissimo, Riccardo!
La lecture de « DMZ » ne peut laisser indifférent, c’est une lecture prégnante qui fait appel à des ressentis rarement attisés en bande dessinée, une lecture qu’on n’oublie pas de sitôt. Rien que le titre du deuxième tome (« Le Corps d’un Journaliste ») en dit long sur le sens adulte et engagé de cette œuvre. En plus des épisodes de l’histoire régulière, ce deuxième volume nous propose aussi une histoire courte revenant sur le personnage de Zee (dessinée par Kristian Donaldson), ainsi qu’un numéro spécial écrit et dessiné par Brian Wood, intitulé « New York Times ». Ce numéro spécial ne se présente pas sous la forme d’une bande dessinée mais d’un guide illustré dressant un état des lieux de la DMZ, avec ses endroits emblématiques et ses quartiers à éviter, ses restos, ses concerts, ses artistes de rues, ses écrivains et ses galeries, ses témoignages. Car au-delà de sa remarquable histoire, ce que Brian Wood tente de nous dire, c’est que l’art doit continuer d’exister, même en temps de guerre ; surtout en temps de guerre…
Selon la même logique que les autres séries Vertigo, Urban Comics sort les volumes de sa propre intégrale en parallèle avec la suite en albums souples des tomes parus précédemment chez Panini.
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Cecil McKINLEY
« DMZ » T1 (« Sur le terrain ») par Riccardo Burchielli et Brian Wood Éditions Urban Comics (14,00€) – ISBN : 978-2-3657-7031-6
« DMZ » T2 (« Le Corps d’un journaliste ») par Riccardo Burchielli, Kristian Donaldson et Brian Wood Éditions Urban Comics (15,00€) – ISBN : 978-2-3657-7032-3
« DMZ » T10 (« Porté disparu ») par Riccardo Burchielli et Brian Wood Éditions Urban Comics (13,00€) – ISBN : 978-2-3657-7030-9